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Samedi, 28 Déc. 2024

Pourquoi l’Allemagne continue-t-elle à s’autodétruire ?

Auteur : Conor Gallagher | Editeur : Walt | Vendredi, 29 Déc. 2023 - 18h19

Le Parti de gauche allemand a dissous sa faction au Bundestag le 6 décembre. En octobre, Sahra Wagenknecht, éminente politicienne et ancienne coprésidente parlementaire du parti, a annoncé qu’elle fondait un nouveau parti axé sur les sujets relatifs à la classe ouvrière, la réparation des liens avec la Russie et l’examen de la congruence des intérêts allemands avec ceux de Washington.

Le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) partage les vues de Mme Wagenknecht sur ces sujets, tout en présentant de fortes tendances ethnonationalistes et eurosceptiques. L’AfD a récemment obtenu de bons résultats lors d’élections locales et conserve sa deuxième place dans les sondages nationaux, dépassant régulièrement les 20%.

L’effondrement du Parti de gauche, considéré comme un descendant direct du Parti de l’unité socialiste qui a gouverné l’Allemagne de l’Est jusqu’à la réunification, et la montée de l’AfD sont les signes politiques d’un bouleversement qui se produit en Allemagne en raison de la volonté des élites du pays d’imposer le déclin économique à la grande majorité de ses citoyens.

Outre les Ukrainiens, les Allemands sont parmi les plus grands perdants de la guerre en cours contre la Russie. Alors que le soutien au projet Ukraine s’évapore lentement, les dommages causés à l’économie allemande ne s’arrêteront pas avec l’effort de guerre. L’inflation continue d’être problématique, les perspectives énergétiques restent désastreuses, l’économie stagne, les exportations vers la Chine diminuent et les atlantistes exercent une pression constante pour imposer une nouvelle réduction, le niveau de vie baisse, la paralysie politique règne sur la plupart des sujets, à l’exception des coupes sociales et de l’augmentation des dépenses militaires, et l’inégalité des richesses s’accroît.

Le gouvernement allemand s’efforce de trouver un budget qui permette de faire face à tant de crises coûteuses en même temps. Une décision récente de la plus haute juridiction du pays a déclaré que le plan budgétaire pour 2024 enfreignait les règles inscrites dans la constitution en tentant de réaffecter 60 milliards d’euros provenant d’un fonds d’urgence COVID-19 afin de combler les trous budgétaires. La décision limite également la capacité du gouvernement à puiser dans les fonds spéciaux mis en place pour contourner l’interdiction des dépenses déficitaires. L’Allemagne n’a tout simplement pas l’argent nécessaire pour financer l’augmentation des dépenses militaires, le soutien à l’industrie, mise à mal par la perte de l’énergie russe bon marché, et les programmes sociaux du pays. Malgré la promesse contraire du chancelier Olaf Scholz, une austérité sévère s’annonce pour le peuple allemand.

L’objectif de cet article n’est pas de revenir sur toutes les façons dont la nouvelle guerre froide cause des dommages considérables à l’Allemagne. Il s’agit plutôt d’essayer de comprendre pourquoi. Il est communément admis que l’Allemagne, en tant que vassale des États-Unis, a dû être contrainte ou poussée à soutenir le projet Ukraine contre ses propres intérêts, mais est-ce vraiment le cas ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi les décideurs allemands ont-ils adopté une telle ligne de conduite ? Pourquoi l’Allemagne, qui a déjà tant perdu avec le projet Ukraine, poursuit-elle sur cette voie ruineuse ? Et pourquoi s’est-elle attachée à des États-Unis dont la puissance relative est en déclin ? Voici quelques pistes.

L’une des raisons possibles est le facteur militaire et les agences de renseignement américaines. Comme l’a récemment souligné divadab, un de nos lecteurs :

«Commencez par une armée d’occupation, 50 000 soldats américains toujours présents, je crois, près de 80 ans après la défaite de l’Allemagne nazie. Ajoutez une élite compradore, redevable aux États-Unis, à ses médias et à ses services secrets tentaculaires, et vous obtenez des faibles comme Scholtz, totalement dépourvu de volonté, insulté en public par l’empereur Joe, et agissant directement contre les intérêts de ses compatriotes. Il est difficile de croire que cette nation vaincue et sans force était autrefois la terreur du monde, et que seules les forces des États-Unis et de leurs vassaux impériaux, ainsi que de l’URSS, pouvaient la vaincre».

