L’affaire Anna Novikova ou la cabale infernale du nouvel État français
Déjà plus de dix jours de prison pour avoir, officiellement, «porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation» – concrètement pour avoir envoyé des jouets aux enfants du Donbass et collé des affiches «La Russie n’est pas mon ennemi».
Voici comment, en 2025, tout se passe comme si la France signait des lettres de cachet 2.0 et fabriquait ses ennemis parfaits.
En ce début de semaine, quand j’ai écrit mon premier article consacré à SOS Donbass1 – ce que j’appellerai désormais «l’affaire Anna Novikova» -, je n’avais que le bref communiqué de la famille, quelques signaux dans les médias alternatifs et ce que je savais du travail humanitaire de SOS Donbass.
Les médias mainstream, eux, restaient muets ou reléguaient cette actualité en pages faits divers, avant de reprendre en chœur, à partir d’un communiqué laconique, le récit tout prêt du «nid d’espions à la solde du Kremlin».
Dix jours après les arrestations musclées de la DGSI, l’opacité administrative, judiciaire et médiatique est devenue une purée de poix nauséabonde – des fragrances acides et toxiques que le pouvoir semble respirer désormais sans même tressaillir.
Anna Novikova, vice-présidente de SOS Donbass, mère de deux enfants en bas âge, qui a collecté pendant ces dernières années, avec ferveur, passion et cœur, de l’aide humanitaire, du lait infantile, des fauteuils roulants, des vêtements chauds et des jouets de Noël pour les enfants du Donbass, dort depuis dix jours à Fleury-Mérogis, écrou n°494701, bâtiment Peupliers – prison surpeuplée à 180%, conditions déjà condamnées par la Cour européenne.
Vincent Perfetti, président de l’association, sexagénaire corse, est à Fresnes.
Vyacheslav Prudchenko, Russe de quarante ans, est en cellule pour avoir collé sur l’Arc de Triomphe des affiches «La Russie n’est pas mon ennemi».
On nous parle d’intelligence avec une puissance étrangère, d’espionnage économique sur les canons Caesar, de couverture FSB.
Si c’est ça l’espionnage russe, alors ce sont les espions les plus maladroits de l’histoire : militer ouvertement pour la paix, coller des affiches, organiser des convois humanitaires pendant des années avec photos, vidéos et reçus publiés sur Internet. Une clandestinité à ciel ouvert.
Si ces accusations étaient avérées, elles mériteraient évidemment un procès en bonne et due forme. Mais à ce jour, curieusement, rien n’a été rendu public :
- aucun acte d’accusation écrit (ce que l’article 175 du Code de procédure pénale exige pourtant),
- aucune notification consulaire à l’ambassade russe alors qu’Anna est aussi citoyenne russe (violation de l’article 36 de la Convention de Vienne, obligation formelle),
- aucune raison concrète et individuelle de détention, comme l’exige la jurisprudence Buzadji2 de la Cour européenne des droits de l’homme (2016), qui interdit la détention provisoire fondée sur des soupçons vagues et répétés sans alternatives possibles.
Et pourtant ils sont en prison depuis dix jours – et pourront y rester des mois, des années, sans qu’aucune preuve n’ait été montrée.
Et moi je sens remonter – je l’avais déjà dit dans l’article précédent – le goût âcre que je n’avais connu qu’en lisant les innombrables souvenirs de mes grands-parents pendant l’Occupation.
Parce que tout se déroule comme si ce n’était pas une affaire judiciaire, mais une mécanique outrancière, une cabale juridique et médiatique parfaitement orchestrée – l’affaire Pavel Dourov, avec sa garde à vue interminable et la pression sur Telegram, revient inévitablement en mémoire.
Un communiqué laconique tombe un soir de novembre, trois lignes squelettiques, et vingt-quatre heures plus tard la machine brode, gonfle, calomnie.
D’abord le soupçon feutré, puis le piment russophobe, enfin l’accusation assumée.
Une mère de famille devient agent dormant, dix ans de convois humanitaires s’effacent derrière l’ombre d’un espion fantôme.
Et je pressens l’orchestre qui monte déjà en crescendo : agent, ennemi, poutinolâtre avéré, extrême droite ou gauche selon l’humeur du jour – peu importe leurs véritables opinions, sinon une critique de l’OTAN et de l’UE.
