Arnaud Bertrand commente cette info du South China Morning Post
L’Europe vient de franchir une énorme ligne rouge chinoise : c’est un geste plus provocateur que les États-Unis eux-mêmes n’avaient jamais osé faire. Ça n’était jamais arrivé avant.

La dirigeante numéro 2 taiwanaise a fait un discours choc au parlement européen. La deuxième dans la hiérarchie s’est adressée à une conférence non officielle de députés européens, une initiative risquant de provoquer une réponse furieuse de la part de Pékin.
Ce qui rend cette décision franchement incompréhensible : pourquoi l’Europe franchirait-elle une ligne rouge que les États-Unis, même lorsqu’ils étaient au sommet de leur puissance, ont toujours considéré qu’ils ne pouvaient pas se permettre de franchir ? D’autant plus pour un sujet où l’Europe n’a aucun rôle à jouer et alors que l’Europe est bien plus dépendante du commerce chinois que ne le sont les États-Unis ? Il n’y a rien à gagner ici pour l’Europe, et beaucoup à perdre : cette décision est purement destructrice.
Il n’y a qu’un seul précédent qui me vient à l’esprit : en 1995, lorsque le président taiwanais, Lee Teng-hui, a pris la parole à l’Université Cornell (son alma mater). Cela avait été présenté comme une visite PRIVÉE (il a parlé dans une université, pas au Congrès), et cela a été fait à une époque où la Chine était beaucoup moins puissante (et les États-Unis immensément plus puissants par rapport à la Chine), mais cela a quand même déclenché la Troisième crise du détroit de Taiwan. Et, pour couronner le tout, les États-Unis n’ont jamais répété l’expérience ; Washington a appris que même cette petite provocation n’en valait pas le coût.
En fait, de nos jours, les États-Unis n’autorisent même pas les responsables taïwanais à transiter par les États-Unis : plus tôt dans l’année, l’administration Trump a empêché le président Lai de simplement transiter par le sol américain pour se rendre en Amérique latine, l’obligeant à annuler complètement son voyage. Pourtant, l’Europe, avec une fraction de l’influence qu’a l’Amérique, vient d’accueillir la Vice-présidente taïwanaise à son Parlement. Une pure folie.
Alors pourquoi ont-ils fait une chose pareille ? On ne peut que spéculer.
Tout d’abord, ce mouvement a été organisé par l’IPAC, la soi-disant «Alliance interparlementaire sur la Chine», un regroupement mondial de législateurs dont la seule raison d’être est d’intensifier la confrontation contre la Chine et de faire des gestes théâtraux anti-Chine. Contexte important, l’IPAC a été cofondée par Marco Rubio – maintenant secrétaire d’État des États-Unis – qui en a été le premier coprésident américain.
Il y a donc un scénario probable où cette décision a été prise à la demande de Washington afin d’empoisonner les relations entre la Chine et l’Europe, en particulier au moment où l’UE discute apparemment avec la Chine d’un Accord de libre-échange similaire dans l’esprit à l’Accord global sur l’investissement (CAI), un autre ALE UE-Chine auquel les États-Unis étaient farouchement opposés et qu’ils ont réussi à torpiller.
Comment les États-Unis avaient-ils torpillé le CAI ? C’est là que ça devient intéressant : avec une tactique extrêmement similaire. En mars 2021, ils avaient obtenu des parlementaires de l’UE qu’ils imposent des sanctions à quatre responsables chinois parce qu’ils étaient liés au soi-disant «génocide ouïghour», sachant pertinemment que cela provoquerait des représailles chinoises. Et bien sûr, la Chine a répondu en sanctionnant des responsables de l’UE, ce qui a immédiatement conduit tous les députés atlantistes de l’UE à crier : «Comment ont-ils pu nous faire ça ? Cette agression non provoquée est absolument inacceptable ! Nous ne pouvons pas conclure d’accord commercial dans ces conditions ! Bla, bla, bla». Le CAI était mort.
Plus de détails sur la mise à mort du CAI ici.
Cela pourrait donc être ce scénario : Washington a orchestré cette provocation par l’intermédiaire de l’IPAC pour déclencher des représailles chinoises, donnant aux députés atlantistes le prétexte de tuer les négociations commerciales UE-Chine. Tout cela pour s’assurer que l’Europe reste la chasse gardée économique des États-Unis, limitant l’intégration économique UE-Chine. Exactement le même processus mise en place pour détruire le CAI en 2021.
Dans ce scénario, ironiquement, les États-Unis ne veulent pas irriter la Chine eux-mêmes parce qu’ils veulent une marge de manœuvre maximale pour leur propre relation bilatérale. Une flexibilité stratégique qu’ils ne veulent pas que l’Europe ait.
Il pourrait aussi, fait intéressant, y avoir une lecture exactement opposée : les atlantistes européens sabotent délibérément le réchauffement des relations américano-chinoises et les ouvertures «G2» de Trump. Inviter le vice-président taïwanais → provoquer des représailles chinoises → provoquer une crise pour forcer l’escalade américaine → rendre l’accommodement Trump-Xi politiquement impossible. Le scénario cauchemardesque pour les atlantistes européens est un grand marché américano-chinois qui marginaliserait entièrement l’Europe, de sorte qu’ils conçoivent des provocations pour rendre un tel accord intenable.
Bien que, soyons lucides, cela suppose un niveau de sophistication stratégique qui semble au-delà de la culture actuelle des parlementaires européens. Mais qui sait…
Ou cela pourrait aussi être bien plus simple que tout cela : des députés atlantistes agissant par pure conviction idéologique ; des politiciens européens tellement détachés des réalités matérielles du pouvoir, tellement marinés dans les discussions des think tanks transatlantiques et franchement si irresponsables qu’ils sacrifieront les intérêts européens sur l’autel de leur propre image morale ; traitant les grandes relations de pouvoir comme une opportunité pour montrer leur vertu et n’ayant que faire des conséquences géopolitiques de ce genre d’attitude.
Ou cela pourrait être un mélange de ce qui précède, ou quelque chose de complètement différent.
Une chose est sûre cependant : cela va sans aucun doute empoisonner davantage les relations UE-Chine, ce qui va à l’encontre des intérêts de l’UE car la position stratégique optimale de l’Europe est de maintenir de meilleures relations avec Washington et Pékin que ces deux dernières n’en ont entre elles. C’est là que réside le levier de l’Europe – en tant qu’équilibreur, celui que les deux parties devraient courtiser. C’est ainsi que vous extrayez des concessions et préservez des options. Cette initiative risque de détruire cette option et montre que l’Europe – par manipulation, idéologie ou pure incompétence stratégique – continue de mener une guerre contre sa propre indépendance.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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