Sur le front du renseignement, JohnnyJames, un autre lecteur, ajoute :

«… des documents publiés par Wikileaks ont montré que la NSA avait mis Angela Merkel sur écoute pendant de nombreuses années. Le BND [Service fédéral de renseignement allemand] en avait connaissance, mais n’en a pas informé la chancelière. Le BND a été en grande partie créé par la CIA. Les médias en ont même parlé».

Il ne fait aucun doute que les États-Unis utilisent certaines tactiques pour garder leurs «alliés» dans le droit chemin, telles que la corruption et la coercition. Le lecteur CatBurglar commente :

«Des «sacs et des sacs d’argent» ont été avancés comme l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis peuvent contrôler les hommes politiques allemands. Il ne serait pas surprenant que la surveillance américaine ait découvert des moyens de faire chanter les hommes politiques – c’est leur travail !»

Pour ne citer qu’un exemple, il serait irresponsable de ne pas spéculer sur la compromission de Scholz en raison de son implication passée dans l’affaire Cum Ex qui est constamment évoquée et dont la menace pourrait théoriquement être utilisée pour influencer ses décisions sur d’autres sujets.

La corruption et la coercition font sans aucun doute partie de la boîte à outils des États-Unis pour maintenir l’ordre, de la même manière que les réseaux du crime organisé étendent leur portée, mais cet alignement global pourrait-il être le résultat de quelque chose de beaucoup plus insidieux ? Si, à première vue, cela ressemble à de la soumission ou à du chantage, ne serait-ce pas plutôt que l’élite allemande s’identifie tout simplement davantage à ses homologues américains qu’à la classe ouvrière de son propre pays ?

Si des décennies de formation au capitalisme transnational à la manière du WEF ont finalement porté leurs fruits, il est probable que l’élite allemande ait perçu la récompense pécuniaire potentielle qu’elle pouvait obtenir en aidant à intégrer la Russie dans l’économie mondiale néolibéralisée et financiarisée dirigée par les États-Unis.

S’ils avaient reconnu les risques d’échec du plan, ils auraient probablement réalisé que le gros de la douleur économique retomberait sur la classe ouvrière allemande (et européenne), et est-ce que quelqu’un croit vraiment que des gens comme Scholz, Macron et d’autres figures de proue européennes se soucient le moins du monde de la classe ouvrière de leur pays ?

La ministre allemande des affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui dit souvent à haute voix les non-dits, l’a exprimé l’année dernière dans un résumé parfait de l’état d’esprit des «dirigeants» :

 

Les politiciens comme Baerbock n’ont pas besoin d’être persuadés d’agir contre les intérêts de la majorité des citoyens des pays qu’ils sont censés représenter.

Le rapport du général à la retraite H. Kujat et du professeur émérite H. Funke sur la façon dont la chance a été perdue pour un règlement de paix en Ukraine a montré que l’Allemagne était impliquée dans les efforts visant à torpiller les premiers efforts de paix dans le cadre de l’opération Ukraine – et non un participant hésitant qui avait besoin d’être cajolé comme le chancelier Olaf Scholz a souvent prétendu l’être. Il ne s’agit pas seulement de la Russie, mais aussi de plus en plus de la Chine, de l’Iran, de l’Azerbaïdjan et d’autres pays – en gros, dans tous les endroits que les États-Unis visent, les Allemands sont désormais à leurs côtés. Scholz a déclaré que l’Allemagne jouerait un rôle plus actif dans le monde entier aux côtés de Washington, tout comme la ministre des affaires étrangères, Baerbock, qui prône une politique étrangère «féministe» utilisant les droits de l’homme comme justification à plus d’agressions.

