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La Russie est de retour au Proche Orient

Auteur : Israël Adam Shamir-Traduction Maria Poumier | Editeur : Walt | Mercredi, 30 Sept. 2015 - 19h54

Ces journées d’automne sont capitales dans le calendrier du Proche Orient. Les musulmans célèbrent l’Aïd el Kébir, la fête du sacrifice; les juifs célèbrent Yom Kippour, le jour du pardon. Et les chrétiens orthodoxes fêtent la Nativité de Notre-Dame. On découvre que c’est à Moscou qu’il fallait se trouver pour jouir de tout cela à la fois, Poutine y ayant reçu d’affilée Netanyahu, Mahmoud Abbas et Erdogan, respectivement premier ministre israélien, président palestinien et chef de la Turquie.

Ils n’étaient pas venus jouir de l’été indien resplendissant cette semaine-là à Moscou, des feuilles écarlates des érables et fauves des bouleaux, parure somptueuse et fugace; ni des rues qui ont été remises au goût du jour, ce qui a coûté fort cher, les meilleurs paysagistes nous régalant de jardins rutilants, de pistes cyclables et de trottoirs rénovés; dans la capitale, même les redoutables embouteillages se font plus discrets.

Officiellement, Abbas et Erdogan sont venus inaugurer avec Poutine la nouvelle grande mosquée, une vaste structure, une cathédrale opulente où peuvent venir prier ensemble dix mille croyants.  Moscou a plus de musulmans que bien des villes musulmanes, quelque deux millions de personnes recensées sur 14 millions d’habitants.

Tout s’est bien passé, et chacun en a profité pour discuter longuement avec Poutine. Et Netanyahu a suivi, mais sans faire le détour par la mosquée. Il était venu avec les plus hauts gradés, son chef d’Etat-major, et le chef du renseignement militaire, qu’on n’avait pas vus depuis longtemps.

Cet intérêt soudain pour Moscou est un signe: l’entrée en scène de la Russie dans la mêlée en Syrie change tout. Il y a trois semaines, quand j’avais annoncé la décision du Kremlin, mon article avait été accueilli avec un grand scepticisme, pour ne pas dire rejeté. Comment la Russie, après s’être laissée amadouer en Ukraine, allait-elle s’aventurer si loin de sa base? Ils étaient supposés bouder dans leur Kremlin sous le poids des sanctions, et non pas montrer les dents. Les faits confirment maintenant mon analyse. Les soldats russes, les marins  russes, les armes russes, les avions et les bateaux russes sont sur la côte, ils construisent une nouvelle base, ils se battent et redonnent un souffle vital à l’Etat syrien assiégé.

Les rumeurs de retrait russe et d’effondrement syrien étaient prématurées. Le choix de la paix en Ukraine a permis à Poutine de stabiliser le Donbass, alors que les excités le lui reprochaient vivement. Un demi-million de réfugiés sont revenus dans cette région fertile et développée, qui est la Ruhr russe. Une fois le calme revenu dans le Donbass, Poutine, les mains libres, pouvait s’engager ailleurs, et c’est ce qu’il a fait.

Voilà la Russie résiliente de retour au Proche Orient, et c’est inattendu. Inattendu dans la mesure où pendant quelques années il semblait que les Russes avaient perdu tout intérêt pour ce qui s’y passait. Ils s’affairaient ailleurs, s’épuisaient à rechercher l’amitié de l’Europe, à monter leurs Jeux Olympiques, à tirer leur épingle du jeu en Ukraine autant que possible. Alors même que les troupes et les chars US stationnaient à la frontière dans les Etats baltes, à quelques heures en voiture de Saint Pétersbourg. C’est seulement à la dernière minute, lorsque la capitulation de la Syrie semblait une affaire de quelques jours ou quelques semaines à peine, que les Russes se sont réveillés et ont foncé pour aller sauver leur allié Bachar al- Assad.

Cela a bouleversé les règles du jeu. Les US s’intéressent à la Russie, brusquement, et le président Obama a demandé un rendez-vous au président russe, à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU en ce jubilé du soixante-dixième anniversaire, ce qui était impensable quelques jours plus tôt.

Les plans US pour disposer de la Syrie à leur guise sont en miettes, désormais, de même que les projets qatariens et saoudiens. Une nouvelle réalité prend forme, et cela, juste au bon moment.

