Le business très lucratif de Conspiracy Watch

Depuis une dizaine d’années, Conspiracy Watch, fondé par le controversé Rudy Reichstadt, se présente comme un rempart contre le « complotisme » et s’attache à épingler les « conspirationnistes » sur son site internet. Mais que cache cette ambition de vouloir ficher toutes sortes de personnalités au motif d’une expertise pseudo-scientifique autoproclamée ? Entre subventions publiques injustifiées et propagande macroniste, Rechecking a mené l’enquête. Amélie Ismaïli, dans cette enquête percutante, dévoile les dessous d’un média qui se veut gardien de la vérité, mais dont les méthodes et les financements soulèvent de sérieuses questions.
Nos amis de Tocsin ont été contactés par Conspiracy Watch pour leur poser des questions sur leur financement et leur ligne éditoriale prétendument « d’extrême-droite ». C’est un vrai progrès de la part de nos complotologues qui jusqu’ici, ne faisaient jamais l’effort d’aller chercher le contradictoire pour composer leurs articles incendiaires. Informée par Clémence Houdiakova (rédactrice en chef de Tocsin) de cette étonnante précaution, nous en avons profité pour envoyer nous-même une série de questions en espérant qu’elles puissent nous aider à comprendre leurs méthodes éditoriales et leurs moyens de financement. Hélas, le journaliste Victor Mottin, contributeur du média anti-complotiste, n’a pas souhaité faire preuve de réciprocité. Si nos questions resteront donc sans réponse, notre enquête démontre que Conspiracy Watch prend souvent quelques arrangements avec la vérité.
Discours pseudo-scientifique, fausse expertise et subventions publiques injustifiées : voilà le business très lucratif de Conspiracy Watch !
— Amélie Ismaïli (@ame_ism) March 13, 2025
Mon enquête dont j’ai parlé sur @Tocsin_Media est à lire ici https://t.co/3iJUIkSS9n pic.twitter.com/TLjxkiH5Np
1. Une influence disproportionnée au prétexte d’une « expertise » pseudo-scientifique
À lire nos médias de grands chemins où il intervient souvent, « l’expertise » de Rudy Reichstadt pour lutter contre le « fléau » du « complotisme » ne ferait aucun doute. Lui-même s’est félicité devant le Sénat que son association bénéficie d’une légitimité « unanimement reconnue pour le sérieux de son action et la solidité de son travail ». Rudy Reichstadt n’a pourtant aucune qualification pour prétendre à cette autorité. Son expérience se limite à un diplôme de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, ainsi qu’une modeste carrière à la Mairie de Paris. D’autant que le thème dont il se dit « expert » n’existe pas en tant que discipline académique et suscite plutôt des réserves parmi les chercheurs. Le politologue Julien Giry, spécialiste des phénomènes de fausses rumeurs en ligne et maître de conférences à l’Université de Tours, estime que les « complotologues » médiatiques comme Rudy Reichstadt ont « confisqué l’expertise avec un discours de catastrophisation fondé sur du prêt-à-penser, sans aucune base empirique, alors que leurs positions sont marginales dans le champ universitaire » (Marianne, 2021). Les chercheurs Coralie Le Caroff et Mathieu Foulot soulignent que « la littérature scientifique concernant le complotisme est assez limitée et ne permet pas d’accéder aux modalités concrètes de production et de réception des discours conspirationnistes », se révélant « rapidement (…) une catégorie fourre-tout » (1). Même du côté des scientifiques partisans de la lutte contre le « complotisme », à l’instar de Sébastien Dieguez et Sylvain Delouvée, on admet qu’on « ne sait pas exactement en quoi il consiste, ce que peut bien être sa “structure monologique” (…). Il n’existe pas à ce jour de “théorie” psychologique définitive et consensuelle du complotiste » (2).
Autrement dit, « l’expertise » dont se réclame Rudy Reichstadt a tous les aspects d’une pseudo-science, c’est-à-dire une doctrine utilisée comme argument d’autorité sans reposer sur aucun critère de scientificité. Chose assez ironique pour quelqu’un qui se dit être un disciple de Karl Popper. D’ailleurs, lorsque Conspiracy Watch s’est exercé à produire un sondage pour la Fondation Jean-Jaurès, sondage qui affirmait que « huit Français sur dix [seraient] complotistes », même la presse n’a pas pu ignorer les énormes biais méthodologiques ayant permis d’arriver à ce résultat délirant. Et pour cause : beaucoup de sondés ne connaissaient même pas la « théorie » sur laquelle on leur a demandé de se prononcer !
