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Samedi, 12 Avr. 2025

Billet d'humeur : de la nocivité du narratif russe au sujet de la guerre en Ukraine

Auteur : Karine Bechet-Golovko | Editeur : Walt | Jeudi, 10 Avr. 2025 - 12h26

Le narratif russe dans cette guerre, qui se déroule en Ukraine contre elle par les forces de l'OTAN, OTAN structure dirigée par les Etats-Unis comme vient de le déclarer Rutte, est non seulement inefficace, mais finit par porter atteinte aux intérêts du pays. Peut-être pas de toutes les élites russes, mais de la Russie, c'est à n'en pas douter. Au minimum, car ce narratif, reprenant dans les grandes lignes le narratif atlantiste, prive le discours politico-médiatique russe de sa fonction de dissuasion et met le pays en situation de faiblesse politique face à ses ennemis.

En écoutant les médias et une très grande partie des politiques ou porte-paroles russes, nous avons l'étrange impression d'une traduction de CNN, car in fine le narratif russe conduit à diffuser la bonne parole atlantiste d'une guerre entre l'Ukraine et la Russie, qui ne serait d'ailleurs pas accompagnée de crimes de guerre (côté ukrainien), commis par des bataillons "incontrôlables néonazis", sans aucune implication des Etats-Unis, ou contre leur volonté, ou c'était du passé, puisque désormais les Etats-Unis veulent la paix. Et la Russie aussi. Amen !

Les mots ont un sens. Le sens conditionne la vision du monde, et portée par les élites, et modelée pour la population. Faisons donc un peu de nettoyage, c'est le printemps, c'est de saison.

Des "attaques terroristes" aux "crimes de guerre"

La banalisation de l'expression "attaque terroriste" blesse les oreilles de n'importe quel juriste. Quand ce discours est porté par des politiques, des journalistes ou des blogueurs, c'est une chose, passons. Quand il est produit par les organes en charge des questions juridiques du pays, cela soulève plus d'inquiétude. 

Ainsi, par exemple, le Comité d'enquête russe, mais il n'est pas le seul, qualifie les crimes commis par des unités militaires régulières d'un Etat étranger (puisque les autorités russes reconnaissent l'Ukraine comme Etat, soyons logiques jusqu'au bout) comme acte de terrorisme et non pas comme crime de guerre.

Ces deux notions sont certes proches, mais elles ont quelques différences fondamentales. S'il y a bien atteinte aux biens et/ou à la vie suite à l'action d'une ou plusieurs personnes dans le but de déstabiliser les organes de pouvoir ou les conduire à prendre une décision particulière (art. 205 CP russe), nous sommes bien loin du terrorisme, quand ces actes sont commis dans le cadre d'un conflit armé, par des unités militaires régulières d'un Etat étranger sur le sol national. 

Il ne s'agit pas de faire exploser une voiture de police ou de détourner un avion pour faire libérer un terroriste.

L'invasion de la région de Koursk par une armée régulière n'est pas un acte de terrorisme. Les crimes commis par ces formations armées sur le territoire russe contre les civils ne sont pas des actes de terrorisme. Ce sont des crimes de guerre. Tels que définis dans la quatrième Convention de Genève de 1949, que la Russie reconnaît et qui a force juridique dans le pays, et est notamment reprise par le droit pénal national dans la catégorie des crimes commis contre la paix et la sécurité de l'homme (art. 34 CP russe).

Nier la réalité ne l'empêche pas d'exister. L'excès de formalisme, poussé au ridicule, n'y change rien. En revanche et c'est regrettable, cela discrédite le professionnalisme des organes, qui tiennent cette ligne.

L'"Ukraine" ne "veut" pas la "paix" : l'Ukraine ne "veut" rien, car elle n'est pas un sujet

Il est difficile de ne pas voir passer une journée sans entendre cette déclaration, devenue une véritable litanie portée par les autorités russes : le régime de Kiev ne veut pas la paix.

En produisant ce discours d'une quelconque "volonté" de l'Ukraine, les autorités russes légitiment la position atlantiste, puisqu'ils reconnaissent que l'Ukraine est un sujet "voulant" donc "gouvernant". Ils tombent dans l'illusion tendue pour eux, qui protègent justement les véritables responsables - atlantistes.

Cela ne veut pas dire qu'il faille déresponsabiliser les autorités locales ukrainiennes et leurs petites mains, mais ils ne sont pas les donneurs d'ordres. La chaîne des responsables doit être rétablie et la Russie, à la différence des élites atlantistes, n'a strictement aucun intérêt à légitimer le discours produit par l'ennemi pour se protéger.

Ce narratif russe frise le surréalisme, quand parallèlement, nous entendons toujours parlés des "groupes extrémistes non contrôlés", en ce qui concerne des formations militaires parfaitement intégrées dans l'armée atlantico-ukrainienne et considérées justement comme étant des unités d'élite.

Cette "guerre", qui n'existe pas pour la Russie, avec ses véritables "vétérans de guerre"

Au début de l'"Opération militaire spéciale" en 2022, ce doux euphémisme devait permettre de ne pas provoquer un choc au sein de la population, de ne pas faire paniquer les "grands" ou "véritables" patriotes - ces personnes, ainsi qualifiées par le porte-parole du Kremlin juste avant leur départ patriotique précipité. 

Nous en sommes à la quatrième année du conflit et l'euphémisme est devenu un anachronisme. La Russie est en guerre, même si elle ne le veut pas. En tout cas, même si une partie de ses élites freine toujours des quatre pattes, dans un patriotisme tremblotant.