Malgré tous les risques énormes que cela représentait pour la nation allemande dans son ensemble, l’élite allemande a apparemment voulu la guerre. Il est fort possible que, pour eux, les bénéfices potentiels l’aient emporté sur les risques négligeables qu’ils encouraient.

Un bref examen des clivages de classe et des sondages en Allemagne et dans l’ensemble de l’Europe montre que les répercussions de la guerre n’ont pas atteint l’élite, du moins jusqu’à présent. Tout d’abord, un bref résumé de l’extrême inégalité des richesses en Allemagne :

«Malgré de nombreuses années de gouvernement social-démocrate et un État-providence étendu, l’inégalité des richesses en Allemagne est très élevée. Selon l’enquête SOEP, 39% de la population allemande dispose d’un patrimoine financier net nul (ou quasi nul) et près de 90% de la population dispose d’un patrimoine financier net négligeable (reflété par le fait que le revenu mensuel tiré de la propriété est inférieur à 100 euros par personne). L’inégalité de la richesse en Allemagne (selon la mesure utilisée) est donc égale, voire supérieure, à l’inégalité de la richesse aux États-Unis, qui est très élevée. Le sentiment que de nombreuses grandes fortunes sont cachées ou bénéficient d’abris fiscaux grâce aux différents régimes européens et à la concurrence fiscale entre les pays de l’UE, ajoute au sentiment d’injustice».

L’histoire est la même dans toute l’UE, les politiques d’austérité des années 2010 ayant joué un rôle majeur dans le creusement de l’écart. Et la guerre en Ukraine n’a fait qu’accélérer ce processus. Depuis le début de la guerre, les salaires minimums réels ont diminué dans la quasi-totalité des 21 pays de l’UE qui disposent d’un salaire minimum, et les salaires réels ont chuté à une vitesse record en Allemagne l’année dernière. Il n’existe aucun plan pour remédier à cette situation.

Les sondages les plus récents de la Commission européenne, qui ventilent aisément les résultats en fonction des classes sociales, révèlent une divergence totale entre l’élite européenne et la classe ouvrière sur les questions économiques et les retombées de la guerre contre la Russie.

Les sondages européens révèlent des divergences majeures sur les questions liées au travail. Ainsi, 52% de la classe ouvrière considèrent que des conditions de travail équitables sont le facteur le plus important pour le développement social et économique de l’UE. Seuls 30% des membres de la classe supérieure partagent ce point de vue. Par ailleurs, 66% des travailleurs de l’UE estiment que leur qualité de vie se dégrade ; seuls 38% des membres de la classe supérieure partagent ce point de vue.

Sur la question de savoir si la guerre en Ukraine a de graves conséquences financières pour vous personnellement, 47% des Allemands disent oui, 52 disent non et le reste ne sait pas. 61% des Européens dans leur ensemble disent oui.

La division de l’UE en fonction des classes sociales reste claire. 71% des membres de la classe ouvrière estiment que la guerre leur fait du tort sur le plan financier. Seuls 40% des membres de la classe supérieure partagent ce point de vue. 71% des personnes en difficulté financière déclarent que leur situation s’est détériorée au cours de l’année écoulée. 26% des personnes aisées partagent ce point de vue.

Plus généralement, la classe ouvrière se méfie davantage des institutions non démocratiques qui sont au cœur des efforts de guerre :

  • Seulement 35% de la classe ouvrière fait confiance à la Commission européenne, ce qui est le cas de 68% de la classe supérieure.
  • 33% de la classe ouvrière fait confiance à la Banque centrale européenne ; 67% de la classe supérieure.
  • Les personnes qui ont souvent du mal à payer leurs factures sont plus nombreuses à avoir une opinion négative de l’UE qu’une opinion positive. La situation est complètement inversée pour ceux qui n’ont pas à se préoccuper de leurs factures.
  • Un pourcentage beaucoup plus élevé de la classe supérieure souhaite que davantage de décisions soient prises au niveau de l’UE.
  • La classe ouvrière est beaucoup plus pessimiste quant à l’avenir de l’UE.
  • 58% de ceux qui ont des difficultés financières se méfient de l’OTAN. Seuls 15% des membres de la «classe supérieure» ont les mêmes craintes.
  • Lorsqu’il s’agit pour l’UE de dépenser plus d’argent pour la défense, une fois de plus, plus on monte dans la hiérarchie des classes, plus le soutien est important.