Mais l’avantage de s’autoproclamer « expert » d’une discipline qu’on invente, c’est de s’offrir les garanties d’en avoir le monopole. Un monopole qui a permis à Rudy Reichstadt d’être très souvent sollicité au sommet de l’Etat. Comme l’a rapporté le journaliste Laurent Dauré pour Blast, Rudy Reichstadt apparait comme « conseiller » dans pas moins d’une dizaine d’institutions publiques (Service d’information du gouvernement (SIG), le ministère de l’Éducation nationale, le ministère de l’Intérieur, Conseil national du numérique, la Miviludes, la Dilcrah, le Cnam…). Outre sa participation au rapport de la Commission Bronner sur les « Lumières à l’ère numérique » rédigé à la demande du Président Macron, il prodigue également depuis 2020 des formations auprès des agents de l’Unité de contre-discours républicain (UCDR) intégrée au SG-CIPDR (Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, à l’origine de l’appel à projet « Fonds Marianne ») et fait partie des membres de l’Observatoire de la haine en ligne de l’ARCOM. On sait aussi que Conspiracy Watch intervient dans les politiques de régulation directement auprès des plateformes des réseaux sociaux. En 2019, la directrice des affaires publiques de Twitter France (avant le rachat d’Elon Musk) témoignait devant une commission d’enquête à l’Assemblée Nationale que ses équipes travaillaient « avec des associations comme celle de Rudy Reichstadt », leur faisant bénéficier en échange de « publicité à titre gracieux ». Même témoignage de la part du Directeur de Tik Tok France, qui reconnait lors d’une réunion de débat public que Conspiracy Watch les aide à « débusquer les conspirations et supprimer les contenus afférents ». Au vue de la manière très subjective qu’ont nos complotologues pour désigner un « discours conspirationniste », marquée d’un biais politique manifeste (nous le verrons plus loin), on ne peut écarter qu’une telle influence ait pu conduire à la censure d’opinions diffusées en ligne qui n’avaient strictement rien d’illégales.
2. Une perfusion d’argent public pour des motifs parfois inexistant
Mais cette influence, au-delà d’être problématique, semble aussi être un formidable moyen de profiter des largesses de l’État et de ses deniers publics. D’après les données disponibles jusqu’en 2022 sur le site budget.gouv.fr (3), l’Observatoire du conspirationnisme perçoit une diversité de subventions annuelles pour des motifs qui suscitent l’interrogation. 30 000 euros leur sont versés chaque année depuis 2017 par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) pour la production de leur émission sur YouTube « Les Déconspirateurs », dont l’audience dépasse rarement quelques milliers de vues. Le SG-CIPDR participe aussi au financement de Conspiracy Watch à hauteur de 30 000 euros en moyenne dès 2019, subvention qui sera doublée à l’occasion du Fonds Marianne pour s’élever à plus de 60 000 euros versés tous les ans depuis 2021. L’association a également reçu à au moins deux reprises (2019 et 2021) une subvention de 20 000 euros au titre des « politiques d’EAC » (Éducation artistique et culturelle) pilotées par le ministère de la Culture.
Plus étrange encore, Conspiracy Watch a bénéficié de subventions de 15 000 € en 2020, de 30 000 € en 2021 et en 2022 (soit un total de 75 000 €), toutes versées au seul motif d’« accompagner l’organisation d’un concours international de dessin de presse contre le conspirationnisme et le négationnisme ». Problème : si un tel concours semble avoir été organisé en 2020, on n’en retrouve pas la moindre trace les deux années suivantes, alors que la dotation versée ces années-là a été le double du montant initial. D’autant plus que les lauréats de cet unique concours en 2020 ont reçu des prix pour un montant total de 7 000 €, remis discrètement lors d’un événement à huis clos dans le contexte des restrictions sanitaires.