Et voilà, après l’hystérie des punaises de lit, puis des drones, voici venu le grand péril russe. Tout tombe à pic : les discours belliqueux de Macron qui sabotent toute négociation de paix, la phrase glaçante du général Fabien Mandon – «il faudra accepter de perdre vos enfants» – au Congrès des maires, les obsessions de Jean-Noël Barrot qui nie la réalité du terrain à Kiev comme à Gaza, et maintenant ce «nid d’espions» démantelé juste au moment où l’on veut faire taire toute voix discordante. Sécurité d’État oblige.
Le compte YouTube de SOS Donbass a été clôturé pendant que j’écrivais cet article. Toutes les vidéos des convois, des distributions de lait et de jouets, des manifestations pour la paix, ont disparu. Comme si l’on voulait effacer jusqu’aux traces de leur innocence – synchronisation implacable.
Avant même 2022, l’Ukraine comptait déjà 14 000 morts civils sous les bombes, glorifiait Bandera, interdisait la langue russe, intégrait Azov à l’armée régulière, et votait des lois pour marginaliser les minorités russophones.
Tout cela est soigneusement passé sous silence pour que l’ennemi soit enfin parfait et que donner quelques euros à un convoi humanitaire devienne un risque.
Au Château, on signe des lettres de cachet 2.0 – ces ordres royaux d’autrefois qui permettaient d’enfermer quelqu’un sans jugement et sans fin.
On enferme sans autre forme de procès.
Et l’on sait déjà comment ça finira probablement :
- soit on les laissera pourrir six mois, un an, parfois plus – et jusqu’à cinq ans théoriquement – en détention provisoire, puis un non-lieu oublié ;
- soit on les échangera discrètement contre Laurent Vinatier ou un autre chercheur accusé d’espionnage en Russie ;
- ou l’on construira tout simplement, à charge, un dossier suffisamment lourd pour faire un exemple et terroriser toute une communauté.
On se souvient de l’émotion nationale quand Boualem Sansal a passé un an en prison en Algérie pour un tweet – libéré sous pression française massive.
Ici, trois humanitaires dorment en prison depuis dix jours pour avoir envoyé des jouets, et le silence est assourdissant.
Le contraste est saisissant, presque indécent. Géométrie variable de la liberté.
L’espionnage existe, bien sûr, et l’État a le devoir de s’en défendre. Mais saisir les arcanes du secret-défense et de la détention provisoire pour faire taire des citoyens qui, blessés dans leur âme par les haines et les discours belliqueux des élites, osent encore parler de paix, c’est un détournement cruel.
N’importe qui pourrait demain se retrouver dans la pire adaptation du Procès de Kafka : perquisition à l’aube, garde à vue interminable, silence complice des médias, années de procédure qui capotent.
Comment les historiens du futur décriront-ils cela ?
Comme un âge sombre où la France, au nom de la défense de la démocratie, a suspendu la sienne ? Sachez-le : vous qui parlez russe dans la rue, vous qui donnez quelques euros pour un convoi, vous qui osez dire que la paix est possible, vous êtes déjà dans le viseur.
La chasse aux sorcières est ouverte. Les appâts sont doux et innocents.
Mon âme est consternée, anéantie. Nous sommes tous concernés.
Liberté pour Anna Novikova.
Liberté pour Vincent Perfetti.
Liberté pour Vyacheslav Prudchenko.
Et que la France redevienne elle-même, et se souvienne enfin de sa devise :
Liberté, Égalité, Fraternité.
Notes:
- Deux humanitaires emprisonnés en France. Personne ne sait pourquoi https://reseauinternational.net/deux-humanitaires-emprisonnes-en-france-personne-ne-sait-pourquoi/
- La jurisprudence Buzadji, c’est une décision qui dit : on ne peut pas garder quelqu’un en prison provisoire des mois (ou des années) juste sur des soupçons flous comme «il pourrait s’enfuir en général». Il faut des raisons précises pour CHAQUE personne, et vérifier d’abord des solutions plus douces (comme un bracelet ou un contrôle à domicile). Sinon, c’est contraire au droit à la liberté.
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Ingérence russe ou prétexte sécuritaire ? Quand Macron joue la surenchère

L'affaire SOS Donbass révèle la tension entre sécurité nationale et libertés fondamentales. Sous couvert de lutte contre l'espionnage, l'État étend son contrôle sur la société civile et les engagements politiques individuels.
Le Parisien, Aujourd’hui en France et la lettre spécialisée sur les renseignements Intelligence Online ont rapporté l’interpellation d’une Russe nommée Anna N. et d’un militant français pro-russe Vincent P par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ils sont soupçonnés d’être des espions du Kremlin. Selon le parquet de Paris, les deux individus ont été placés en détention provisoire.
