Déclin par suffisance
Dans un passé éloigné, les Empires et leurs dirigeants autocrates et tyranniques ne ressentaient pas le besoin de se prémunir de prétextes pour partir en guerre afin de spolier les terres, les biens et les ressources d’autrui. L’aube venue, leurs descendants, via des marionnettes, se sont autoproclamés démocrates. Ils ont dès lors, et malgré eux, transformé la plèbe en opinion publique. Aïe. Eh oui, fallait réfléchir avant les gars !
Qu’à cela ne tienne, il leur suffirait de manipuler cette fameuse opinion publique.
Car comme le proclamait Edward Bernays, un des pères des Relations publiques : « Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ».
Slogans chocs et autres diatribes ciblant les peuples à équarrir étaient dès lors de sortie. Du droit quasi divin de civiliser les australopithèques aux prétentions de démocratiser la planète, en passant par la lutte contre la propagande communiste ou le terrorisme islamiste de « l’Axe du mal », les alibis n’ont certes pas manqué. Diaboliser l’ennemi ne suffisant pas, il a aussi fallu s’autoproclamer vertueux, s’autoproclamer « Etat éclairé ». Mais à la lumière de nos « Lumières », ce dernier nous renvoie piteusement à un sombre individualisme fertilisant la bouture du capitalisme.
Chaque Empire « moderne » a abreuvé sa population d’au moins un de ces mobiles fallacieux. Du Japon aux Etats-Unis en passant par l’Allemagne et l’Empire Britannique, on a joué sur les épaisses ficelles de la peur, de l’honneur ou de l’héroïsme pour recruter de la chair à canon. Sachez messieurs les va-t-en-guerre que, comme le déclamait Aldous Huxley :
La civilisation n’a pas le moindre besoin de noblesse ou d’héroïsme. Ces choses-là sont des symptômes d’incapacité politique ».
Les Etats-Unis d’Amérique ont eu, de leur côté, le privilège de goûter à chacun des prétextes arborés lors de ces deux derniers siècles. Privilège de la durée…
Tenez, au hasard, vous voulez de la conspiration communiste ? En voilà : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester là à regarder un pays devenir communiste à cause de l’irresponsabilité de son peuple. Les enjeux sont trop importants pour laisser les électeurs chiliens décider ». Ainsi s’exprimait l’intriguant secrétaire d’Etat Henri Kissinger dans les années 70, annonçant au passage plus ou moins officiellement le rôle non négligeable de son pays dans la destitution d’un président démocratiquement élu.
Un prétexte fallacieux prévient donc toute guerre pour des raisons innommables. Notre propre opinion publique, si chloroformée soit-elle par ce pernicieux monde du divertissement, ne pourrait cautionner les vrais raisons.
Cependant, l’Empire au masque démocratique peut faire œuvre de suffisance, de par sa sensation d’invulnérabilité. Sûr de sa force, il manque de rigueur dans sa manipulation de son opinion publique. En des termes plus techniques et châtiés, je dirais qu’il ouvre trop sa grande gueule. Ce qui le perdra.
Déjà en 1900, doublé par son « Etat profond », l’Empire Américain transpirait cette suffisance autodestructrice. Le 9 janvier, le sénateur Albert Beveridge tenait ce discours devant la chambre : « Monsieur le président, la franchise est maintenant de mise. Les Philippines sont à nous pour toujours. […] Et à quelques encablures des Philippines se trouvent les inépuisables marchés chinois. Nous ne nous retirerons pas de cette région. […] Nous ne renoncerons pas à jouer notre rôle dans la mission civilisatrice à l’égard du Monde que Dieu lui-même a confié à notre race. Le Pacifique est notre océan. […] Vers où devons-nous nous tourner pour trouver des consommateurs à nos excédents ? »
Le pauvre alibi civilisateur est noyé dans un océan de vérité. Plus question de cache sexe. On montre tout le matos !
Soixante-deux ans plus tard, le vent en poupe, l’Empire ne se contentera plus de négliger l’opinion publique, il fera fi du droit international. Dean Acheson un des conseillers de l’administration Kennedy, affirma lors d’une conférence, alors que l’embargo illégal contre Cuba avait commencé, que l’opportunité d’une réponse américaine à un défi lancé à la « puissance, la position et le prestige » des Etats-Unis ne peut pas être purement « légal ». Ainsi donc, aucune question de législation internationale ne vaut lorsque le prestige, la position ou la puissance des Etats-Unis sont en jeu, écrivit alors l’essayiste américain Noam Chomsky dans l’un de ses pamphlets. En outre, rajouta-t-il, Acheson déclarait que la législation internationale avait son « utilité », qui est de « mettre en valeur nos positions ».
A partir de là, c’est l’opinion publique mondiale que l’Empire américain se met à dos.
De nos jours la popularité de l’Empire s’est encore fortement dégradée. Et, j’ose croire qu’il reste à peine quelques texans abrutis à Fox news pour supposer du bien-fondé de la politique étrangère de Washington, signe avant-coureur du déclin dans un pays aux élections libres (mais certes conditionnées).
Quel qu’il soit, l’Empire est par définition le plus fort. Il ne peut donc être battu que par ses propres erreurs. La suffisance est sûrement la plus courante. L’orgueil surdimensionné des Etats-Unis et de leurs dirigeants leur a donc fait négliger et perdre la bataille de l’opinion publique, et ce malgré la complaisance des médias mainstream. Cette défaite est un facteur accélérateur du déclin. Un déclin d’autant plus rapide que, si l’opinion publique s’organisait et se fédérait réellement, elle se transformerait alors en force inarrêtable.
Napoléon en son temps avait peur de l’avoir trop bien compris lorsqu’il déclarait : « Savez-vous, ce que j’admire le plus dans le monde ? C’est l’impuissance de la force pour organiser quelque chose ».
Messieurs, par votre suffisance, vous avez soigné notre impuissance !
- Source : Jérôme Pages