La vérité sur les médias de masse selon Luhmann
« La réalité des médias de masse » est un texte capital pour comprendre les médias contemporains. Cet essai de Luhmann publié en 1995 vient d’être traduit en 2012 aux éditions Diaphanes. L’auteur est inconnu du grand public français pour diverses raisons. D’abord, ses ouvrages s’inscrivent dans une démarche systémique très rigoureuse et formelle visant à tracer une architecture des mécanismes sociétaux et notamment ceux en œuvre dans les structures organisées et les « grands ensembles fonctionnels » constituant la société comme l’économie, le droit, l’art, la science et bien évidemment les médias de masse faisant l’objet de ce livre. Ensuite, bien que très étudié outre-Rhin, puis en Italie, Scandinavie et Etats-Unis - des pays où débats et disciples foisonnent - Luhmann est délaissé par les cercles universitaires français, comme le fut son prédécesseur Ellul, autre penseur décisif mais qui n’a pas eu l’heur de plaire aux goûts français plus enclins à privilégier des réflexions philosophiques parsemées de pathos, de savantes « critiques pleurnicheuses », de facéties esthétisantes. Sartre, Lacan, Althusser puis les « french theorists » n’ont pas forcément rendu service à l’intelligence philosophique contemporaine. Et puis l’approche systémique comme on la trouve chez Ellul, Luhmann, Varela et quelques autres nécessite un effort intellectuel tout en livrant une analyse neutre qui ne conviendra pas aux esprits manichéens préférant les postures dénonciatrices. Suivez mon regard vers les intellectuels médiatiques.
Selon Luhmann, ce que nous savons sur la réalité du monde et des sociétés, nous le savons par l’intermédiaire des médias de masse. Ce qui n’exclut pas une connaissance locale de l’environnement où nous vivons, grâce à nos expériences quotidiennes et nos contacts avec les proches. Et ces médias de masse, que savent-ils du monde ? Luhmann se veut constructiviste et suppose que nous ne connaissons que partiellement l’objet à travers nos perceptions et constructions. L’objet réel nous échappe et nous n’accédons qu’à l’objet connu. Ce présupposé est appliqué aux médias de masses. Néanmoins, le sociologue peut tel un démon d’Escher se mettre en arrière-plan et se livrer à une observation de second ordre. Il se trouve alors dans la position d’un spectateur qui, au lieu de rester dans la salle pour assister à un tour d’illusionniste, se déplace derrière la mise en scène pour constater les trucs utilisés par le magicien. L’observation de second ordre ne permet pas de dénouer le constructivisme mais il rend accessible certains procédés de fabrication des représentations du monde dont les médias de masse n’ont pas forcément conscience, insérés qu’ils sont dans la bulle de la clôture informationnelle et des mécanismes récursifs qui s’y déroulent.
Le décor épistémologique est campé. Il n’y a plus qu’à suivre les analyses détaillées de Luhmann pour saisir dans leurs procédés et peut-être leur essence le mode de fabrication des informations de masse. Le premier trait fondamental, c’est la distinction entre hétéroréférence et autoréférence (chap. 2). Une frontière s’établit entre le système des médias de masse et son environnement, autrement dit le monde. Les opérateurs des médias ne peuvent accéder au monde qu’à travers les communications qu’ils perçoivent mais compte tenu de l’importance du flux, des opérations de tri doivent être effectuées. Si bien que le paramètre déterminant de l’opérateur médiatique sera la distinction entre information et non-information (chap. 3). Cette dualité fera dire par la suite à Luhmann que les médias ne disent pas tant comment il faut penser que ce à quoi on doit penser. Les médias de masse ne sont pas pour autant enfermés dans un solipsisme informationnel car leur système est ouvert et la permanence des flux leur permet de ne jamais décrocher de la société. Et toujours cette condition nécessaire d’effectuer un tri et d’exclure ce qui n’est pas informatif afin de travailler uniquement sur l’information.
