Le scénario apparaît immuable : un attentat ultramédiatisé suscite une vive émotion collective, le gouvernement promet une réponse à la hauteur du péril et fait passer une énième batterie de mesures liberticides en procédure d’urgence.
La loi sur le renseignement qui sera votée le 5 mai ne fait pas exception, loin s’en faut, se voulant conjurer l’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo, l’un des points forts du système de domination médiatique. Et tout comme les précédentes, elle a un spectre d’action bien plus large que la seule menace terroriste contre laquelle elle est censée lutter, comme le montre la liste de ses objectifs officiels :
- la prévention des atteintes à l’indépendance nationale, à l’intégrité du territoire et à la défense nationale, aux intérêts majeurs de la politique étrangère et aux intérêts économiques industriels et scientifiques majeurs de la France ;
- la prévention du terrorisme ;
- la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions, des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale, de la reconstitution ou d’actions tendant au maintien de groupements dissous ;
- la prévention de la criminalité et de la délinquance organisée ;
- la prévention de la prolifération des armes de destruction massive.
En ligne de mire, donc : les lanceurs d’alerte, les syndicalistes, les manifestants de tous bords, les zadistes, les indépendantistes, la dissidence politique… En gros tous ceux qui contestent la politique du gouvernement par des actions parfois radicales. La loi sur le renseignement est un texte sur mesure pour combattre l’opposition politique.
Piloté directement par le Premier ministre, le projet de loi sur le renseignement a pour objectif de légaliser les pratiques clandestines et intrusives des services de renseignement et de leur offrir de nouveaux outils pour surveiller Internet : mise sur écoute de véhicules, installation de mouchards pouvant enregistrer les frappes sur un clavier d’ordinateur, pose de caméras au domicile d’un suspect, de balises de géolocalisation ou de boîtes noires, interception de communications électroniques et téléphoniques en temps réel… et le tout avec la collaboration (forcée) des acteurs du numérique et de la téléphonie sommés de répondre à toute demande d’information émanant des services de police administrative. Cerise sur le gâteau, un algorithme placé sur le réseau des opérateurs télécoms pourra détecter les « signaux faibles » d’une menace terroriste, c’est-à-dire les comportements numériques suspects annonciateurs d’un passage à l’acte.
Autorisant la mise sous surveillance quasi-systématique de la population française, ce texte met à l’honneur le « décèlement précoce » cher à Alain Bauer, autrement dit le dépistage de la menace à son stade embryonnaire, creusant encore un peu plus le sillon de la pénalité préventive. Tirer d’abord, interroger ensuite, voilà à quoi semble se résumer la nouvelle doctrine de sécurité à l’œuvre depuis une dizaine d’années qui a déjà fait quelques victimes dans les rangs des insoumis. Tenir certains propos sur Internet ou sur les réseaux sociaux peut donner lieu à inculpation pour apologie du terrorisme ou même pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, si bien que l’on peut aujourd’hui parler de délit de préterrorisme. L’affaire de Tarnac de l’automne 2008, qui a vu la fabrication de toutes pièces d’une menace terroriste fantôme, pourrait bien devenir la norme.
Si elle emporte l’adhésion de l’UMPS, cette nouvelle loi a suscité en revanche de vives inquiétudes de la part des défenseurs des droits de l’Homme ou de la liberté d’expression, des professionnels du Net, de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, du Conseil national du numérique, du président de la Commission nationale du contrôle des interceptions de sécurité (CNCS), de certains juges antiterroristes et des formations politiques de gauche radicale. Même le Conseil de l’Europe est réticent. Il faut dire qu’aucun gouvernement de la Cinquième République n’était allé aussi loin dans le chantage au terrorisme et l’instrumentalisation des peurs à des fins autoritaires. Réduit au rôle d’exécuteur des basses oeuvres de la finance mondialisée et en panne de légitimité, le gouvernement n’a guère d’échappatoire. Ne lui reste que la méthode forte consistant à renforcer son arsenal technologique et législatif pour faire taire toute expression d’opposition radicale à sa politique économique et sociale. Dernier fait d’armes d’un exécutif discrédité, la loi sur le renseignement est bien un attentat aux libertés.