USA / Russie : la guerre « des négociations » est ouverte
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Hier, s'est tenu le premier appel téléphonique entre Trump et Poutine, renouant ainsi les contacts officiels à ce niveau entre les deux pays. Si cela lance l'ouverture officielle du front des négociations, il est beaucoup trop tôt pour applaudir à la paix. Une guerre ne prend fin que dans deux cas : soit quand la source du conflit a été éliminée (ce qu'a rappelé Poutine à Trump) ou quand une partie capitule par fatigue (ce qu'espère Trump). Essayons d'analyser rationnellement la situation, puisque la Russie et le monde atlantiste se trouvent chacun à un moment-charnière de leur histoire.
Un appel téléphonique à géométrie variable
Si l'on sait que cet appel a duré une heure et demie, on ne sait pas qui en a pris l'initiative. Ce qui est normal du point de vue diplomatique. En revanche, l'on sait qu'il fut précédé par la libération de l'Américain Mark Fogel, enseignant possédant tout comme son épouse un passeport diplomatique, condamné à 14 ans de prison pour trafic de drogue. Il fut accueilli à la Maison Blanche en héros, revenu du front. En contrepartie, Alexandre Vinnik doit être libéré, mais lui n'était pas encore en Russie au moment du coup de téléphone. Un déséquilibre politiquement désagréable qui, pour les négociateurs sans concessions de Trump, envoie des signaux clairs, d'autant que cela semble avoir été une condition préalable au lancement des contacts directs, si l'on en croit les paroles de l'Administration Trump:
"Des responsables de l’administration Trump ont déclaré, qu’ils espéraient qu’un « échange » de prisonniers mardi pourrait annoncer de nouveaux efforts pour mettre fin à la guerre, qui est sur le point d’entrer dans sa quatrième année".
Dans les médias, Trump se focalise sur l'Ukraine et la volonté de Poutine de mettre fin au conflit, aux morts, dont il lance le "million" médiatique, pour frapper les esprits. La constitution de l'image du sauveteur continue. Pas un mot sur les armes américaines, pas un mot sur la formation des soldats ukrainiens, pas un mot sur le rôle moteur des Etats-Unis avec l'OTAN. Les Etats-Unis de Trump sont uniquement présentés comme une tierce partie voulant organiser la "paix", sans y être intéressée. Et Trump d'affirmer que Poutine, tout comme Zelensky y sont prêts, les mettant ainsi sur le même pied, comme les deux parties combattantes, combat dont les Atlantistes sont miraculeusement absents.
Se son côté, le Kremlin, plus modéré, explique que la conversation a porté en général sur les relations russo-américaines, y compris le Moyen-Orient et l'Ukraine. Bref, il ne s'agit pas de placer les Etats-Unis comme un faiseur de paix, mais comme un partenaire égal sur la scène internationale et que le moment est en effet venu de se remettre à travailler ensemble. Ce que justement, Trump veut éviter.
Une présentation télévisée démesurée en Russie et la guerre frontale des clans
Deux présentations idéologiquement incompatibles occupent l'espace médiatique russe. D'un côté, plus mesuré, dans la presse écrite et surtout chez les correspondants de guerre. D'un autre côté, la première chaîne fédérale Pervyi Kanal, au JT d'hier soir, accueillait Trump en fanfare et en vainqueur, son maître était de retour.
Le journal Vedomosti, par exemple, souligne l'espoir que donne l'appel téléphonique pour une résolution diplomatique du conflit en Ukraine, tout en soulignant que nombreux analystes sont méfiants, quant à l'issue de ces pourparlers. De manière très claire, la chaîne Telegram Rybar rappelle une réalité à ne pas oublier : il ne s'agit pour l'instant que de paroles, la force de négociation des parties dépendra aussi de leur avantage militaire sur le terrain. Je cite :
"Même si quand (ou simplement même si) cela ira jusqu'à une rencontre, les positions des parties divergent. Il suffit de rappeler les paroles de Vladimir Poutine, selon lesquelles les forces armées ukrainiennes doivent quitter tout le territoire des nouvelles régions, y compris Zaporozhye, Kherson et d’autres villes.
