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Samedi, 13 Sept. 2025

La mort de l’industrie de l’Holocauste

Auteur : Chris Hedges | Editeur : Walt | Vendredi, 12 Sept. 2025 - 14h13

Le génocide de Gaza montre que l'Holocauste n'est pas destiné à prévenir les génocides, mais à les perpétuer, pas plus qu'à comprendre le passé, mais à manipuler le présent.

Presque tous les spécialistes de l’Holocauste, qui considèrent toute critique d’Israël comme une trahison de la mémoire de l’Holocauste, ont refusé de condamner le génocide perpétré à Gaza. Aucune des institutions vouées à la recherche et à la commémoration de l’Holocauste n’a établi les parallèles historiques évidents, ni dénoncé le massacre de masse des Palestiniens.

Les spécialistes de l’Holocauste, à quelques exceptions près, ont dévoilé leur véritable objectif, qui n’est pas d’étudier la nature humaine et sa terrible propension à commettre le mal, mais de sanctifier les Juifs en tant que victimes éternelles et d’absoudre l’État ethnonationaliste d’Israël de ses crimes de colonialisme, d’apartheid et de génocide.

L’instrumentalisation de l’Holocauste et l’incapacité à défendre les victimes palestiniennes uniquement parce qu’elles sont palestiniennes ont fait imploser toute autorité morale des institutions et des mémoriaux consacrés à l’Holocauste. Ils sont désormais dénoncés comme autant de moyens non pas de prévenir le génocide, mais de le perpétrer, pas d’explorer le passé, mais de manipuler le présent.

Toute reconnaissance, même modeste, que l’Holocauste ne serait pas l’exclusivité d’Israël et de ses soutiens sionistes a été rapidement censurée. Le Musée de l’Holocauste de Los Angeles a supprimé un post Instagram qui disait : “PLUS JAMAIS ÇA” ne saurait signifier “PLUS JAMAIS ÇA”exclusivement pour les Juifs, après avoir suscité de vives réactions. Or, c’est précisément ce que “plus jamais ça” signifie selon les sionistes : plus jamais ça, mais seulement pour les Juifs.

Dans son ‘Discours sur le colonialisme’, Aimé Césaire écrit qu’Hitler était perçu comme exceptionnellement cruel uniquement parce qu’il se livrait à “l’humiliation de l’homme blanc”, appliquant à l’Europe les

“procédures colonialistes qui, jusqu’alors, étaient exclusivement réservées aux Arabes d’Algérie, aux coolies de l’Inde et aux nègres d’Afrique”.

C’est cette distorsion de l’Holocauste en tant qu’événement unique qui a troublé Primo Levi, emprisonné à Auschwitz de 1944 à 1945, et auteur de ‘Survivant à Auschwitz’. Fervent détracteur de l’apartheid pratiqué par l’État d’Israël à l’encontre des Palestiniens, il considérait la Shoah comme une “source intarissable du mal” qui se perpétue par la haine chez les survivants et se manifeste de mille façons, malgré eux, par soif de vengeance, la déchéance morale, la négation, la lassitude et la résignation.

Il déplorait le “manichéisme” de ceux qui “récusent les nuances et la complexité” et “réduisent le cours des affaires humaines à des conflits, les conflits à des dualités, le ‘nous et eux’”. Il rappelait que “le réseau des relations humaines à l’intérieur des camps de concentration [était] complexe : il ne pouvait être réduit à deux catégories, celle des victimes et celle des bourreaux”. Il savait que l’ennemi “est extérieur, mais aussi en nous”.

Levi y évoque Mordechai Chaim Rumkowski, un collaborateur juif qui dirigeait le ghetto de Łódź. Surnommé “le roi Chaim”, il a transformé le ghetto en un camp de travail forcé, source de richesse pour les nazis et lui-même. Il déportait ses opposants vers les camps de la mort. Il a violé et agressé sexuellement une multitude de filles et de femmes. Il exigeait une obéissance aveugle et incarnait la cruauté de ses oppresseurs. Pour Levi, il illustre ce que beaucoup d’entre nous sommes capables de devenir dans des circonstances similaires.

Ghetto de Lodz, Litzmannstadt, Mordechai Chaim Rumkowski, chef du Conseil des anciens, rencontre des responsables allemands dans une rue du ghetto, Pologne, 1940, Seconde Guerre mondiale. (Photo © Dukas/Universal Images Group via Getty Images)

“Nous avons tous en nous quelque chose de Rumkowski, son ambiguïté est nôtre, comme une seconde nature, celle des hybrides faits d’argile et d’esprit”, écrit Levi dans ‘Les Naufragés et les Rescapés’. “Sa folie est nôtre, la folie de notre civilisation occidentale qui ‘se précipite en enfer au son des trompettes et des tambours’, dont les misérables symboles sont l’image déformée de nos attributs du prestige social”.

