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Mercredi, 25 Déc. 2024

Sondages, débats : quand la présidentielle est commentée comme un championnat de football

Auteur : Thomas Guénolé | Editeur : Walt | Lundi, 03 Avr. 2017 - 12h04

A quelques semaines du premier tour de la présidentielle, des sondages d'intention de vote sont publiés quotidiennement. Pour Thomas Guénolé, leurs résultats ne sont pas fiables, ils sont des « thermomètres cassés ».

Les médias français s'inquiètent et s'indignent, à raison, de la propagation incessante de «fake news» par la Maison Blanche, permettant à Donald Trump et à ses équipes de fabriquer une «réalité virtuelle» mensongère. Pourtant, paradoxalement, dans le même temps ils font à très grande échelle la même chose vis-à-vis de la campagne présidentielle. Ils bâtissent en effet l'essentiel de son traitement médiatique sur des «fake news»: les sondages électoraux.

Ce mécanisme de fabrication d'une «réalité virtuelle» qui, aujourd'hui, truque la campagne présidentielle, peut être résumé comme suit:

- Les instituts de sondage, du fait de failles béantes dans leurs méthodes et de la nouvelle instabilité extrême des comportements de vote, produisent désormais des sondages qui se plantent de plus en plus lourdement.

- Habitués à construire l'essentiel du traitement de la campagne électorale comme celui du championnat de football, avec l'évolution des sondages dans le rôle des scores, les médias mainstream continuent néanmoins à fonder leurs papiers, leurs analyses, les angles de leurs reportages, et les questions de leurs interviews politiques, sur ces thermomètres cassés.

- Les médias et les instituts de sondage produisent ainsi une «réalité virtuelle» électorale, déconnectée de l'évolution réelle de l'électorat, qui leur échappe très largement.

- In fine, lorsque le vote arrive, la bulle de la «réalité virtuelle» éclate et les instituts de sondage, les journalistes, les analyses, constatent «une grande surprise ce soir».

- Le lendemain du vote, de nouveaux sondages sortent et la «réalité virtuelle» est reconstruite. Un nouveau cycle démarre, de la «réalité virtuelle» déconnectée jusqu'à la «grande surprise» du vote réel final.

"Les sondages sont aujourd'hui des instruments inefficaces, obsolètes ; des thermomètres cassés".

Les sondages annonçaient l'échec du Brexit: le Brexit a gagné. Les sondages annonçaient la défaite de Donald Trump: Donald Trump a été élu. Les sondages classaient François Fillon outsider de la primaire de la droite et prédisaient une large victoire d'Alain Juppé face à Nicolas Sarkozy: François Fillon a infligé à Alain Juppé une sévère défaite et Nicolas Sarkozy a perdu dès le premier tour. Les sondages annonçaient Benoît Hamon marginalisé par un futur duel entre Manuel Valls et Arnaud Montebourg pour la primaire du PS: Benoît Hamon a remporté le second tour avec près de 20 points d'avance sur Manuel Valls et Arnaud Montebourg n'a pas passé la barre du premier tour. Le reste est à l'avenant. A force d'accumuler les échecs les plus cinglants, il faut donc regarder cette réalité en face: en tant qu'outils prévisionnels des résultats des élections, les sondages sont aujourd'hui des instruments inefficaces, obsolètes ; des thermomètres cassés. Nous pouvons même considérer avoir atteint le stade de non-fiabilité auquel utiliser des sondages (ou le sacrifice d'un poulet) pour construire une analyse politique relève du manque de sérieux et de la faute professionnelle.

Plusieurs raisons, très bien connues des professionnels, expliquent le fait qu'aujourd'hui les sondages ne marchent pas et ne soient pas des instruments fiables pour l'analyse politique. Tout d'abord, les électeurs sont de plus en plus nombreux à prendre leur décision dans les tout derniers jours voire à la toute dernière minute. Autrement dit, même s'ils captaient bien les votes futurs des personnes décidées (ce qui n'est pas le cas), les sondages seraient aussi fiables que de confier un poste de sentinelle à un borgne. En outre, de nos jours les sondés sont des volontaires et ils sont payés. Cela conduit les sondages à sous-estimer les électeurs n'ayant pas encore choisi leur vote, puisqu'évidemment les volontaires que l'on paye ont tendance à moins répondre «Sans opinion» que la moyenne. Et cela conduit les sondages à donner un poids excessif aux électeurs plus politisés que la moyenne, puisqu'ils sont évidemment surreprésentés dans la population volontaire pour répondre à des sondages politiques. Enorme biais également, les sondages sont réalisés aujourd'hui pour l'essentiel sur Internet, ce qui conduit automatiquement à mal évaluer les intentions de vote des retraités.

