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La prise en otage des enseignants ou l'instrumentalisation de l'école publique

Auteur : Saïd Bouamama | Editeur : Walt | Samedi, 31 Janv. 2015 - 23h17

Il est fréquent d’imputer à l’école publique la réparation des dégâts que les politiques économiques libérales produisent. Plus de trois décennies de paupérisation, de précarisation, de destruction des services publics, ont eu des effets catastrophiques sur la vie quotidienne des classes populaires (et plus récemment sur celui des couches moyennes). Et l’on voudrait dans ce contexte que l’école puisse être un « sanctuaire » protégé des bruits et nuisances d’un environnement social en crise multiforme.

Les orientations que le gouvernement vient d’adopter comme conclusion de son analyse sur les attentats meurtriers qui ont endeuillé notre pays ajoutent de nouvelles responsabilités et tâches aux enseignants. Ils ne sont plus seulement responsables de l’échec, du décrochage scolaire et du chômage par la préparation insuffisante au marché de l’emploi, mais également d’une citoyenneté et d’un civisme « insuffisant » des élèves, d’un apprentissage défaillant de la « laïcité », de la méconnaissance des « principes républicains » et de l’irrespect des symboles nationaux, notamment.

Minute de silence ou l’injonction à s’émouvoir sur commande

Le jeudi 8 janvier, tous les établissements scolaires étaient appelés à organiser une minute de silence. Le jeudi 15 janvier, j’animais une journée de réflexion avec un groupe de mères de familles de la ville de Blanc Mesnil. L’affluence était plus importante que d’habitude et la minute de silence fut bien sûr abordée. Ce sont d’abord les mères ayant des enfants en maternelle qui ont exprimé leur incompréhension, leur sidération et leur colère. L’organisation d’une minute de silence était facultative pour les maternelles et obligatoire pour les collèges et les lycées. Le contexte national, l’instrumentalisation politique de l’émotion, la surabondance d’images médiatiques, les discours sur la responsabilité de l’école, ont poussé de nombreuses sections maternelles à mettre en place ce moment de « recueillement ». « Mon petit est rentré en disant qu’il a dû rester longtemps sans parler », « Le mien m’a demandé si les fous allaient encore tirer sur des innocents », « Il m’a dit avec une mine triste que Charlie était mort », « A moi elle a dit que des messieurs tuent les enfants et que c’est pour ça qu’on est triste », etc.
Heureusement, de nombreux enseignants de maternelle ont eu des réactions plus appropriées à l’âge de leurs élèves :

« Mais quand les enfants ont entre 2 ans et demi et 6 ans, que faire ? Que dire ? Quelle attitude adopter ? Sont-ils trop jeunes pour entendre ce qu’il s’est passé ? C’est ce que pensent six des huit directeurs et directrices d’école maternelle que Le HuffPost a contactés ce jour à Paris, Marseille, Reims et Lyon. Tous sont touchés par les événements de la veille et prennent très à cœur cette demande du Président de la République, même s’ils ne vont pas pouvoir y répondre. « Ils sont trop petits vous savez », confirme la directrice d’une école maternelle du 13e arrondissement de Paris. « La minute de silence, nous allons l’organiser mais entre adultes, nous nous réunirons dans la salle des maîtres dans la journée. » Même avis à Reims, où l’enseignante de petite section que nous interrogeons assure, « en tant qu’adulte, on diffère cette minute de silence à ce soir pendant notre réunion pédagogique, mais avec les enfants, ce n’est pas possible, ils sont trop petits ».

Il ne s’agit pas, bien entendu, de considérer nos petits enfants comme coupés de la société et des drames de la vie sociale. Les bruits du monde leur parviennent, surtout avec la place qu’a pris la télévision dans le quotidien de nombreuses familles. Ils sont percutés par les images aussi nombreuses qu’inutiles quand survient une catastrophe ou un attentat. Ils sentent et absorbent la peur, l’angoisse, l’indignation des adultes qui les entourent. Le besoin de l’enfant est dans ce contexte d’avoir des adultes disponibles pour répondre aux inquiétudes, au besoin éventuel de parler, aux interrogations parfois difficiles à formuler. Exactement l’inverse d’une minute de silence.

Voici ce qu’en pense l’association nantaise de psychologues et psychomotriciens des « Pâtes au Beurre » :

« L’enfant n’est pas un adulte en miniature mais un adulte en devenir et ses capacités d’assimilation sont différentes des adultes ». Pour exemple un enfant de classe maternelle n’est pas en mesure de rendre hommage par une minute de silence : le silence c’est l’immobilité, l’absence de liens verbaux et c’est très anxiogène pour un jeune enfant ; de même de nombreux enfants d’âge primaire témoignent à la TV « que des gens ont été tués parce qu’ils dessinaient ». Il est important de se rappeler que l’expression privilégiée des enfants c’est le dessin, un langage à part entière qui soutient leur pensée et accompagne l’expression de leur vie intime. Qu’ils puissent penser que dessiner tue n’est pas constructif ».