Pour l’instant, la Commission européenne semble assez satisfaite du niveau de désenchantement provenant des échelons inférieurs de la société. Le premier paragraphe de sa conclusion sur les résultats de ces sondages :

«Les résultats de l’Eurobaromètre standard 99 réalisé en mai-juin 2023 montrent que les Européens restent satisfaits de la réponse de l’UE et de leur gouvernement national à l’invasion russe de l’Ukraine. Il y a eu peu de changement depuis janvier-février 2023 : les niveaux de satisfaction sont restés relativement stables depuis juin-juillet 2022».

Si c’est à cela que ressemble le terme «satisfait», il est tout à fait clair que la commission de Mme von Der Leyen se fiche éperdument de la classe ouvrière européenne. Pourtant, la commission note que «les personnes interrogées qui ont des difficultés à payer leurs factures au moins une partie du temps et celles qui considèrent qu’elles appartiennent à une classe sociale inférieure sont moins satisfaites des réponses de l’UE et des pays à la guerre et sont plus susceptibles de signaler de graves conséquences financières personnelles à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Ils sont également moins favorables aux mesures proposées en matière de coopération et de dépenses dans le domaine de la défense, ainsi qu’aux orientations de la politique énergétique présentées dans l’enquête».

Que doit donc faire la Commission ? Elle pourrait admettre que la guerre a été et reste un désastre. Elle pourrait essayer d’améliorer le niveau de vie d’un plus grand nombre de citoyens afin qu’ils soient plus enclins à soutenir l’UE, l’OTAN, la militarisation, etc. Elle pourrait aussi essayer d’assumer plus de pouvoirs et de devenir plus autoritaire.

Les questions posées par la Commission donnent une idée de la direction qu’elle préfère :

  • L’UE a-t-elle suffisamment de pouvoir et d’outils pour défendre les intérêts économiques de l’Europe ?
  • L’UE doit-elle renforcer sa capacité à produire des équipements militaires ?
  • Êtes-vous d’accord pour interdire aux médias d’État tels que Sputnik et Russia Today d’émettre dans l’UE ?

*

Ainsi, alors que le poids de la guerre pèse le plus lourdement sur la classe ouvrière, qu’en est-il des motivations des élites allemandes et européennes ? Quelle est l’idéologie qui motive le soutien à la guerre ? Le Colonel Smithers résume :

«Je pense que la classe dirigeante de l’establishment européen a ses propres raisons d’adopter cette position/politique envers la Russie (et d’autres comme la Chine et l’Iran). Voir Uschi von der Leyen. Cette élite déracinée a sa propre volonté et n’a pas besoin de la direction/instruction de l’Oncle Sam. Par expérience, la financiarisation des cinquante dernières années a contribué à faciliter le positionnement atlantiste et, en raison de la prédominance des entreprises américaines dans la gestion de la richesse de cette élite, a jeté un pont entre l’Atlantique et donné l’impression que les États-Unis obéissaient aux ordres.

Cela dit, et c’est là que vos questions et d’autres similaires peuvent surgir, il est très gratifiant professionnellement, politiquement et financièrement de faire ou d’être vu par les États-Unis comme faisant ce qu’ils veulent. J’ai observé les Britanniques et les 27 pays de l’UE. Les politiciens et les fonctionnaires construisent leur pécule de retraite en favorisant les entreprises américaines au sein du gouvernement et en les rejoignant dès que possible. Ils étaient déjà corrompus, mais l’argent de l’Oncle Sam a stimulé ce processus. Les entreprises et les groupes de réflexion américains paient très bien. Avec des entreprises et des groupes de réflexion américains, c’est comme sortir avec une star hollywoodienne glamour, pas simplement bobonne à ses côtés».