La Turquie

La rencontre entre Poutine et Erdogan arrive à un moment crucial. La Turquie est une victime directe de la crise syrienne, tout en y ayant gravement contribué. Erdogan croyait les Américains et les Européens qui lui avaient dit que Bachar n’en avait plus que pour quelques semaines. Il avait accueilli et invité les réfugiés syriens, installé d’immenses camps, et veillé à leur approvisionnement. La Turquie se retrouve avec deux millions de réfugiés syriens et irakiens, et elle a dépensé huit milliards de dollars pour leur entretien. Ce fardeau est une des principales raisons de la défaite électorale d’Erdogan et de son parti: l’ »opération réfugiés » est trop coûteuse et ruineuse pour la société turque vacillante.

Il avait accepté la proposition US de se joindre à la coalition dirigée par les US avec bien des hésitations, mais il était vite devenu clair que cela ne menait nulle part. Le projet turc d’instaurer une zone d’exclusion aérienne près de la frontière syro-turque a précipité l’intervention russe, car une fois cela réalisé, Bachar et l’Etat syrien n’auraient plus pu être sauvés. Depuis la décision russe, les Turcs sont coincés, ils ont  tout perdu.

Ils ont réagi en lâchant la vague de réfugiés sur l’Europe. Les Européens en ont été indignés, mais ont de bonnes raisons de regretter leurs propres décisions. Ce sont eux qui ont poussé au renversement d’Assad, qui ont soutenu les factions anti-Assad, et qui n’ont pas voulu payer pour que les réfugiés puissent rester en Turquie. Les Turcs ne pouvaient pas garder deux millions de réfugiés chez eux sans une aide considérable de la part de l’Europe, et ce soutien n’arrivait pas. Voilà pourquoi les Turcs ont donné l’occasion aux Européens de sentir passer dans leur chair la déferlante des réfugiés.

Nous pouvons certainement ajouter que les US n’ont mis aucune objection à l’ouverture des vannes. Les élites au pouvoir aux US ont toujours pensé que les pays européens sont trop homogènes, et qu’une dilution par les immigrants les rendraient plus semblables à eux.

Pendant ce temps-là à Moscou, Erdogan appelait Poutine “mon cher frère” titre habituellement réservé aux rois de la région et à des alliés très proches. Ses officiers ont pour la première  fois repris la grande idée de Poutine : il fallait négocier avec le président Assad, en Syrie. N’oublions pas que quelques jours plus tôt à peine, avant l’entrée en scène des Russes, les Turcs en restaient obstinément au mantra américain: “Assad doit partir.”

Cette barrière mentale, la voilà franchie. Poutine et Erdogan ont repris leurs entretiens sur l’oléoduc South Stream, qui avait été gelé pendant plusieurs mois. Ils ne sont pas au bout de leurs  négociations, mais il semble que les lignes ont bougé.

Israéliens et Palestiniens

Pour Israël, l’entrée en scène de la Russie signifie que c’en est fini de leur vieille habitude de lâcher des bombes de-ci de-là en toute liberté quand ça leur chante ; ou en tout cas, ils vont devoir se réfréner quelque peu. C’est une chose de bombarder des Syriens pratiquement sans défense, comme l’ont fait les Israéliens une douzaine de fois l’année dernière, et toute autre chose de piloter des avions sous le regard attentif des radars S-300 et des intercepteurs Su-27, avec les as russes dans le cockpit. Voilà pourquoi Netanyahu a pris la peine de se déplacer jusqu’à Moscou à la veille de Yom Kippour.

Netanyahu était venu pour formuler un ultimatum de son cru. Les Russes, ainsi que leurs alliés, Assad, l’Iran et le Hezbollah doivent choisir, selon lui, s’ils tentent de sauver Bachar ou bien de s’en prendre à Israël. S’ils attaquent Israël, Israël détruira Assad.

Poutine a répondu qu’il ne cherchait pas à attaquer Israël. Assad est en si piteuse posture qu’il ne le pourrait pas non plus. Déjà, il a du mal à sauver sa place, en ne contrôlant que 20 ou 30% du territoire national, même si c’est la partie la plus peuplée de la Syrie, tandis que le désert occupe largement le reste.

Netanyahu a réaffirmé qu’il était libre de bombarder les Iraniens et le Hezbollah à sa convenance. Il est toujours obsédé par l’Iran, parce que les Iraniens, à son avis, sont en train de réarmer le Hezbollah, de moderniser l’armement du Hezbollah, et projettent d’ouvrir un second front contre Israël sur les hauteurs du Golan. Mais si les deux premières affirmations peuvent être vraies, la troisième est une pure invention.