A partir des classes de primaire la minute de silence est obligatoire et prend donc la signification d’une injonction à s’émouvoir sur commande. La réaction de nombreux élèves était prévisible. Il faut vraiment être coupé des milieux populaires pour être surpris des centaines d’insubordinations qui ont eu lieu. Ce que les médias et les hommes politiques ont rapidement qualifié de « dérapages » est en fait l’agglomérat de plusieurs éléments : des provocations liées à l’âge des élèves, des réactions à une injonction, le refus d’une soumission, des élèves qui « ne se sentent pas Charlie », d’autres qui estiment que l’indignation est à géométrie variable, notamment.

La seule réponse pédagogique possible à ces points de vue divergents est le débat contradictoire, l’argumentation, la réponse aux méconnaissances qui se révèlent… En lieu et place de quoi, la ministre de l’éducation nationale déclare :

« Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les « Oui je soutiens Charlie, mais », les « deux poids, deux mesures », les « pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? » Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs ».

L’obligation de se taire, de ne pas se questionner, de ne pas dire ce que l’on pense, etc., comme méthode pour défendre la liberté d’expression, telle est l’orientation pédagogique de notre ministre. Cela ressemble beaucoup plus à une discipline militaire qu’à une démarche pédagogique. Une telle approche est une véritable prise en otage des enseignants surtout quand elle s’accompagne de mesures de répression contre les élèves qui ont exprimé une autre opinion que celle décrétée par la ministre. L’encouragement à la délation de la ministre suivi de poursuites en justice d’enfants et d’adolescents pour « apologie du terrorisme » renforce le décalage entre les enseignants et les élèves, déjà trop important du fait de nombreux facteurs.

La relation de confiance entre l’école et les classes populaires n’est pas une donnée acquise une fois pour toute. Elle a été ces dernières années fragilisée par l’inégalité sociale et les discriminations que reproduit notre système scolaire. Elle a été ébranlée par le culturalisme de nombreuses explications sur l’échec scolaire des enfants (du débat sur la soi-disant démission des parents à celui sur les facteurs culturels de l’échec) qui sonne pour les parents comme une insulte et une mise en indignité. La loi sur le foulard de 2004 et les débats qui l’ont accompagnée a creusé encore plus fortement le fossé. La distance grandit entre enseignants et une partie des classes populaires. Voici ce qu’en disait la sociologue Nacira Guénif Souilamas :

« Depuis des années, il existe de la part de certains parents migrants une méfiance envers l’école. Cette institution ne leur semble faite ni pour eux, ni pour leurs enfants. Beaucoup ont un parcours scolaire fait d’échecs : mauvaises notes, incompréhension de ce qu’on attend d’eux. Stéréotypes sur leurs enfants forcément différents, orientation précoce vers des filières sans avenir,… Les malentendus peuvent être multiples. C’est une défiance qui s’est jouée dans le temps : ces histoires scolaires à répétition qui s’échangent entre familles ont largement affaibli l’image de l’école dans les familles migrantes ».

La répression actuelle des « dérapages » suscite d’ores et déjà un nouveau sentiment d’injustice, y compris auprès des élèves qui ont accepté la minute de silence ou qui « ont été Charlie » mais qui ne comprennent pas ce qui arrive à leurs petits camarades. Un enfant de 8 ans a ainsi été convoqué par les services de police pour « apologie du terrorisme » sur dénonciation et plainte du directeur d’une école de Nice. La ministre de l’éducation ne trouve rien de mieux que de féliciter le directeur et l’équipe enseignante à l’origine de la délation : « Je le dis avec force, non seulement cette équipe a bien fait de se comporter ainsi, mais son travail de suivi, et pédagogique et social, est une œuvre utile et je l’en remercie ». Si le record d’âge est ici battu, les cas se comptent par dizaines pour les adolescents. Le gouvernement a beaucoup parlé de guerre ces dernières semaines, il s’agissait en fait d’une guerre contre nos enfants, dans laquelle on veut transformer les enseignants en supplétifs.

En mettant les enseignants en porte à faux vis-à-vis de leurs élèves, en encourageant la délation, la ministre et le gouvernement qu’elle représente, brisent la relation de confiance nécessaire à la relation pédagogique. Comment être légitime demain dans la prétention à éduquer à l’esprit critique ? Comment susciter une parole avec une telle expérience de négation de la subjectivité des élèves ? Comment parler de citoyenneté et prétendre l’enseigner avec un tel déni ? Discipline militaire ou relation pédagogique : il faut choisir.

L’instrumentalisation des enseignants

De même qu’il y a eu instrumentalisation de l’émotion suscitée par les attentats, il y a aujourd’hui instrumentalisation des « dérapages » lors de la minute de silence, pour imposer un contrôle social et idéologique des élèves. Les mesures rendues publiques le 22 janvier 2015 dans le cadre de la « Grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République » sont significatives de ce contrôle souhaité. On y retrouve pêle-mêle : « renforcer la transmission des valeurs de la République » (mesure 1) ; « rétablir l’autorité des maîtres et les rites républicains » (mesure 2) ; « un nouvel enseignement moral et civique » servant de base à un « parcours citoyen » (mesure 3) ; etc.