Pour ajouter à cela, d’après mon expérience, des preuves anecdotiques montrent que les Européens de l’establishment considèrent les États-Unis comme plus «dynamiques» et souhaitent que leurs lieux de travail fonctionnent davantage comme ceux des États-Unis. Qu’entendent-ils par dynamique ? En fin de compte, cela signifie moins de protection des travailleurs en échange de salaires potentiellement plus élevés pour les travailleurs hautement qualifiés comme eux. Beaucoup connaissent bien les États-Unis pour y avoir étudié pendant au moins un semestre et considèrent que les États-Unis offrent beaucoup plus d’opportunités d’emploi bien rémunérés, car il est plus facile aux États-Unis de se débarrasser de l’ancien et d’introduire du nouveau. Les salaires sont également plus élevés aux États-Unis – pas seulement pour les PDG, mais les emplois «qualifiés» et bien rémunérés ont tendance à être plus élevés qu’en Europe, où les conventions collectives entre syndicats et employeurs sont souvent utilisées pour fixer les salaires.

Les membres de l’establishment allemands et européens veulent gagner plus d’argent comme leurs homologues américaines, et elles sont mécontentes des modestes freins que les syndicats mettent au pouvoir des entreprises en Europe car cela apporte plus de stabilité pour l’ensemble mais moins d’avantages pour elles individuellement.

En substance, c’est un état d’esprit similaire qui conduit à un soutien plus important de la part des élites européennes et de la classe professionnelle dans la guerre contre la Russie ; il y avait des bénéfices potentiels pour eux-mêmes alors que la majorité des risques pèsent le plus lourdement sur la classe ouvrière.

Selon MD, un lecteur de Berlin, l’une des principales raisons derrière le soutien des élites allemandes aux efforts de changement de régime à Moscou sont les bénéfices potentiels au cas où la Russie implosait sous le poids des sanctions et des dépenses de guerre :

«Devons-nous nous inquiéter de la perte de gaz bon marché ? Non, nous allons «ruiner la Russie» (Baerbock), et cela ne prendra que quelques mois. Et puis nous recevrons une grande part du pillage. Et nos gouvernements clients sortant des ruines de la Russie restaureront notre gaz bon marché.

Personne n’a besoin de tirer sur une chaîne. L’évaluation des perspectives de succès a peut-être été erronée, mais la décision prise sur cette base était rationnelle».

L’Allemagne aurait également pu se sentir obligée d’agir, pour ainsi dire, dans la mesure où son modèle économique chancelait après des années de mauvaise gestion. Selon Yanis Varoufakis :

«La situation s’est inversée face à l’Allemagne parce que son modèle économique reposait sur des salaires réduits, du gaz russe bon marché et l’excellence dans l’ingénierie mécanique de moyenne technologie – en particulier dans la fabrication de voitures équipées de moteurs à combustion interne. Les Allemands acceptent maintenant peu à peu la disparition de leur modèle économique et commencent à voir clair dans le grand mensonge aux multiples facettes que leurs élites répétaient depuis trois décennies : les excédents budgétaires n’étaient pas une mesure de prudence, mais plutôt un échec monumental, au cours de ces longues années, dû aux taux d’intérêt ultra-bas, pour investir dans l’énergie propre, les infrastructures critiques et les deux technologies cruciales du futur : les batteries et l’intelligence artificielle. La dépendance de l’Allemagne à l’égard du gaz russe et de la demande chinoise n’a jamais été viable à long terme ; et ce ne sont pas de simples bugs qui peuvent être corrigés».

Pour l’essentiel, l’élite allemande s’est appuyée pendant trop longtemps sur la baisse des salaires et a pris du retard dans la course à l’innovation. Comme le souligne Irrational :

«… après la réunification, les salaires réels ont stagné et, sous les gouvernements dirigés par Gerhard Schröder à la fin des années 90 et au début des années 2000, ils ont diminué, comme le montre ce graphique. Mais l’ampleur est bien sûr bien plus grande aujourd’hui – une perte de 4% en termes réels l’année dernière. S’ils essayaient d’éviter le déclin économique de manière préventive, eh bien, s’emparer des ressources russes et ukrainiennes aurait plus de sens».

La Maison gagne-t-elle toujours ?