Par conséquent, l’issue d’éventuelles négociations continuera d’être déterminée par les capacités des parties (militaires, économiques, politiques) à poursuivre les opérations militaires.
Bref, l'Opération militaire ne doit pas être suspendue, les combats doivent continuer, si la Russie veut avoir une petite chance d'obtenir par la négociation, les buts qu'elles s'étaient fixés au début de l'Opération militaire en 2022. Pour que cela ne se termine pas en débandade.
Cette saine retenue tranche avec la présentation faite des événements sur la chaîne fédérale Pervy Kanal, hier soir. Le tapis rouge était déployé, les trompettes de la renommée claironnaient haut et fort, un quart d'heure d'allégeance américaine, de chants de gloire adressés à Trump et à ses valeureux conseillers, avec un enchaînement des images de chaînes américaines. Poutine relayé au troisième plan, il a bien fallu quelqu'un pour donner la répliquer au grand Président, donc il n'a pas été complètement viré. Pas encore, surtout qu'il sera Ô combien nécessaire pour signer ...
Cette attitude présage de ce qu'il se passera (et pour la Russie, et pour son Président actuel), si les négociations permettent aux Etats-Unis de sortir de ce jeu en vainqueur, en faiseur de paix. Pour donner le change, les médias atlantistes s'inquiètent (un peu trop vite et un peu trop fort pour être sincères) d'une victoire de Poutine et d'un abandon de l'Ukraine. Hypocrisie patente et mise en scène concertée, puisque Trump a déclaré ne pas cesser de financer l'Ukraine, sinon cela laisserait penser que Poutine a gagné.
La composition des équipes et le processus de négociation : le point faible de la Russie
Trump a déjà annoncé la composition de son équipe, qui doit conduire en son nom les négociations avec Moscou. Steve Witkoff sera manifestement le négociateur principal de Trump, même s'il sera entouré pour la forme et le prestige (afin surtout de satisfaire l'égo de la partie russe) du secrétaire d'Etat ou du directeur de la CIA. Et c'est bien lui, en charge de la libération de Fogel, qui tenait cette position :
"Steve Witkoff, qui sera l'un des principaux négociateurs de Trump sur le conflit, a souligné plus tôt mercredi la libération de l'Américain Marc Fogel, détenu à tort, comme « une indication des possibilités » pour l'avenir de la guerre russe en Ukraine".
La composition de l'équipe russe n'est pas encore connue, mais il y a de fortes chances que l'on retrouve un mix de ces "héros" de Minsk / Istambul, la politique russe ne sait malheureusement ni surprendre, ni innover ici. Une équipe faible (vue les résultats), manifestement incapable de conduire des pourparlers agressifs, comme ils s'annoncent ici. Manque de conviction, principalement. Aujourd'hui encore, et malgré les crimes commis contre la Russie, malgré les armes et les missiles qui touchent les Russes et le territoire russe, ils ne voient toujours pas en cet adversaire justement un "ennemi". Bref, le "deal" est toujours possible, puisque l'on est entre soi. Ce qui les met en position initiale de faiblesse.
Les Présidents russe et américain se sont "gentiment" invités mutuellement dans leur pays. Et ils ont "gentiment" accepté l'invitation de l'autre. Derrière cela, Trump a unilatéralement et immédiatement perturbé ce charmant dîner de famille en invoquant une rencontre prochaine et certaine en Arabie Saoudite.
Risques et enjeux d'un "deal" ukrainien
Le contenu de ces négociations sera le résultat d'une épreuve de force, car sur le fond, les positions ne sont pas compatibles et un compromis est a priori difficilement atteignable, sauf si l'une des partie renonce, ce qui conduira à sa capitulation. Comme nous l'avons souligné à plusieurs reprises, les Atlantistes, dont Trump est le Chef, ne peuvent se permettre une reconnaissance juridique des nouvelles frontières russes, surtout en ce qui concerne les frontières administratives des nouveaux territoires, comme demandé avant par Poutine. Or, la Russie ne peut se permettre de perdre ces territoires, sans se perdre elle-même à (court) terme.