A ces subventions régulières s’ajoutent une panoplie de « prestations » facturées par l’association et d’autres « soutiens » à des projets sur lesquels nous n’aurons aucun détail, pour des montants qui varient entre 400 et 4700 euros. Au total, si on s’appuie sur les dernières données disponibles pour l’année 2022, l’association de Rudy Reichstadt bénéficie d’au moins 130 000 euros chaque année de financement public, dans la plus totale opacité. Une somme légèrement supérieure à ce que Rudy Reichstadt déclarait lors de la commission d’enquête du Sénat sur le Fonds Marianne : devant les rapporteurs, il assurait ainsi que la part de financement public se limitait à 50% du budget général de l’association, budget qu’il évalue à « 230 000 euros environ ». Or 130 000 sur 230 000, c’est un peu plus que la moitié. À moins que le budget général de Conspiracy Watch soit plus important que l’estimation donnée… Il faut dire que ce ne serait pas la première fois que Rudy Reichstadt mente sur les financements qu’il reçoit du contribuable. En 2019, dans une intervention sur Europe 1, un présentateur radio lui demandait sur un ton d’humour s’il « n’était pas payé par le gouvernement pour affirmer que les français adhèrent de plus en plus aux théories complotistes » ; réponse de l’intéressé : « il est pas sûr que ce soit dans l’intérêt du gouvernement d’abord… et ensuite c’est pas le cas ». On imagine pourtant très bien l’intérêt qu’aurait le gouvernement à financer un média qui discrédite ses opposants politiques (comme Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen) en prenant la défense du Président.
Mais surtout, jusqu’en 2022, la page « Soutenez-nous » de Conspiracy Watch présentait faussement ne bénéficier « d’aucune subvention de l’Etat ». Un mensonge grossier démontré par notre confrère Greg Tabibian, qui a contraint la rédaction à modifier cette page pour intégrer un paragraphe qui fait la part belle aux circonvolutions : « si l’association éditrice de Conspiracy Watch bénéficie de co-financements publics sur certaines actions revêtant une dimension d’intérêt général […] elle ne bénéficie pas de co-financement concernant l’essentiel de son fonctionnement courant ou son activité de service de presse en ligne […]. Ces aides financières ne sont en outre sollicitées qu’au cas par cas et sans garantie de régularité dans le temps ». On serait bien curieux de connaître quelles sont précisément ces « actions » pour lesquelles Conspiracy Watch bénéficie de ces aides financières qui sont pour l’essentiel renouvelées chaque année.
Archive de la page de « Soutien » de Conspiracy Watch avant modification.
3. Une impunité surprenante dans le scandale du « Fonds Marianne ».
Le plus étonnant reste qu’en dépit de toutes ces subventions injustifiées au prétexte d’une « expertise » plus que contestable, Conspiracy Watch semble être totalement épargné d’une quelconque remise en cause par les autorités. Le scandale du Fonds Marianne en est probablement l’exemple le plus criant. En effet, ni la presse, ni les rapports menés par la Commission d’enquête du Sénat et l’Inspection générale de l’administration n’ont émis de charges explicites contre l’association de Rudy Reichstadt. Ce que ce dernier répète allègrement dès qu’il s’agit de questionner son rôle dans cette affaire. Pourtant, ce blanc-seing mériterait de soulever quelques doutes. En effet, comme nous l’avions montré dans notre précédente enquête, les principaux contributeurs de Conspiracy Watch (Rudy Reichstadt, Tristan Mendès France et Valérie Igounet) interviennent dans les contenus produits par au moins trois autres bénéficiaires du Fonds Marianne : la LICRA (95 000 € du Fonds Marianne), 2P2L (20 000 €) et SPICEE (70 000 €). En supposant que ces prestations aient été payées avec l’argent perçu par chacune de ces autres associations lauréates, la part du budget issu du Fonds Marianne dont a bénéficié Rudy Reichstadt et ses associés serait donc bien supérieure aux 60 000 € annoncés pour Conspiracy Watch. De plus, d’autres bénéficiaires ont également fait la promotion du média dans leurs propres contenus, à l’instar de Fraternité Générale, Génération Numérique et Bibliothèques Sans Frontières. Enfin, l’Institute for Strategic Dialogue (80 000€ du Fonds Marianne) figurait comme co-financeur du projet « Ripost », porté par Rudy Reichstadt et Tristan Mendès France, un an avant d’avoir été sélectionné dans l’appel à projets du Fonds Marianne. Un partenariat tellement solide que Sacha Morinière, analyste pour ce think tank qui s’avère être un énième représentant du soft power américain, est devenue rédactrice permanente pour la version anglophone de Conspiracy Watch. Ainsi, si l’on additionne les subventions versées à des organismes collaborant de manière avérée avec Rudy Reichstadt, on arrive à un total de 325 000 € de projets financés par le Fonds Marianne. Et ce, alors même que Conspiracy Watch n’a publié aucun contenu original qui traite du thème du radicalisme islamique à l’origine de l’assassinat barbare de Samuel Paty.