Il suffit de revenir sur les sondages européens cités ci-dessus pour montrer que les classes aisées ne s’inquiètent pas vraiment de l’inflation et des autres inconvénients économiques que leur occasionne la guerre avec la Russie. Et si l’industrie était délocalisée vers des régions «à bas coûts» des Balkans ou des États-Unis ? Alors qu’en est-il de payer des factures d’énergie plus élevées ? C’est un point positif pour la bourgeoisie Verte qui dirige le navire en Allemagne, car elle met en œuvre bon nombre de ses politiques environnementales malgré les dommages causés à la classe ouvrière.

Il existe également des preuves que l’élite allemande utilise la crise pour promouvoir l’idéologie néolibérale de droite et renforcer son emprise sur l’économie allemande. Michael Hudson résume :

«L’économie doit être thatchérisée – tout cela en surfant sur les sanctions américaines anti-russes et en prétendant que cela crée une crise nécessitant le démantèlement des infrastructures publiques, leur privatisation et leur financiarisation».

Ainsi va. Cela se reflète dans les plans budgétaires allemands actuellement en désordre pour 2024, qui imposent une profonde austérité partout, sauf dans le domaine militaire. Cela est évident dans la croissance du secteur allemand du capital-investissement et du capital-risque, dont la taille a triplé entre 2012 et 2021, et cette tendance s’accélère. Selon Reuters, les cabinets d’avocats internationaux et américains continuent d’investir en Allemagne, avec des fusions et acquisitions internationales, des financements et des recrutements de capitaux privés qui stimulent la croissance du marché juridique dans le pays :

«Reed Smith est le dernier à ajouter à son bureau de Munich, en s’associant à deux associés de son rival américain McDermott Will et Emery, dont le leader allemand du groupe de capital-investissement, Nikolaus von Jacobs, a annoncé la société la semaine dernière.

D’autres cabinets d’avocats américains se sont également développés à Munich, notamment Morgan, Lewis & Bockius, qui y a ouvert son deuxième bureau en Allemagne, en mars, avec un groupe de 19 avocats issus de son rival Shearman & Sterling, dont son chef pays et responsable des fusions et acquisitions, Florian Harder.

Kirkland & Ellis, McDermott, Dechert, DLA Piper, Allen & Overy, Ashurst et Dentons ont tous ajouté des partenaires transactionnels dans la capitale bavaroise cette année. Goodwin Procter, qui a ouvert un bureau à Munich l’année dernière, a qualifié la ville de «plaque tournante du capital-investissement»».

Et selon Deutsche Welle :

«Une étude publiée en mai par le collectif de recherche financière Finanzwende a révélé que les sociétés de capital-investissement ont acheté 174 cabinets médicaux allemands en 2022, contre 140 en 2021 et seulement deux en 2010. Et, selon une étude de la chaîne publique NDR, ces sociétés possèdent désormais des centaines de cabinets dans toute l’Allemagne, à tel point que les chaînes individuelles ont un monopole dans certaines régions et villes».

La financiarisation de l’Allemagne se manifeste également dans la façon dont le peuple allemand est pressé et de plus en plus en colère. Selon Reuters :

«Environ 80% ont déclaré qu’ils considéraient la situation économique en Allemagne comme injuste, soit une hausse de 32 points de pourcentage par rapport à 2021, et 60% des Allemands ont déclaré percevoir la société comme divisée – principalement entre riches et pauvres – en hausse de 20 points de pourcentage par rapport à mai 2022, selon l’organisme de recherche More in Common. (…)

Les ménages à revenus faibles et moyens ont généralement été plus durement touchés par l’inflation, a déclaré à Reuters Florian Dorn, chercheur à l’Ifo. Les travailleurs allemands, la plus grande économie d’Europe, ont perdu environ 4,1% de leur pouvoir d’achat en 2022, selon une étude de l’institut WSI publiée en juillet.

Même si la hausse des prix des importations d’énergie a initialement entraîné l’inflation en Europe et en Allemagne, les entreprises ont également augmenté leurs prix au-delà de l’inflation de leurs coûts, a montré l’analyse du WSI. L’inflation des bénéfices des entreprises a augmenté de 7% en 2022, contre une hausse des coûts de main-d’œuvre de seulement 3,3%».