Au-delà de chacune des mesures, l’implicite de l’ensemble du document est idéaliste. Il ne s’agit pas de s’attaquer aux causes matérielles de l’échec scolaire et du désespoir d’une partie de notre jeunesse, mais d’inculquer les visions dominantes de la laïcité, de la citoyenneté, de la discipline, entre autres. Nous sommes en plein comportementalisme, cette approche pédagogique basée sur le couple « stimulus-réponse », impliquant une forme de conditionnement et de dressage, où la place de l’élève peut se résumer comme suit :

« L’apprenant, quant à lui, reste encore passif, mais en s’efforçant tout de même de déduire quels comportements sont attendus et souhaitables, ou pas, de sa part… En pareil cas, il s’agit surtout pour lui de démontrer « qu’il a bien compris les consignes ». »

Il s’agit donc de « transmettre les valeurs de la république » comme si elles n’étaient pas polysémiques.

Transmettre la valeur « liberté » ? : celle de la classe dominante ne reconnaissant pas de limites à la liberté d’entreprendre et d’exploiter comme nous le rappelle une nouvelle fois la loi Macron ou celle des classes populaires luttant pour que la liberté se traduise en droits concrets pour tous ?

Transmettre la valeur « égalité » : celle de la classe dominante la limitant à l’égalité devant le vote ou celle des classes populaires étendant l’égalité à toutes les sphères de la vie sociale ? L’égalité des chances des dominants ou l’égalité des conditions des classes populaires ?

Transmettre la valeur « fraternité » : celle de la classe dominante appelant à la fraternité entre l’exploiteur et l’exploité ou celle des classes populaires appelant à une fraternité s’incarnant dans l’organisation sociale (retraite par répartition, assurance maladie universelle, etc.) ?

Quant à la laïcité, on peut s’attendre au pire lorsque l’on a en tête la sur-idéologisation dont elle a été l’objet depuis au moins la loi d’interdiction du foulard à l’école en 2004. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause la nécessité de débattre des valeurs politiques au sein de notre école, mais bien de distinguer le débat de l’inculcation, l’approche contradictoire du dressage, l’incitation à la réflexion de l’endoctrinement.

Les enseignants n’ont décidemment rien à gagner aux nouveaux rôles que l’on veut leur faire jouer. L’absence de réactions des grandes organisations syndicales à cette mobilisation ministérielle est plus qu’inquiétante. Il est urgent qu’elles se démarquent de l’image de l’enseignant garde-chiourme que le gouvernement veut imposer.

L’explicite répressif

La grande mobilisation ministérielle ne se contente pas de poser des objectifs. Elle impose également des éléments de méthode : « compréhension et célébration des rites républicains et des symboles de la république (hymne national, drapeau, devise) » (mesure 2), « règles de civilité et de politesse, mais aussi la Charte de la Laïcité seront expliquées aux élèves et à leurs parents » (mesure 2), etc. Nous ne sommes pas loin d’une nouvelle mission civilisatrice des élèves et de leurs parents confiée aux enseignants. Vis-à-vis des récalcitrants, il est prévu de généraliser le fichage et la répression, expérimentés à propos de la minute de silence :

« Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l’autorité du maître fera l’objet d’un signalement systématique au directeur d’école ou au chef d’établissement, d’un dialogue éducatif associant les parents d’élèves et, le cas échéant, d’une sanction. Aucun incident ne sera laissé sans suite. »

Le résultat poursuivi par une telle conception de l’enseignement et de l’enseignant, utilisant comme méthode la moralisation, la délation et la répression, est la production d’un citoyen obéissant, soumis, acceptant son sort et se mettant au service de son Etat. Le programme de Najat Vallaud-Belkacem n’est pas sans rappeler celui d’un des pères de l’école publique François Guizot qui décrivait les instituteurs comme suit en 1833 :

« La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l’autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments que l’instituteur s’attachera à développer ». Bien sûr pour mener à bien une telle mission, l’instituteur doit lui-même être obéissant : « Les devoirs de l’instituteur envers l’autorité sont plus clairs encore et non moins importants. Il est lui-même une autorité dans la commune ; comment donc donnerait-il l’exemple de l’insubordination ? Comment ne respecterait-il pas les magistrats municipaux, l’autorité religieuse, les pouvoirs légaux qui maintiennent la sécurité publique ? ». Simplifions : un bon élève comme un bon enseignant obéit et respecte la hiérarchie sociale.

La troisième république, une fois sortie de la frayeur que lui a causée la commune de Paris, ne fera que « laïciser » l’exigence de soumission en la complétant par un nationalisme belliqueux contre « l’ennemi allemand » et un colonialisme « civilisateur ».

Il est vrai qu’aujourd’hui encore les guerres dans lesquelles est engagée la France appellent une société d’ordre, une restriction des libertés et une discipline de caserne. Il n’est pas étonnant dans ce cadre que le programme du gouvernement rappelle la troisième république : chauvine, colonialiste et moraliste.


- Source : Saïd Bouamama

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