Jacques Sapir : «Le souverainisme est en train de gagner la bataille culturelle» (Vidéo)
Le vainqueur de la présidentielle sera un «président faible», Jean-Luc Mélenchon devenu «l'homme fort de la gauche» et le souverainisme qui gagne du terrain dans l'électorat. L'économiste Jacques Sapir se penche sur l'élection française.
RT France : Après le premier tour certains candidats éliminés, comme François Fillon et Benoît Hamon, ont appelé à voter Emmanuel Macron au second tour. Les électeurs vont-ils suivre ces appels ?
Jacques Sapir (J. S.) : C’est une grande tradition française d’avoir pour le second tour des ralliements. Ensuite, il faut évidemment se poser la question de savoir si les électeurs vont écouter des gens qui leur disent de se rallier à l’un ou à l’autre des candidats. On peut penser qu’autant les ralliements dans l’électorat de Benoît Hamon – qui n’est pas très grand, à savoir que le candidat socialiste n’a eu qu’environ 6% [des votes] au premier tour – se feront de manière assez bonne. Mais on peut s’interroger à la fois sur le ralliement des électeurs de François Fillon, dont on sait qu’une partie détestent Emmanuel Macron, ou sur celui d'une partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon.
Donc ce n’est pas parce qu’on a des dirigeants politiques qui appellent à rallier l’un ou à l’autre des candidats que les électeurs vont s'y plier de manière effective.
RT France : Comment expliquez-vous la défaite des Républicains et du Parti socialiste au premier tour ?
J. S. : La défaite des socialistes était assez évidente. Je n’ai jamais cru, par exemple, quand les sondages mettaient Benoît Hamon à 15%. J’ai toujours dit que Benoît Hamon allait tomber au premier tour, payant pour l’ensemble de la politique de François Hollande. Qu’il le veuille ou non, qu’il ait eu des divergences avec le président ou non, il est d’une certaine manière aujourd’hui l’héritier de ce quinquennat qui s’achève dans un chaos et dans une catastrophe économique.
Quant à François Fillon, il était aussi d’une certaine manière un héritier. Il a cherché à faire oublier les cinq années où il a été le Premier ministre de Nicolas Sarkozy. Mais les Français ont tout de même de la mémoire et on n’est pas tous atteints par une forme d’Alzheimer politique. Cela a joué contre lui. Bien sûr, il y a eu différents scandales. Ce ne sont pas nécessairement des scandales qui auront des conséquences judiciaires extraordinaires, car on peut penser que certaines des pratiques de François Fillon étaient en réalité légales, mais pour un candidat qui appelle ses concitoyens à l’austérité la plus forte, le fait que l’on découvre que cette personne se soit servie dans la caisse et depuis si longtemps – depuis les années 1980 –, cela crée un malaise politique extrêmement fort. Il a tout à fait raison de dire que ce malaise a été instrumentalisé par le pouvoir. Il a tout à fait raison de dire que ce malaise a empêché les gens de discuter de son programme. Mais qui est le responsable de ce malaise ? C’est François Fillon.
RT France : Quel est l’atout qui a permis à Emmanuel Macron, un homme politique presque inconnu il y a trois ans de sortir victorieux de ce premier tour de la présidentielle ? A-t-il les compétences nécessaires pour diriger le pays ?
J. S. : Ce qui a porté Emmanuel Macron dans la position qu'il occupe aujourd’hui, c’est l’alliance de trois choses. Il a tout d’abord été – et c’est une évidence – le candidat des médias, ou plus précisément des grands médias qui appartiennent en France à neuf personnes très riches, qu’on appelle en France des oligarques. [Emmanuel Macron est donc] le candidat de l’oligarchie médiatique. C’est le premier point.
Ensuite, Emmanuel Macron est aussi le candidat des administrations européennes. Il a reçu un soutien extrêmement appuyé de l’ensemble des institutions européennes.
Enfin, Emmanuel Macron a réutilisé une partie de l’héritage de François Hollande mais sans le dire. C’est là où il y a une espèce de fraude, parce qu’on voit aujourd’hui que François Hollande avait deux héritiers : l’héritier désigné, Benoît Hamon, et l’héritier réel, Emmanuel Macron. A-t-il les compétences pour être président ? C'est incontestablement quelqu’un d’extrêmement intelligent. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises en 2012. Cela lui donne-t-il la maturité nécessaire pour affronter les problèmes, qu’il soient internes, comme la question de terrorisme, ou externes, à l'instar des relations avec la Russie ou la position de la France au Moyen-Orient, c’est beaucoup moins sûr.