Le niveau de vie devrait continuer à baisser en raison de la perte des programmes sociaux au profit de l’aide à l’industrie et/ou des dépenses militaires. Le ministre de l’Économie Habeck a déclaré qu’il souhaitait un prix de l’électricité subventionné pour l’industrie de 6 centimes d’euro par kilowattheure. Les Allemands paient actuellement environ 40 centimes d’euro pour leur approvisionnement en électricité au détail. Aux États-Unis ou en France, les industries bénéficient de prix aussi bas que 4 centimes d’euro.

Le problème est que le projet de Habeck se heurte à l’opposition des membres de son propre parti Vert, qui ne veulent pas subventionner l’industrie lourde qui utilise le gaz et le pétrole, et les faucons du déficit ne veulent pas dépenser d’argent. Les prix plus élevés de l’énergie pèsent actuellement plus lourdement sur les petites entreprises qui ne peuvent pas absorber le coût. Selon Deutsche Welle :

«Le vice-président du puissant syndicat des métallurgistes IG Metall, Jürgen Kerner, a ajouté que les entreprises familiales de taille moyenne n’ont actuellement «aucune perspective de poursuivre leurs activités». Il y a une grande incertitude, a-t-il déclaré, alors que «les fonderies d’aluminium cessent leur production et que les fonderies et les forges perdent des commandes». Les succursales locales d’IG Metall signalent de plus en plus la présence de gestionnaires de faillite dans les entreprises, planifiant «des licenciements, des faillites et des fermetures d’entreprises»».

Le fait est que l’Allemagne n’a tout simplement pas assez d’argent pour augmenter ses dépenses militaires et subventionner les coûts énergétiques de l’industrie. En conséquence, le pays ressemble davantage aux États-Unis : plus de financiarisation, plus d’externalisation et plus de dépenses militaires.

En matière de politique étrangère, le maladroit Scholz, l’ancien ministre des Affaires étrangères, athlète de trampoline, et le ministre de l’Économie, auteur de livres pour enfants, qui dirige le spectacle, ont proposé à toute l’Allemagne de mener la charge en cours contre la Russie en Europe pendant que Washington se concentre sur la Chine. Dans le même temps, l’Allemagne doit réduire ses liens économiques restants avec la Chine et augmenter ses dépenses militaires contre la Russie. Tel un joueur après une série de défaites, l’élite allemande ne veut pas s’en aller maintenant. Selon German Foreign Policy :

«Le gouvernement allemand cherche à adapter et à moderniser l’armée allemande en vue d’une éventuelle guerre contre la Russie, selon les nouvelles orientations de la politique de défense présentées la semaine dernière par le ministre allemand de la Défense Boris Pistorius. Berlin reste déterminé à accroître sa force militaire et déclare que la «dissuasion» envers Moscou est la tâche principale de la Bundeswehr. Dans les lignes directrices, il n’y a aucune mention d’éventuelles solutions négociées et de désescalade. Ignorant la guerre d’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999, les auteurs affirment que la Russie a ramené la guerre en Europe début 2022. L’Allemagne doit donc être «prête au combat» le plus rapidement possible. Les deux points centraux du document – l’expansion des capacités militaires nationales et l’orientation de la Bundeswehr vers la guerre contre la Russie – ne représentent pas une «Zeitenwende» dans la politique militaire allemande. Ces mesures ont été continuellement promues par les gouvernements allemands pendant des années, au cours de plusieurs législatures. Sur la base d’une nouvelle puissance militaire, Berlin cherche à jouer un rôle militaire de premier plan en Europe et à devenir une «puissance créatrice» au sein de l’OTAN.

Sous un certain angle, on peut voir la justification du maintien de la nouvelle guerre froide contre la Russie. Sinon, les gens vont commencer à se poser beaucoup plus de questions sur ce que Berlin retire de ses relations avec les États-Unis, sur la raison pour laquelle Scholz et compagnie ont tant manqué à leur devoir, sur ce qui s’est exactement passé avec les Nord Streams, pourquoi leur niveau de vie a chuté, qu’en est-il des fortunes divergentes de l’Allemagne et de la Russie (comme l’écrit Gilbert Doctorow, «la Russie passe au chauffage au gaz dans les campagnes – l’Europe se tourne vers les cheminées à bois dans les villes»).