Se pose également la question du contrôle militaire du reste de l'Ukraine : la Russie ne peut accepter la présence officielle de forces de l'OTAN à ses portes, quelle qu'en soit la forme. Sinon, ces fameuses "garanties de sécurité", dont le bafouement fut à la source de l'Opération militaire, n'existeront pas plus après ces négociations, qu'au début du conflit. La situation serait même pire. Or, les Atlantistes ne peuvent pas se permettre de ne pas contrôler militairement ce territoire, que ce soit par l'intermédiaire des Européens ou d'autres "Alliés", ou directement par les Etats-Unis. Ils le font comprendre depuis la chute de l'URSS.
Dans la forme, deux éléments de la forme des pourparlers devront également attirer l'attention : la participation ou l'absence des Européens au processus de négociation et la signature de l'Ukraine ou d'autres entités.
Les Européens sont inquiets de se voir "oubliés" et estiment qu'ils doivent être partie prenante aux pourparlers, afin de bien défendre les intérêts de l'Ukraine. Leur présence ou leur absence sera le résultat du choix du degré d'agressivité de la stratégie américaine face à la Russie.
Quant à l'Ukraine, arriver avec Zelensky dans ses bagages serait un affront direct fait au Président russe, même si les médias russes ont subitement "oublié" hier soir que son mandat était expiré. Donc, même si le processus aboutit à un document, le choix des autorités signataires sera un élément de la fermeté des accords obtenus.
Beaucoup va dépendre de la fermeté de la position de la Russie. Or, l'expérience le montrant à ce jour, la Russie n'a jamais fait preuve de fermeté dans les négociations. Aurait-elle tiré les leçons de ses erreurs, nous le verrons. Nous l'espérons.
Poutine veut obtenir par les négociations, ces fameuses "conditions de sécurité" qu'il n'a pas obtenues avec Biden. Il insiste à juste titre sur le fait, que la source du problème doit être éliminée. En principe, la sécurité, ça ne se négocie pas, ça se gagne. Il est possible de répéter Minsk. Il est possible de répéter Istambul. Mais il ne sera plus possible de dire ensuite, la main sur le coeur, "on nous a trompé". Les élites russes avancent en toute connaissance de cause.
Trump joue sur "la fatigue" politique, qu'il impute à Poutine, pour obtenir rien de moins qu'une capitulation, acceptable dans un premier temps - donc il y met les formes, force le respect et le met en scène. Mais lance des signaux, laissant percer sa véritable position. Dès son entrée en fonction, parlant de Poutine, il déclarait :
« Il ne peut pas être ravi, il ne va pas très bien », a déclaré M. Trump aux journalistes dans le Bureau ovale quelques heures après son investiture le mois dernier. « La Russie est plus grande, elle a plus de soldats à perdre, mais ce n’est pas une façon de diriger un pays ».
Du coup, il met son adversaire en confiance : on ne revient pas aux frontières d'avant le conflit, l'Ukraine n'entrera pas dans l'OTAN - ce n'est en effet ni réaliste, ni envisageable pour négocier. Or, les négociations sont un élément fondamental de la stratégie de lutte contre la Russie.
Le processus est lancé. Comme dit à juste titre Rybar, le sujet des négociations va dominer la dimension militaire. C'est exact, car c'est un nouveau front. Il est toujours possible de perdre politiquement, lors de ces pourparlers, les avantages obtenus ou en cours (et non encore consolidés) sur le champ de bataille. Ce ne sont pas les mêmes hommes qui se battent sur le terrain (où la Russie est très forte), et qui se battent dans les salons (où les Américains sont très forts). Mais ce ne sont pas les soldats, qui signent les accords.
- Source : Russie politics