Page de présentation du projet « SAPIO » porté par la LICRA, financé par le Fonds Marianne pour 95000€.
Et ce n’est pas tout. Il est très surprenant que Conspiracy Watch n’ait nullement été inquiété par les accusations entourant le Fonds Marianne sur le financement de contenu politique qui critique des opposants à Emmanuel Macron en période électorale, accusation portée spécifiquement par Mediapart contre l’association Reconstruire le commun.
Or pour ce qui concerne Reconstruire le commun, cette accusation se révèlera pour partie mensongère : aucun contenu critiquant des personnalités politiques n’a été publié par cette association pendant la période des élections présidentielles, contrairement aux allégations de Mediapart. Allégations d’autant plus fallacieuses que l’administration du CIPDR lui avait reproché, non pas d’avoir publié des « contenus à l’encontre d’opposants d’Emmanuel Macron », mais au contraire d’avoir diffusé des critiques particulièrement acerbes envers des membres du Gouvernement (qualifié « d’autoritaire », de « parti unique » ou « d’extrême-centre ») notamment une vidéo qui fustige la politique sanitaire d’Emmanuel Macron, ou encore une tirade humoristique dans laquelle Olivier Véran est comparé à « la poupée de Jeff Panacloc [qui n’a pas] de volonté propre ni l’initiative de ses paroles ». Le journal de Edwy Plenel a donc ouvertement menti en prétendant que ces contenus ont « égratigné à peine le chef de l’Etat ».
Mais a contrario, cette accusation aurait été parfaitement justifiée dans le cas de Conspiracy Watch. Le média « anti-complotiste » a publié de nombreux contenus critiquant des adversaires d’Emmanuel Macron tout en prenant la défense du Président pendant la période éléctorale, présidentielle et législative. Dans une vidéo des Déconspirateurs datant du 27 mars 2022 (deux semaines avant le scrutin présidentielle), le complotologue s’insurgeait d’un soi-disant « procès en illégitimité » fait à Emmanuel Macron par plusieurs candidats, phénomène qu’il qualifie « d’inquiétant » car le président serait selon lui « le mieux élu de toute la cinquième république ». Le même jour, un sondage de Conspiracy Watch présentait que les « complotistes » seraient « surreprésentés chez les sympathisants de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon ». Le 3 avril (soit une semaine avant le premier tour des présidentielles), une édition de Conspiracy News présente l’affaire McKinsey comme une « fausse » affaire instrumentalisée par des « complotistes » car le cabinet serait, selon eux, le « coupable idéal […] des ennemis de la démocratie occidentale ». Le 5 avril 2022 encore, à cinq jours du scrutin, Conspiracy Watch publie un article affirmant que les « amis russes » de Jean-Luc Mélenchon se seraient « compromis, à des degrés divers, avec la rhétorique nationaliste et complotiste du Kremlin », faisant soupçonner le candidat de la France Insoumise d’être un sympathisant du régime de Vladimir Poutine. Enfin le 14 juin 2022, entre les deux tours des élections législatives, Conspiracy Watch publie un long article qui associe plusieurs députés du RN et de la NUPES, dont certains sont encore dans la course électorale, à des figures complotistes, antisémites, voire négationnistes. Sous le titre « Législatives 2022 : ces députés auxquels vous avez échappé… et les autres ! », ce pamphlet est une véritable croisade contre les principaux partis de l’opposition au parti présidentiel, sans émettre la moindre critique envers un candidat LREM.
Ces contenus contrastent pourtant fortement avec ceux publiés par Reconstruire le commun à la même période, qui leur a valu d’être la cible de la presse et de l’enquête de la Commission sénatoriale. Le mensonge du journal d’investigation est d’autant moins pardonnable qu’à l’époque de la campagne présidentielle de 2017, Conspiracy Watch avait lancé une lourde charge contre Mediapart pour avoir produit une vidéo « aux relents complotistes » qui « entonnait les sirènes de la démagogie populiste la plus crasse » en critiquant Emmanuel Macron !