“Comme Rumkowski, nous sommes nous aussi aveuglés par le pouvoir et le prestige, au point d’oublier notre fragilité fondamentale”, ajoute Levi. “Volontairement ou non, nous nous accommodons du pouvoir, oubliant que nous sommes tous dans le ghetto, que le ghetto est en état de siège, que les seigneurs de la mort règnent dehors et que les trains de la mort sont prêts à partir”.

Ces vérités amères de l’Holocauste, qui nous avertissent que la frontière entre victime et bourreau est si ténue que nous sommes tous des bourreaux en puissance, et que rien n’est intrinsèquement moral dans la judéité ou la survie de l’Holocauste, sont ce que les sionistes cherchent à occulter. C’est pourquoi Levi était persona non grata en Israël.

Les études sur l’Holocauste, qui ont proliféré dans les années 1970 et ont été incarnées dans la déification du survivant de l’Holocauste et fervent sioniste Elie Wiesel — que le critique littéraire Alfred Kazin a qualifié de “Jésus de l’Holocauste” —, ont désormais renoncé à toute prétention de vérité universelle. Ces spécialistes de l’Holocauste, comme le souligne Norman Finkelstein, n’utilisent la référence à l’Holocauste

“non pas comme une boussole morale, mais comme un outil idéologique”.“Interdire toute comparaison”, écrit Finkelstein, “est le mantra des racketteurs de la morale”.

Pour les sionistes, l’Holocauste et l’État juif confèrent un sens et une raison d’être, ainsi qu’une supériorité morale nauséabonde. Après la guerre de 1967, lorsque l’État d’Israël a pris le contrôle de Gaza et de la Cisjordanie, il est devenu, pour reprendre les termes de Nathan Glazer, “le credo des Juifs américains”.

Les études sur l’Holocauste sont fondées sur la croyance erronée selon laquelle une souffrance exceptionnelle confère un droit exclusif. Telle est la vision déformée qui sous-tend “L’industrie de l’Holocauste”, selon Finkelstein.

“La souffrance juive est décrite comme innommable, incompréhensible, qu’il faut pourtant continuer à dénoncer”,

écrit l’historien européen Charles Maier dans ‘The Unmasterable Past: History, Holocaust, and German National Identity’.

“Elle demeure intensément intime, sans jamais être banalisée, mais doit également devenir publique afin de permettre à la société non juive de commémorer les crimes. Cette souffrance très particulière doit être célébrée dans des lieux publics : musées de l’Holocauste, jardins du souvenir, sites de déportation, non pas comme des mémoriaux juifs, mais citoyens. Mais quel doit être le rôle d’un musée dans un pays comme les États-Unis, si loin du théâtre de l’Holocauste ? Dans quelles circonstances une douleur subjective peut-elle faire office de deuil public ? Et si le génocide est reconnu comme un deuil public, ne devons-nous pas alors accepter les références à d’autres souffrances spécifiques ? Les Arméniens et les Cambodgiens ont-ils également droit à des musées de l’Holocauste financés par des fonds publics ? Et avons-nous besoin de mémoriaux pour les adventistes du septième jour et les homosexuels persécutés par le Troisième Reich ?”

Tout crime commis par Israël au nom de sa survie, de son “droit à exister”, se trouve justifié par cette singularité. Tout est permis. Le monde est noir et blanc : c’est une lutte sans fin contre le nazisme, qui prend différentes formes selon la cible choisie par Israël. Remettre en question ces pulsions meurtrières, c’est être antisémite et encourager un nouveau génocide des Juifs.

Cette formule simpliste sert non seulement les intérêts d’Israël, mais aussi ceux des puissances coloniales coupables de génocides qu’elles cherchent à occulter. Comment qualifier l’extermination des Amérindiens par les colons européens, des Arméniens par les Turcs, des Indiens par les Britanniques lors de la famine au Bengale ou par les Soviétiques en Ukraine ? Et que dire des bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ? La destinée messianique est-elle si différente de l’adhésion des nazis au concept de Lebensraum ? Pourtant, on parle bien d’holocaustes, alimentés par la même déshumanisation et les mêmes pulsions meurtrières.

L’instrumentalisation de l’Holocauste nazi est un étrange marché de dupes. Armer et financer l’État d’Israël, s’opposer aux résolutions et aux sanctions de l’ONU condamnant ses crimes, et diaboliser les Palestiniens et leurs partisans, tel serait le prix à payer pour expier les crimes commis contre les Juifs. En échange, Israël absout l’Occident de son indifférence face au sort des Juifs durant l’Holocauste, et exonère l’Allemagne de l’avoir perpétré.

L’Allemagne exploite cette alliance contre nature pour dissocier le nazisme du reste de son histoire, y compris le génocide perpétré par les colons allemands contre les Nama et les Herero en Afrique du Sud-Ouest allemande, l’actuelle Namibie.