Netanyahu craint que les armes russes les plus avancées finissent par atterrir au Liban, ce qui limitera le “droit divin” d’Israël à massacrer ses voisins. Les Russes ne veulent pas que leurs armes sophistiquées se faufilent hors de la Syrie d’ailleurs, si bien qu’ils n’ont pas de grandes divergences de ce côté. Cependant, tandis que les Israéliens disent que ce sont des choses qui arrivent, les Russes protestent avec véhémence. Cette fois-ci, comme lors de leur rencontre précédente, l’Israélien prétend (“fais-moi confiance”) qu’il sait parfaitement que d’ores et déjà, les armes russes sont arrivées jusqu’au Liban, tandis que Poutine balaie tout cela, sûr que cela ne repose sur aucune preuve.

On dirait que Netanyahu veut toujours la bagarre. Le président américain a repoussé son vœu -un vœu parfaitement innocent, du point de vue israélien- de détruire l’Iran et il a signé un accord avec le super-ennemi iranien. Pire, comme nous l’avons appris par l’ancien ministre de la défense Ehud Barak, les généraux de Netanyahu aussi ont fait barrage aux plans de Bibi d’attaquer l’Iran. Mais Bibi ne lâche pas prise. Il veut pulvériser l’Iran ou au moins le Hezbollah, qui est la puissance combattante la plus  puissante de la région.

Israël est bien plus fort que le Hezbollah, et n’a pas de raison de redouter une attaque du Hezbollah. Si Israël n’attaque pas, personne n’attaque Israël. Mais cette équation élémentaire n’est pas acceptable pour Netanyahu: ce qu’il veut, c’est l’immunité et l’impunité pour ses raids. Le Hezbollah lui refuse cette impunité et peut lui faire payer au prix fort une nouvelle campagne de bombardements.

Une ligne téléphonique permanente

A la demande de Netanyahu, les Russes et les Israéliens se sont mis d’accord pour installer une ligne directe de communication entre leurs militaires de façon à minimiser les chances de tirs erronés. C’est une pratique normale; une ligne semblable a fonctionné en 1974 entre Israël et l’Egypte en guerre pendant le cessez-le-feu, de sorte qu’une bévue ne donne pas lieu à une escalade vers une conflagration générale dont personne ne voulait.

Il ne s’agit pas de coopération, ni de faire des projets ensemble, ni de connivence entre alliés. C’est juste un outil pour éviter des batailles indésirables. Et c’est une excellente chose. Israël et la Russie ne peuvent pas être des alliés: ils se poursuivent mutuellement avec des objectifs  opposés, et leurs alliés ne sont pas les mêmes. Israël a fait amitié avec Al Nosra, la branche syrienne d’Al Qaida, un groupe sunnite extrémiste. Deux milliers de combattants d’Al Nosra ont bénéficié de soins médicaux en Israël et sont repartis combattre Assad. Israël est modérément hostile à Bachar al Assad, a bombardé les positions de l’armée syrienne, et a attaqué leurs bases avec l’aide d’Al Nosra. Israël est implacablement hostile aux alliés de la Russie en Syrie, l’Iran et le Hezbollah, et parfaitement indifférent à Daesch. Voilà pourquoi parler d’alliance russo-israélienne en Syrie relève de la manipulation, pour mieux nous égarer.

Par ailleurs, le président Poutine est très amical avec Israël et les juifs. Son amitié ne lui fera pas leur livrer la Syrie ou rompre avec l’Iran, mais même le plus grand ami d’Israël sur cette planète, les US, n’oublient jamais leurs propres intérêts. Poutine a promis bien des fois de sauver les juifs si les choses s’envenimaient pour eux. Il semble qu’il ait en tête l’évacuation massive des juifs israéliens vers la Russie, en dernier recours, comme la Russie l’avait fait pour les juifs polonais en 1939, sauvant de ce fait des millions d’entre eux de la fureur nazie. Inutile de préciser que nous sommes très loin d’un scénario aussi apocalyptique.

Il semble que Poutine a quelques amis personnels proches parmi les Russes en Israël, car il souligne souvent le fait que la communauté russe en Israël, soit un million et demi de personnes (en fait, au maximum un demi-million) est le pont qui garantit leur amitié. Il a fait un généreux cadeau de quelque cinq milliards de roubles (soit 90 millions de dollars) par an aux juifs russes en Israël pour leur fonds de pension (les US donnent bien plus, mais principalement pour l’armement, et cela va directement aux généraux israéliens).