Les médias de masse fonctionnent ainsi à l’image du métabolisme cellulaire. Rejets du non informatif, assimilation de l’informatif et création de l’information formatée pour donner aux masses une représentation du monde qui est devenue aussi indispensable que le café au petit déjeuner. La similitude avec le vivant est encore plus frappante si on se réfère à la théorisation menée par Gennaro Auletta qui conçoit le vivant avec le triplet du métabolisme, de la membrane et de la mémoire génétique. Le pendant médiatique de la mémoire a très bien été élucidé par Luhmann avec la mise à jour des « frames », des schèmes, des différents codes et de l’histoire des événements archivée. Les opérateurs médiatiques pratiquent l’oubli pour être fonctionnels mais si le contexte le nécessite, ils doivent réactiver des informations anciennes pour éclairer le présent. Ils recèlent également en eux des procédés et des codes permettant de trier et façonner l’information. En fournissant des scripts et des schèmes (chap. 15) ils permettent de façonner la mémoire sans déterminer l’agir.
Les médias de massent accomplissent ainsi une sorte de fonction physiologique appliquée aux nécessités sociales. Avec les schèmes et la représentation de l’espace public chaque individu peut librement façonner l’image de soi et se faire une image de la société. Mais aussi se faire une idée de la morale, des lignes qu’on peut ou pas franchir. Dans ce domaine, les médias sont très influents et efficaces, même si la plupart des injonctions et catégorisations morales sont distillées dans les contenus au point de ne pas apparaître telles quelles. Quelques traits caractérisant ces médias dont le fonctionnement se veut indépendant, auto-déterminé au sein même de l’espace clos élaboré par les différents opérateurs du système.
La forme des contenus médiatiques s’inscrit dans trois catégories prédominantes. D’abord la forme basique, celle des reportages et nouvelles. Ensuite la publicité qui est une part essentielle de des médias car elle rapporte de l’argent et au fond, comme le suggère Luhmann après une fausse interrogation, la finalité poursuivie par ce système n’a pas à être cherché ailleurs que dans l’économie ; les médias de masse fonctionnant comme un ensemble d’entreprises industrielles. Enfin, les divertissements sont largement présents sous diverses formes et tout particulièrement les jeux télévisés. Luhmann s’est livré à une analyse des critères permettant de décider du caractère « informatif » d’un événement. Non sans souligner que les genres finissent par se rapprocher au point de se confondre. Les nouvelles et reportages présentés sous forme de divertissements, lesquels peuvent se mettre au service de la publicité qui s’affiche ouvertement avec la mention publi-reportage ou bien est déguisée lorsque des célébrités viennent faire de la promo, dans les show télévisés et même certains jeux où ces peoples concourent pour financer des associations.
Luhmann appelle sélecteurs les critères permettant d’extraire la quintessence informative à partir du flux d’événements. Voici ce qui détermine les choix. (i) Nouveauté et surprise pour accentuer la discontinuité. (ii) Conflits divers. (iii) Les quantités et les nombres, qui captent l’attention. (iv) La référence locale (v) La transgression de normes. (vi) Les corrélats moraux liés aux transgressions et permettant d’entretenir la sensibilité morale d’une société. (vii) Proéminence de l’acteur des faits au détriment d’un contexte parfois assez complexe ; ce qui tend par exemple à personnaliser le monde et la politique. (viii) Focalisation sur les dysfonctionnements, incidents, accidents ; on vient d’en voir un exemple édifiants avec près de 30 minutes consacrés par les grands JT de masse à un déraillement. (ix) L’opinion et la prise de parole de personnalités « autorisées » constitue également une nouvelle susceptible d’être insérée dans le « paquet informatif ». Une étude plus poussée permettrait sans doute de trouver d’autres sélecteurs opérant dans les salles de rédaction où le critère n’est pas de séparer le vrai du faux mais l’information de la non-information. Le scrutateur des médias saura retrouver dans les faits médiatisés tous ces critères qui parfois se combinent, comme le nombre et la localité. Un accident de cabine téléphérique en Savoie faisant 3 morts fera la une alors qu’un navire coulant avec 100 personnes à son bord sera exclu des JT s’il se déroule en Mozambique.