Si commme les journalistes l’affirmaient , « utiliser des moyens publics pour influencer le résultat d’un scrutin est, en théorie, rigoureusement interdit »comment expliquer qu’ils aient pu ignorer les contenus davantage problématiques d’une autre association qui les avait rudement attaqués, en ayant eu accès à la liste de l’ensemble des lauréats du Fonds Marianne ? Pourquoi calomnier Reconstruire le commun quand il n’était pas nécessaire de mentir dans le cas de Conspiracy Watch ? Se pourrait-il qu’il y ait eu une « consigne » pour n’enquêter que sur deux bénéficiaires, protégeant Monsieur Reichstadt de toute polémique en lien avec ses services rendus au sommet de l’État ? On se doute qu’une telle question sera aussitôt qualifiée de « complotiste » à défaut d’en obtenir une réponse.
4. Une mission de propagande politique au service d’Emmanuel Macron.
Ces exemples de contenus produits par Conspiracy Watch pendant la campagne électorale sont cependant loin d’être les seuls à refléter un biais partisan manifeste envers Emmanuel Macron. Rudy Reichstadt d’ailleurs, ne s’en cache pas vraiment : il a voté pour lui aux deux dernières présidentielles. Au point qu’on en vient à se demander si la dénonciation de « complotisme » n’aurait pas d’abord pour but de dénigrer les opinions qui s’opposent à la politique du gouvernement. C’est manifestement le seul trait commun aux personnalités dénoncées sur son blog. En dehors des partis du centre Macron-compatible, tout le spectre politique y passe : de Jean-Luc Mélenchon aux leaders du Rassemblement National, des Gilets Jaunes aux souverainistes (Florian Philippot, François Asselineau, ou encore Georges Kuzmanovic), de Usul à Fdesouche en passant par Aude Lancelin… Il n’est pas bien difficile d’en conclure que le « complotisme » réside avant-tout dans la contestation du pouvoir en place.
Ainsi, les personnes qui soupçonnent la corruption au sein de l’exécutif se retrouvent disqualifiées au même titre que les antisémites. Rudy Reichstadt l’assume : il considère qu’il n’y a pas de « bon complotisme » car « les théories du complot qui mettent en accusation les puissants, les multinationales, les services secrets, ect » relèveraient du même « glissement » que les croyances « platistes », « racistes ou antisémites » (Conférence au CNAM). Pourtant, le complotologue se révèle pour le moins indulgent lorsqu’une théorie du complot émana directement du chef de l’État : dans l’affaire Benalla, Emmanuel Macron avait en effet accusé ses opposants d’avoir organisé un « coup monté » contre lui sans la moindre preuve, ce que Rudy Reichstadt estima être une « hypothèse moins absurde que d’autres ». Une indulgence qu’il ne réserve curieusement pas à ses opposants, comme lorsque Jean-Luc Mélenchon qualifiait « d’opération de police politique » la perquisition de son domicile en 2018 ; là, Conspiracy Watch n’hésitait pas à parler d’ « accusations aventureuses nimbées de complotisme ». Je m’étonne aussi personnellement que l’utilisation de la formule « Etat profond » dans certains de mes tweets passés ait pu faire de moi une « figure montante de la complosphère » selon le blog de Rudy Reichstadt, quand la même formule prononcée par le chef de l’Etat ne fasse l’objet d’aucune mention sur Conspiracy Watch…
Ce parti-pris manifeste n’est toutefois pas sans risque. Le fait que le Ministère de l’intérieur se mette à recruter des « responsables complotisme » témoigne de l’influence grandissante de Rudy Reichstadt sur les politiques publiques. De quoi inquiéter que ce qu’il désigne comme une « menace » ne finisse par convaincre de prendre des mesures contre des opinions qui ont pourtant pleinement leur place dans un débat démocratique.
5. Mensonges, contradictions et victimisation
Tous ces éléments sont de nature à contredire la promesse de Conspiracy Watch de travailler dans un « esprit de totale indépendance » qui ferait toujours preuve de « rigueur, délicatesse et sens de la nuance ». Pour la « rigueur » scientifique, on repassera, tant Rudy Reichstadt peine à définir le « conspirationnisme » sans se noyer dans ses propres contradictions. Lorsque, dans un séminaire de la Règle du Jeu en 2012, on lui demande ce qui distingue un discours « conspirationniste » d’une saine « vigilance citoyenne », le complotologue répondait que c’est une « question de méthode » qui consiste à « toujours se poser la question de la vraisemblance de ce qu’on nous propose ». Or quelques années plus tard sur France Inter, il dit tout l’inverse : « il n’y a pas de lien entre la vérité et le fait qu’une information soit convaincante » expliquait-il pour interpréter le « succès » du « complotisme » .