Si des élections avaient lieu aujourd’hui en Allemagne, elles seraient dominées par la CDU de centre-droit et l’AfD :

 

Lecteurs, corrigez-moi si je me trompe, mais un gouvernement CDU ne serait-il pas en grande partie la continuation de la politique actuelle.

Il reste à voir combien de temps encore l’élite allemande pourra échapper aux effets de la colère croissante et généralisée des citoyens et des nationalistes qui veulent donner la priorité à l’Allemagne, mais leur conception de l’Allemagne exclut souvent les quelque 19 millions d’habitants qui ont immigré vers le pays depuis 1950 ou sont des enfants d’immigrés. L’AfD se méfie particulièrement des musulmans, qui représentent désormais près de 7% de la population allemande.

Un autre facteur qui contribue à aggraver la situation difficile de l’Allemagne est tout simplement l’inertie, comme Aurélien l’a décrit dans un récent commentaire ici :

«… Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne était naturellement un peu impopulaire auprès de ses voisins immédiats. La génération Adenauer a reconnu que le seul moyen de revenir à la respectabilité internationale était d’adhérer à des institutions multilatérales et, dans les faits, de céder une grande partie de sa souveraineté à d’autres, de telle sorte qu’elle ne soit pas considérée comme une menace. L’Allemagne était donc membre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier depuis 1951, et de la CEE dès le début en 1958. La remilitarisation allemande, acceptée à contrecœur par les autres États européens, s’est en fait avérée être une meilleure solution que l’idée originale d’un système occidental qui soit une alliance militaire permanente contre l’Allemagne. Quand toutes les troupes allemandes étaient placées sous le contrôle de l’OTAN, et la Bundeswehr n’était pas autorisée à disposer de son propre quartier général opérationnel et ne pouvait donc pas mener de missions nationales. Ceci, ajouté à la relation de subordination avec la France dans le cadre du traité de l’Élysée de 1962, constituait une sorte de masochisme volontaire, qui a contribué à détourner les craintes bien réelles d’un revanchisme allemand. (Ces craintes expliquent en grande partie pourquoi les États européens étaient désireux de continuer à rejoindre l’OTAN après la fin de la guerre froide). Cet asservissement a donné naissance à plusieurs générations de diplomates et d’officiers militaires allemands (et j’en ai rencontré beaucoup) dont le plus grand souci était d’être perçus comme de «bons Européens» et de «bons membres de l’OTAN». Même s’ils ne sont pas d’accord avec les États-Unis sur tout, un gouvernement allemand qui suit l’exemple américain ne peut jamais être critiqué.

Bien sûr, cela a bien changé depuis, avec le changement de l’équilibre de la relation franco-allemande et la transformation complète de la scène sécuritaire européenne. On a notamment observé que, rebondissant après des décennies de bonne conduite, les Allemands n’ont pas les réflexes diplomatiques dont ils ont réellement besoin, et risquent de se retrouver dans un incroyable pétrin. Le problème existentiel de ce qu’est l’Allemagne, jamais résolu dans son histoire, signifie que pour beaucoup de personnes en position d’autorité, la solution la meilleure et la plus simple est de suivre les États-Unis, car cela a bien fonctionné dans le passé».

Mais si cette habitude de suivre les États-Unis finit par être bouleversée, cela pourrait survenir rapidement et entraîner des conséquences imprévues. Pendant combien de temps l’Allemagne (et l’Europe) continueront-elles à devenir plus autoritaires dans le but de préserver cette inertie ?

Il suffirait peut-être d’un gouvernement allemand qui commence à mettre en œuvre des politiques qui soient dans l’intérêt de la majorité des Allemands, et le rôle de l’Europe en tant que ligne de front dans la nouvelle guerre froide pourrait s’effondrer comme un château de cartes.

Traduction: Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour Le Saker Francophone


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