“Une telle manipulation”, écrit l’historien israélien et spécialiste du génocide, Raz Segal, “légitime le racisme à l’égard des Palestiniens précisément au moment où l’État hébreu leur inflige un massacre. Le concept du statut d’exception de l’Holocauste perpétue ainsi, sans le remettre en question, le nationalisme exacerbé et le colonialisme de peuplement qui ont précisément mené à l’Holocauste”.

Segal, directeur du programme d’études sur l’Holocauste et le génocide à l’université Stockton, dans le New Jersey, a écrit un article sur Gaza, le 13 octobre 2023, six jours après l’incursion du Hamas et d’autres combattants palestiniens en Israël, intitulé “Un cas d’école de génocide”. Cette accusation émanant d’un spécialiste israélien de l’Holocauste, dont des membres de la famille ont péri durant cette période, a été vivement critiquée.

Il a perçu dans l’exigence pressante du gouvernement israélien d’évacuer les Palestiniens du nord de Gaza et dans la diabolisation effroyable des Palestiniens par les dirigeants israéliens — le ministre de la Défense a déclaré qu’Israël “combat des animaux humains” — l’odeur nauséabonde du génocide.

“Le principe même du ‘plus jamais ça’, comme nous l’enseignons à nos étudiants, consiste à reconnaître les signes précurseurs d’un génocide qui doivent nous inciter à agir pour mettre fin à un processus potentiellement génocidaire, même s’il ne l’est pas encore”, m’a confié Segal lors de notre entretien.

Mon interview avec Segal peut être consultée via ce lien.

“Les études sur l’Holocauste en tant que champ de recherche pourraient toucher à leur fin, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose”, a-t-il poursuivi. “Si les études sur l’Holocauste sont effectivement associées depuis le début à l’idéologie de la mémoire mondiale de l’Holocauste, il est peut-être bon que ces études soient abandonnées pour laisser place à d’autres recherches plus intéressantes et pertinentes sur l’Holocauste en tant que réalité historique”.

Segal a payé le prix de son courage et de son honnêteté. Sa nomination au poste de directeur du Centre d’études sur l’Holocauste et le génocide de l’université du Minnesota, qui n’a émis aucune condamnation du génocide, a été annulée.

Près de deux ans après le début du génocide, l’Association internationale des chercheurs sur le génocide a néanmoins fini par publier une déclaration affirmant que les agissements d’Israël répondent à la définition juridique du génocide telle qu’énoncée dans la Convention des Nations unies sur le génocide.

Mais la grande majorité des spécialistes de l’Holocauste garde le silence, condamnant sans cesse les attaques du Hamas tout en ignorant l’ampleur des atrocités commises par Israël. Ils se sont tus lorsque l’Afrique du Sud a accusé Israël de génocide devant la Cour internationale de justice. Ils se sont tus lorsque Amnesty International a publié, en décembre 2024, un rapport accusant Israël de génocide.

“Combien d’étudiants palestiniens s’inscrivent à des programmes d’études supérieures sur l’Holocauste et le génocide dans le monde ? Généralement, aucun. Combien de chercheurs palestiniens revendiquent le statut de spécialiste dans ce domaine ? On peut également les compter sur les doigts d’une seule main”,

écrit Segal dans un article co-écrit et publié dans le Journal of Genocide Research.

Le génocide est gravé dans l’ADN de l’impérialisme occidental. La Palestine en est la preuve criante. Le génocide est la prochaine étape de ce que l’anthropologue Arjun Appadurai appelle “une vaste révision malthusienne du monde” qui destine “le monde aux vainqueurs de la mondialisation, sans l’agitation gênante de ses vaincus”.

En finançant et en armant Israël tandis qu’il commet un génocide, les États-Unis et les nations européennes ont fait imploser l’ordre juridique international de l’après-Seconde Guerre mondiale. Cet ordre n’a plus aucune crédibilité. L’Occident n’est plus en position de donner de leçons à quiconque en matière de démocratie, de droits de l’homme ou de prétendues vertus de la civilisation occidentale.

“Alors que Gaza donne le vertige, instaurant le chaos et le vide, elle devient pour tant de populations impuissantes le fondement essentiel de la conscience politique et éthique au XXIè siècle, à l’instar de la Première Guerre mondiale pour toute une génération en Occident”,

écrit Pankaj Mishra dans ‘The World After Gaza’.

La fiction selon laquelle l’Holocauste nazi serait une tragédie exclusive, ou que les Juifs jouiraient de droits supérieurs, n’est plus tenable. Le génocide présage un nouvel ordre mondial où l’Europe, les États-Unis et leur mandataire, Israël, seront des parias. Gaza a exhumé une funeste vérité révélant que barbarie et civilisation occidentale ne font qu’un.

Traduit par Spirit of Free Speech

Image en vedette : Votre Holocauste ici – par M. Fish (clowncrack.com)


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