D’une certaine manière je pense qu’en votant pour Emmanuel Macron les Français prennent un très grand risque. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre pourquoi il y aura une très grande partie de l’électorat qui ne votera ni pour Marine Le Pen, ni pour Emmanuel Macron.
RT France : Vous vous attendez donc à un taux d’abstention important ?
J. S. : Je m’attends à une abstention importante, de 35% à 40%.
RT France : La vainqueur du second tour arrivera-t-il constituer une majorité lors des législatives du mois de juin prochain ?
J. S. : Il s’agit de deux candidats qui n’ont pas d’appareil politique construit. Marine Le Pen est un peu mieux lotie qu’Emmanuel Macron, mais ce dernier pourra réutiliser une partie de l’appareil politique du Parti socialiste. Marine Le Pen peut espérer obtenir de 50 à 100 députés, Emmanuel Macron peut espérer en avoir 200 pour son mouvement En Marche!. Mais cela n’est pas suffisant pour avoir la majorité au Parlement français. Cela veut donc dire qu’ils seront nécessairement obligés de passer des alliances, qu’il s’agisse du PS, voire d’une partie des Républicains. Cela aura une implication extrêmement importante : l’un comme l’autre seront des présidents relativement faibles avec une légitimité d’ailleurs contestée et contestable. Ils seront certainement dans l’obligation de construire des majorités de compromis qui risquent de ne pas soutenir le choc dans les deux ou trois années qui viennent.
RT France : Vous attendez-vous à une recomposition de la droite et de la gauche ?
J. S. : Elle est évidente du côté du Parti socialiste. D’ores et déjà, il y a une série de pistes. Le Parti socialiste tel qu’on le connaît est le résultat de la crise qu’avait connue la SFIO, l’ancêtre du PS, et qui avait lors des élections de 1969 été ramenée à 5,5% des voix. Il y a à l’évidence la nécessité d’une recomposition et dans cette recomposition Jean-Luc Mélenchon a toutes les cartes en main. Il apparaissait déçu, le 23 avril à la télévision, mais il ne faut pas se tromper : il est aujourd’hui l’homme fort de la gauche française.
Je pense qu’il y aura aussi une recomposition au sein de la droite, mais cette recomposition risque d’être masquée pendant un certain temps parce que Les Républicains [LR] chercheront à faire front commun pour les législatives. C'est ensuite qu'il y aura des batailles de personnes, des affrontements pas tellement politiques entre personnalités qui se détestent cordialement au sein du parti et cela va probablement freiner la recomposition de la droite.
RT France : Quel message les électeurs français adressent-ils à leurs dirigeants à l'issue de ce premier tour ?
J. S. : C’est le message d’une France profondément fracturée. Quatre candidats ont recueilli entre 19% et 23% des suffrages. C’est tout à fait exceptionnel. Nous sommes passés grosso modo du bipartisme LR-PS à une espèce de quadripartisme. La deuxième chose importante, c'est la victoire culturelle des termes du souverainisme. Je pense qu’il est extrêmement important, car l’ensemble des candidats souverainistes – Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, mais aussi Nicolas Dupont-Aignan et d’autres petits candidats ont obtenu un total de près de 47% des voix. Mais surtout, nous avons entendu le 23 avril quand Emmanuel Macron a fait son discours, qu’il avait utilisé à deux reprises le mot «patriotes». Il a dit : «Nous sommes le camp des patriotes» ou «j’appelle les électeurs patriotes», ce qui était avant le discours de Marine Le Pen, voire celui de Jean-Luc Mélenchon. Le fait qu’Emmanuel Macron soit dans l’obligation de reprendre ces termes, signifie que d’une certaine manière, le souverainisme est en train de gagner la battaille culturelle.
Jacques Sapir est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dirige le Centre d'études des modes d'industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de prévision de l'économie nationale (IPEN-ASR) le séminaire franco-russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie. Il anime un blog www.russeurope.hypotheses.org
- Source : RT (Russie)