Et c'est bien pourquoi elle reconnaît finalement le statut de vétéran de guerre, à ceux qui se battent sur le front, et il a bien fallu aussi le reconnaître à ceux qui se sont battus à Koursk, cette zone ... "de terrorisme généralisé" ?

A force de manque de volonté politique, les concepts juridiques sont détournés, tournés en ridicule, vidés de leur sens. Toute vague de nihilisme juridique s'accompagne toujours de soubresauts politiques, car elle est en général le signe d'une faiblesse politique des élites, qui veulent ainsi reconstruire une réalité, inacceptable. Avant de ne se prendre cette réalité en plein visage.

Cachez-moi ces Etats-Unis que je ne saurais voir !

Les ATACMS sont utilisés, notamment depuis la reprise des négociations entre les Etats-Unis et la Russie, des explosifs de production américaine sont utilisés par des groupes de sabotage contre la Russie, le renseignement militaire américain guide toujours cette armée atlantico-ukrainienne qui n'a plus grand-chose d'ukrainien, mais jamais Ô grand jamais, les Etats-Unis depuis l'élection de Trump ne peuvent faire l'objet d'une critique dans le narratif russe.

La Russie conforte ainsi le discours américain, selon lequel Trump veut la paix, Trump est un arbitre. Pendant que les Etats-Unis continuent à fournie le front en armes et en renseignement et poussent les élites globalistes européennes à maintenir la pression sur la Russie, tout en la menaçant eux-mêmes pour qu'elle fasse le dernier saut.

Le narratif russe est focalisé sur l'accusation des Européens et des Ukrainiens, qui sont les méchants car ils veulent continuer la guerre, alors que Trump cherche la paix avec la Russie. En fait, le discours politico-médiatique russe est parfaitement calé sur le discours produit par Trump. Mais les intérêts de Trump diffèrent des intérêts de la Russie.

L'illusion est alors maintenue. Comme si les Européens étaient dirigés par des élites nationales et non pas par des élites globalistes, faisant ce que Trump et les élites globalistes américaines décident (augmentation du budget de la défense, renforcement du financement de l'armée atlantico-ukrainienne), comme si elles ne soutenaient pas l'action de Trump (quand Macron condamne la Russie, pour son manque d'empressement à accepter le "plan de Trump"). Comme s'il y avait un centre de décision politique sur le territoire ukrainien, qui ne dépende pas des Atlantistes.

Quel est d'ailleurs ce "plan de paix" de Trump ? Il s'agit de ces accords commerciaux, pour prendre possession des terres en Ukraine, avant l'arrivée de l'armée russe ? Il s'agit des cessez-le-feu violés par l'armée atlantico-ukrainienne, à peine conclus ?

Les Etats-Unis sont  parties prenante au conflit en Ukraine contre la Russie et les autorités russes n'ont strictement aucun intérêt à le nier. Sinon, elles se mettent en position de faiblesse politique, alors qu'elle maîtrise militairement la situation. Cette faiblesse politique entraîne des conséquences néfastes, tant sur le plan stratégique, que concrètement dans le processus de négociation.

Du "No War" au "Vive la paix" : et si on réhabilitait victoire ?

Au début de l'Opération militaire, l'un des mouvements en signe de soutien atlantiste en Russie était de publier dans les réseaux sociaux des pancartes "No War". Cela entraînait une responsabilité administrative, sauf évidemment quand cela concernait certains "enfants". On se souviendra notamment de cette publication de la fille du porte-parole du Kremlin (elle ne fut pas la seule au sein de la jeunesse dorée), mais il paraît que les parents ne sont pas responsables de leurs enfants - ni de leur éducation. Valeurs traditionnelles obligent.

Aujourd'hui, chacun est tenu de se déclarer pour la paix. Ainsi, quasiment chaque jour, le narratif russe produit de "la paix". Hier encore, nous avons eu notre portion de "paix" :

Poutine soutient l'idée d'un cessez-le-feu en Ukraine, mais pour que cela se produise, un certain nombre de problèmes doivent être résolues, et pour l'instant ils sont « en suspens » ;

Une paix prudente, mais qui empêche notamment toute réponse à la violation systématique du moratoire des tirs sur les sites énergétiques par l'armée atlantico-ukrainienne. Le discours pacifiste est imposé. Le terme de "victoire" est sinon totalement absent du narratif russe, il est très très discret. On le trouve occasionnellement à certains moments très précis, sans insister, juste pour soulever un peu l'enthousiasme populaire mais pas trop. Il est ensuite très efficacement écrasé par le discours pacifique.

Ainsi, ce qui est "bien", c'est la paix, pas la victoire. Les "valeurs" globalistes sont préservées par le narratif russe.

Si ce discours est dans l'intérêt des élites atlantistes, surtout en défendant une version rénovée de la Pax Americana, l'intérêt de la Russie est à l'inverse de relégitimer "la Victoire", et pas uniquement historiquement à l'occasion du 9 mai.

Le narratif ainsi produit en Russie non seulement ne permet pas au discours politico-médiatique de remplir à l'extérieur sa fonction de dissuasion, mais il est particulièrement toxique à l'intérieur aussi. Sur la scène internationale, le discours diffuse ainsi l'image d'une Russie politiquement faible et encore largement conditionnée par le mode de pensée globaliste. A l'intérieur, en lisant les commentaires exacerbés des gens dans les réseaux sociaux suite à ces déclarations pacifistes et attentistes creuses, nous voyons que ce narratif remplit parfaitement le but attendu par les Atlantistes : déstabiliser la situation intérieure en décrédibilisant les élites dirigeantes.


- Source : Russie politics

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