Le principe de vérité ne semble toutefois pas davantage guider la ligne éditoriale de Conspiracy Watch. En mars 2020, le média avait fait grand bruit en publiant un autre de leur sondage qui alléguait qu’un quart des Français « pensent (à tort) que le Covid-19 est provoqué par un virus fabriqué en laboratoire, soit intentionnellement, soit accidentellement », les deux thèses (intentionnelle ou accidentelle) étant alors indifféremment qualifiées sur le site de « théorie du complot » infondée. Tous les fact-checkers, notamment Julien Pain, avaient relayé cette statistique sur ce qui était alors présenté comme une « fausse information ». Evidemment, il était aussi question de montrer que ce sont les partisans des « extrêmes » (RN et LFI) qui seraient les plus sensibles à cette thèse – ou plutôt « cette croyance complotiste » comme le prétendait Conspiracy Watch. Mais voilà qu’au bout d’un certains temps, cette hypothèse est finalement prise au sérieux par la communauté scientifique, y compris l’OMS. Loin de s’excuser d’avoir jeté le discrédit sur une opinion tout à fait recevable, Rudy Reichstadt plonge de nouveau dans le mensonge avec une bonne dose de mauvaise foi : « l’idée que le Covid-19 aurait été le fruit d’expériences de gains de fonction menées en laboratoire sur un coronavirus naturel et s’en serait échappé accidentellement ne me paraît ni complotiste ni absurde » déclara-t-il en 2021, en contradiction complète avec le sondage auquel il avait participé 1 an plus tôt.
Reste qu’en disant tout et son contraire sur ce qui conviendrait de ranger derrière le mot « complotisme », Rudy Reichstadt échoue à démontrer une quelconque « autorité » qui justifierait son influence au sein de l’État, pas plus que n’est justifié tous ces financements publics en pleine crise budgétaire. Contre ceux qui s’indignent de son entreprise de fichage politique fondée sur un parti-pris évident et une scientificité absente, le fondateur de Conspiracy Watch ne semble avoir d’autre réponse qu’un discours de victimisation. Il en d’ailleurs consacré un livre (4) et se plaint du « harcèlement » qu’il dit subir à chaque fois qu’il lui ait donné l’occasion de parler dans les médias, c’est à dire très souvent. La moindre critique fondée sur des faits lui provoque une réaction outrée comme si elle participait d’une menace de mort. Il reprocha même à Check-news d’avoir osé respecter la Charte de Munich (chose assez rare pour être soulignée) en corroborant certains éléments qui suscitent l’interrogation sur son rôle dans l’affaire du Fonds Marianne. En s’abstenant de répondre à la question de savoir s’il en aurait « indument bénéficié », les fact-checkers de Libération se voient reprocher d’avoir donné raison à « des gens qui rêvent littéralement de danser sur [sa] tombe », rien de moins.
Finalement, on serait tenté de croire que le statut de victime « d’un lynchage ignoble » figure un joker bien pratique quand on préfère éviter de répondre aux questions qui dérangent.
Notes:
(1) C. Le Caroff, M. Foulot, « L’adhésion au « complotisme » saisie à partir du commentaire sur Facebook », Question de communication, 35, 2019. -> https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.19405
(2) Sébastien Dieguez, Sylvain Delouvée, Le complotisme. Cognition, culture société, Bruxelles, Mardaga, 2021, pages 184 et 244.
(3) Les données sont issues des dossiers « Jaunes Budgétaire » / « Effort financier de l’Etat en faveur des associations » (exercice 2020, 2021, 2022 et 2023)
(4) Rudy Reichstadt, Au coeur du complot, Grasset, 2023.
*Mise à jour au 13.03.2025 : modification du texte de la 3ème section (contenus de Reconstruire le commun / contenus de Conspiracy Watch), modifications de la mise en page, ajout de caractères gras, ajouts et modifications d’image (+légende), correction stylistique.
- Source : Rechecking