"Les instituts de sondage sont en permanence dans un conflit d'intérêt : ils sont objectivement incités à produire un résultat frappant, quitte à « forcer » les données".

D'autres raisons tiennent à la relation de prestataire à client entre les instituts de sondage et les médias commanditaires de sondages électoraux. Les rédactions qui en commandent espèrent, et c'est bien compréhensible, que les résultats afficheront des choses nouvelles: par exemple qu'untel est passé devant untel, qu'untel s'effondre, ou que les qualifiés du second tour ne sont plus les mêmes. Inversement, les rédactions seront nécessairement dépitées si, ayant payé un sondage, ses résultats ne montrent rien de neuf par rapport aux sondages précédents. Les instituts de sondage sont donc en permanence dans un conflit d'intérêt: ils sont objectivement incités à produire un résultat frappant, quitte à «forcer» les données, ce qui ajoute encore à la non-fiabilité des sondages. Par ailleurs, plus prosaïquement, les instituts de sondage sont les premiers à dire qu'il faut de très grands échantillons pour s'approcher de résultats fiables ; et qu'en fait les sondages les plus fiables sont ceux qui interrogent au hasard un très gros échantillon sans quotas sociodémographiques (c'est le «sondage aléatoire»). Cela coûte cependant très cher et donc, les médias refusent de payer pareilles sommes pour s'en tenir aux sondages low-cost, condamnés pourtant à se planter.

De surcroît, le plus souvent parce qu'ils semblent très visiblement aberrants, les résultats publiés par les instituts de sondage ne sont jamais strictement les votes des sondés, chacun avec le poids de la catégorie de population à laquelle il correspond. Au lieu de cela, avant publication, ils subissent un «redressement». Il s'agit d'opérations réalisées par les instituts de sondage sur les données avant publication, pour les modifier: l'opération est différente d'un institut à l'autre, la nature exacte de l'opération est maintenue secrète, et c'est effectué dans l'opacité la plus totale. En plus du risque de «bidouillage» qui en résulte, les sondages ne sont donc tout simplement pas des travaux scientifiques, puisque la méthode scientifique prévoit obligatoirement de publier les données et les méthodes de traitement précises utilisées.

"Le postulat central des sondages par quotas sociodémographiques est de plus en plus erroné".

Plus profondément, la méthode des sondages par quotas sociodémographiques consiste à interroger des gens qui, de par leurs âges, leurs genres, leurs professions, leurs niveaux de revenu et d'études, et ainsi de suite, forment ensemble une population française en modèle réduit. Cette approche repose sur une hypothèse déterministe simple: quand deux personnes ont grosso modo le même âge, le même genre, la même situation professionnelle, et si elles gagnent à peu près la même chose après des études similaires, alors elles voteront la même chose. Or, de nos jours c'est de moins en moins vrai: la dispersion des voix des électeurs ayant le même profil sociodémographique, par exemple les ouvriers, est de plus en plus forte. Par conséquent, le postulat central des sondages par quotas sociodémographiques est de plus en plus erroné.

Face à tous ces problèmes, pour défendre cette activité qui ne leur rapporte pas grand-chose mais qui est un excellent produit d'appel grâce à sa visibilité médiatique, les instituts de sondage développent trois grands arguments défensifs qui, pour l'essentiel, relèvent de la mauvaise foi. Quand les résultats établis quelques mois, quelques semaines, avant le vote, se révèlent a posteriori complètement faux (par exemple tous les sondages qui annonçaient Alain Juppé invincible lors de la primaire LR), ils prétendent que le sondage était fiable au moment où il a été fait. C'est de mauvaise foi, car en fait leurs sondages réalisés très peu de temps avant le jour du vote se plantent aussi. D'ailleurs, puisqu'ils ne peuvent pas tenter ce faux argument quand leurs tout derniers sondages sont largement invalidés, ils invoquent alors les «électeurs indécis qui ont choisi leur vote à la dernière minute». Sans doute ont-ils raison sur ce point mais dans ce cas, il faut être cohérent: si le vote est chamboulé dans la dernière ligne droite par des millions d'électeurs décidant à la dernière minute, la conséquence logique est que faire des sondages électoraux ne permet pas de prédire quoi que ce soit. Enfin, s'ils sont vraiment acculés, ils rappellent que «les sondages n'ont pas de valeur prédictive», qu'ils ne servent pas à prédire les résultats des votes. C'est vrai et c'est marqué systématiquement sur la notice. Mais c'est là aussi de mauvaise foi car lorsque les médias leur posent des questions fondées sur les sondages comme s'ils étaient des oracles et des prophéties fiables, ils laissent faire.