Une enquête spectaculaire qui tombe à point nommé
Le 17 novembre dernier, Anna N et Vincent P. ont été interpellés par les agents de la DGSI d’après les informations du Parisien, Aujourd’hui Paris et Intelligence Online. Cette interpellation intervient dans le cadre d’une enquête lancée par le parquet de Paris, qui les accuse d’« intelligence avec une puissance étrangère » et d’« association de malfaiteurs ». Des termes lourds, destinés à frapper l’opinion.
Les deux individus sont soupçonnés d’être des agents recrutés par les services secrets russes accusés d’agir sous couvert d’activités humanitaires en France.
Anna N, une ressortissante russe de 40 ans qui vit dans le Béarn, dans les Pyrénées-Atlantiques, depuis plusieurs années, est la fondatrice de l’association SOS Donbass. L’ONG a comme objectif d'"informer les gens de manière factuelle sur la situation au Donbass et de leur montrer la voie pour apporter leur soutien". Il s’agit d’un endroit stratégique très disputé par la Russie et l’Ukraine.
Mariée à un Français depuis 2010, Anna N est la vice-présidente de l’association. Elle a déjà eu des embrouilles avec les services de renseignement français en février 2024. La ressortissante russe a été en effet accusée d’avoir commis des infractions au profit de la Russie. La présidence de l’ONG est assurée par un corse, Vincent P.
Les services de la DGSI auraient surveillé discrètement cette association et les activités de ces deux individus pendant des mois.
Selon la DGSI, Anna N et Vincent P auraient été approchés par les membres d’un service de renseignement russe au cours des voyages qu’ils ont effectués au nom de l’association dans la région de Donbass.
Une association transformée en menace : une logique de surveillance
Mais au fond que reproche-t-on réellement au duo Anna N. – Vincent P. ?D’avoir fondé une association caritative liée au Donbass, voyagé en zone de conflit et exprimé une sympathie pour Moscou. De là à les qualifier « d’espions », c'est un bien grand mot.
A ce jour, la procédure s'appuie encore sur des soupçons, pas sur des faits établis. La détention provisoire, déjà prononcée, ressemble davantage à un message politique qu’à une nécessité judiciaire.
Un autre membre de l’association SOS Donbass, le ressortissant ukrainien Vyacheslav P, qui vit en région parisienne est aussi suspecté d’avoir mené des actions militantes russes dans l’Hexagone.
En septembre 2025, ce dernier a été reconnu par des caméras de surveillance en train de coller des affiches pro-russes sur l'Arc de Triomphe avec pour inscription « Français, souviens-toi de ce que le soldat russe a fait pour toi ». Vyacheslav P a déclaré qu'il voulait rappeler que le rôle de la Russie a été décisif dans la victoire des Alliés en Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Son collage d'affiches sur l'Arc de Triomphe devient "dégradation en relation avec une puissance étrangère". Son avocat dénonce un "délit d'expression". L'État transforme un acte militant en crime sécuritaire.
SOS Donbass est décrite comme une façade d’espionnage. C’est possible, mais rien ne le démontre pour l’instant. La méthode rappelle une tendance inquiétante : qualifier d’ingérence toute voix dissonante sur la guerre en Ukraine.
La détention provisoire, arme de dissuasion politique
Les trois suspects connaissent la détention provisoire. Une mesure exceptionnelle devenue banale dans les affaires d'espionnage. Elle permet de maintenir une pression constante sur les accusés, avant même leur jugement.
L'avocat de Vyacheslav P. s'indigne de qualifications "farfelues" justifiant l'incarcération. Son client échappe aux poursuites pour espionnage mais reste emprisonné.
En élargissant le périmètre de l'espionnage à l'activité associative et à la simple propagande, on crée un climat de peur et de surveillance généralisée. Tout individu ayant des contacts non officiels avec un pays "ennemi" devient potentiellement suspect.
C'est le début de la police des opinions, où la défense de la Nation justifie la suspension des libertés fondamentales. Les citoyens doivent exiger que la preuve l'emporte sur le soupçon et que la raison d'État ne soit pas un chèque en blanc pour la répression.
La réponse sécuritaire à la menace russe pourrait bien nous faire basculer dans un État où toute dissidence devient suspecte. La défense de la Nation ne doit jamais devenir un prétexte pour museler la critique, dissoudre les associations non-alignées, et criminaliser la liberté d'expression politique. L'État doit prouver une menace réelle et non instrumentaliser la peur pour restreindre nos libertés.
Source: Lalaina Andriamparany - Le Courrier des Stratèges
- Source : Réseau International