Maintenant, nous pouvons retenir les grandes lignes de la théorie tracée par Luhmann sur ces médias de masse fonctionnant comme un système cognitif partiellement découplé de la société (le système médiatique se détache de l’environnement) dont il se nourrit pour « métaboliser » les informations avec des sélecteurs et ensuite, fournir à cette même société une représentation d’elle-même qui s’avère en réalité construite par un système fonctionnant de manière autoréférentielle, suivant sa propre logique ce qui en fait un système organisé téléonomique. L’un des caractères généraux étant l’irritation recherchée par les opérateurs du système qui s’irritent puis diffusent des informations capables d’irriter les masses. D’aucuns verront dans cette thèse une allusion aux médias émotionnels. L’objectif étant de surprendre et de déclencher une réaction psychique chez les individus qui du reste, en redemandent. Les médias de masse assurent ainsi une fonction psychosociale affective. Ils diffusent aussi les schèmes qu’ils produisent, assurent la mémoire, gèrent l’oubli en obéissant du reste à leur propre timing et enfin, ils ne cessent de se discréditer sans se soucier de ce phénomène. Au final, contrairement à une idée répandue, les médias de masse ne donnent pas une image réelle de la société. Les gens commencent sérieusement à le savoir ce qui ne les empêche pas de se précipiter sur l’info. De plus, ces médias n’ont pas de projet idéologique précis ni d’éthique. Ils font semblant de s’adresser à une opinion mais la manière dont ils conçoivent l’information exclut les récepteurs. L’efficacité prime.
Luhmann aurait certainement écrit des pages éclairantes sur la télé réalité. Non contente de représenter la société, la télévision veut aller plus loin et créer sa propre réalité. Pour le reste, on notera la place déterminante du système des médias de masse. Ce système est couplé à la société entière, comme l’est du reste l’Etat. Les médias de masse fonctionnent ainsi comme un organe social et tout organe assure une fonction, en l’occurrence celle de représenter l’espace public mais d’une manière la plus exhaustive, indiquant les mesures gouvernementales, les précautions en cas de météo capricieuse, les destinations de vacance, les nouvelles de la santé publique, les petits trucs du quotidien, les dangers, les drames, la prudence, bref, un panel servant à l’individu de repère pour naviguer dans cet espace public. Voilà pourquoi la mort accidentelle d’un gamin dans un parc à thème fait la une alors que parfois, trois gosses assassinés dans un conflit familial passent à côté des JT. Les médias de masse concourent ainsi à délimiter l’espace public, comme ils sélectionnent l’information de la non information. Ils fabriquent un espace de connivence publique. Pour revenir à l’exemple précédent, remarquons le procédé d’identification. Le gamin qui se tue dans un manège de foire, c’est peut-être le votre, ou celui du journaliste qui assure l’info. Par contre, le gamin qui est tué par son père, ce ne peut pas être le votre car bien évidemment, vous ne pouvez commettre un tel acte, ni le journaliste qui assure le tri des infos.
L’ouvrage de Luhmann permet ainsi de comprendre parfaitement les médias de masse qui, à travers les codes utilisés pour former l’info et les schèmes, dévoilent également leurs fonctions et leurs intentions. Avec une sorte d’osmose avec les masses. On pourrait presque comparer le mécanisme à celui de la mode. Sauf que c’est plus élargi et complexe. D’ailleurs, les médias donnent également des goûts à ceux qui n’en n’ont pas. Je dirais « coaching de masse » pour nommer ce phénomène de société où l’individu se trouve quelque peu désemparé au sein de cet univers des modes, codes sociaux et marchandises et doit être « conseillé » dans ses choix. Il n’y a pas une seule journée sans qu’un des thèmes parcourus par Luhmann ne soit illustré. Comme par exemple le mécanisme produisant une volonté de légiférer après un événement marquant. Par exemple l’intrusion récente d’individus dans une centrale nucléaire. La réponse étant de durcir les peines. Plus généralement, les médias de masse participent à la logique des problèmes et des solutions, un enchaînement sans fin.
Les options théoriques et systémiques présentes dans « la réalité des médias de masse » ont une visée universaliste comme le pensait l’auteur. Aussi, on ne sera pas surpris que dans les sciences cognitives on trouve quelques similitudes qu’on ira chercher dans les conceptions de Gennaro Auletta ou Karl Friston et sa thèse du fonctionnement cérébral réglé par l’énergie informationnelle libre. Mais à l’inverse du cerveau animal cherchant à se prémunir contre les surprises et les percepts imprévisibles en « maîtrisant » l’entropie, les médias de masse se nourrissent de ces faits irritants et par conséquence, envoient de l’entropie dans la société. D’où la réaction de l’ordre qui ne se fait jamais attendre. Reste l’Internet qui semble-t-il, permet de contourner l’info de masse mais y contribue aussi avec les fameux buzz comme cette vidéo d’un goût mauvais diffusée par un chanteur coréen.
- Source : Bernard Dugué