Poutine a reçu Netanyahu chaleureusement, comme un vieux copain. Netanyahu en a rajouté, en signalant qu’il en avait assez des Américains. Poutine n’a pas ramassé la balle: il n’a pas cru un instant que Netanyahu soit capable de lâcher les US et de s’acoquiner avec les Ruskoffs. Mais tous deux ont renchéri sur leurs vibrations communes. Poutine a souhaité à Bibi de se retrouver inscrit dans le Livre de la Vie, prouvant par là une connaissance inattendue des coutumes juives.

Poutine et les juifs

Poutine est tellement gentil avec les juifs en Russie que le journal Haaretz a dit que les juifs russes n’avaient jamais eu autant le vent en poupe. Il permet aux Loubavitch de bâtir une nouvelle communauté en Russie, parce que l’ancienne s’est désintégrée après la vague d’émigration massive vers Israël, et comme résultat de l’assimilation et des mariages mixtes. A Moscou seulement, ils ont élevé trente synagogues (chiffre à comparer aux deux mosquées et trois cents clochers) alors qu’il n’y a guère que quelques centaines de juifs qui aillent à la synagogue dans tout Moscou, et encore.

Ces juifs hassidiques importent des familles juives d’Israël, des US et d‘Europe, et on en voit souvent en ville avec leur costume distinctif. Difficile à dire s’ils envisagent d’établir une nouvelle communauté juive, ou bien s’ils utilisent la communauté pour faire main basse sur l’immobilier le moment venu, comme on l’entend dire. Dans chaque ville russe, pratiquement, il y a une synagogue et un centre communautaire sur le terrain le plus enviable et le plus cher, acquis et géré par le Jabad, alors que les communautés traditionnelles juives ont été spoliées par les Loubavitch, et ont disparu.

Est-ce que Poutine est tellement gentil avec les juifs parce qu’il pense que c’est une bonne stratégie? C’est possible. Jusqu’à maintenant encore, il est souvent décrit dans les médias occidentaux comme un nouvel Hitler, et ce serait évidemment pire, cela va sans dire, si les juifs se mettaient à le considérer comme un ennemi, en Israël ou en Russie.

D’un autre côté, il peut être sincère, car il a fait son droit à l’université de Saint-Pétersbourg et il avait eu beaucoup d’amis juifs. Il a aussi travaillé avec le maire de Saint-Pétersbourg qui avait beaucoup de juifs dans son entourage. Son choix du Jabad n’est pas facile à justifier, mais peut-être qu’ils ont été formés dans l’idée de bâtir un mode de vie juif sans se mêler de politique.

Le maître judoka

Ses bonnes relations avec Netanyahu ne lui causent aucun tort, de fait. Netanyahu reste un homme très puissant, capable de constituer une majorité au Sénat US, et c’est un allié de l’Arabie Saoudite, qui est l’homme fort dans le monde arabe. Le style de Poutine le pousse à éviter les confrontations; en bon judoka, il ne discute pas avec son adversaire, et n’exprime que rarement son désaccord. D’ailleurs il a acquiescé à la proposition de Netanyahu d’établir une hotline, ou une commission mixte pour les affaires militaires. Je doute qu’une semblable commission porte des fruits. Si Bibi veut prévenir les Russes des attaques qu’il prépare sur les positions syriennes, ces attaques ne serviront plus à rien; ce qui n’empêche que commission et hotline réduiront le danger d’une confrontation involontaire.

Presque aussitôt après la rencontre avec Netanyahu, Poutine a reçu le président palestinien Mahmoud Abbas. Là encore, l’ambiance était très amicale. Abbas lui a expliqué les problèmes autour de la mosquée Al Aqsa de Jérusalem, où des fanatiques juifs provoquent et font des ravages. Il a mentionné la confiscation des terres chrétiennes près de Beit Jalla et bien d’autres causes de gros souci, y compris la nouvelle autorisation donnée par Israël de tirer sur les enfants palestiniens à balles réelles de calibre 22. Abbas a encouragé Poutine à sauver la Syrie de la désintégration, et a écouté les explications de Poutine sur les plans russes. Résultat, Abbas ne démissionne pas   et ne rendra pas les clés de l’Autorité palestinienne à l’Assemblée générale de l’ONU, comme l’annonçaient certains observateurs, mais  nous n’en sommes pas encore au dénouement.

Cette double rencontre a hissé la diplomatie russe à un niveau inédit. Jusqu’à maintenant, seuls les présidents américains étaient capables de rencontrer à la fois les Israéliens et les Palestiniens aussi chaleureusement, et de les assurer de leur protection. Maintenant la Russie est au niveau le plus élevé, et c’est certainement une grande réussite de Poutine, qui justifie d’emblée sa décision de s’engager en Syrie.


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