"In fine, les bulles éclatent : c'est « la grande surprise du résultat ce soir », qui à force de devenir systématique prouve non pas une surprise, mais plutôt l'inefficacité des instruments prédictifs".

Malgré ces failles, malgré cette non-fiabilité massive, les médias mainstream persistent à construire l'essentiel de leurs papiers d'analyse, des angles de leurs reportages, des questions de leurs interviews politiques, sur l'évolution des sondages. La résultante en est un traitement médiatique des élections similaire à celui d'un championnat de football. «Untel bat (ou battrait) untel», «untel a perdu une place au classement», «untel est si bas qu'il risque l'effondrement», «quel est le moral dans l'équipe?», etc. Football ou campagne électorale, l'évolution des scores et du classement envahit les commentaires, les analyses, les débats et les questions posées. A cela s'ajoute l'inévitable questionnement ad nauseam sur deux grands thèmes: le «vote utile» et les futurs chamboulements du paysage politique, définis tous deux sur la base de ces thermomètres cassés. Si l'on garde à l'esprit qu'en réalité, de nos jours, les sondages n'arrivent pas à prédire les résultats électoraux et se plantent très largement, l'on aboutit donc à un débat politique audiovisuel et écrit essentiellement fondé sur une «réalité virtuelle» tirée des sondages, et qui fonctionne en vase clos sur ce fondement. Logiquement, il s'ensuit l'apparition et l'aggravation d'énormes «bulles spéculatives» médiatiques, qui développent des débats et des analyses politiques hors-sol, puisque basées sur des thermomètres cassés. In fine, les bulles éclatent: c'est «la grande surprise du résultat ce soir», qui à force de devenir systématique prouve non pas une surprise, mais plutôt l'inefficacité des instruments prédictifs.

Cette situation pose un énorme problème: elle conduit de facto à truquer l'élection présidentielle. A cela une raison simple: l'iniquité de traitement qui en résulte. D'un côté, les candidats, les partis, annoncés vainqueurs ou en hausse dans la «réalité virtuelle», vont passer l'essentiel de la campagne électorale à bénéficier de papiers, de reportages, d'analyses, de questions en interview, favorables en cela qu'ils découlent d'oracles qui les annoncent futurs vainqueurs. De l'autre côté, les candidats, les partis, annoncés perdants ou à la baisse dans la «réalité virtuelle», vont au contraire subir des papiers, des reportages, des analyses, des questions en interview, défavorables en cela qu'ils découlent de prophéties qui les proclament destinés à échouer. En d'autres termes, selon que les sondages, qui pourtant ne cessent de se planter très largement, vous annoncent gagnant ou perdant, vous faites votre campagne poussé par la «réalité virtuelle» ou au contraire avec un boulet à chaque pied.

Plus simplement, nos médias, nos journalistes, nos analystes, et surtout nous tous en tant qu'électeurs, méritons mieux qu'un débat public de campagne présidentielle accaparé par le commentaire ad nauseam de sondages que de toute façon les résultats du vote réel démentiront. L'audience excellente des débats entre candidats de la primaire LR, de la primaire du PS, et du premier tour de la présidentielle, l'a démontré très clairement: nous, électeurs, avons faim de débat d'idées, d'expression des valeurs des candidats, d'explication de leurs programmes et de leurs propositions. C'est cela qui nous intéresse et non pas, de débats en interviews et d'interviews en plateaux d'analyse, la répétition en boucle d'un House of Cards du pauvre dont les dés sont pipés.

L'auteur, Thomas Guénolé, est politologue, maître de conférences à Sciences Po et docteur en Science politique (CEVIPOF). Il est l'auteur de Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants? (éd. Le bord de l'eau, 2015) et La mondialisation malheureuse (éd. First, 2016).


- Source : Le Figaro

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