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Mardi, 26 Nov. 2024

La Réserve Fédérale US vient-elle d'être nationalisée ?

Auteur : Ellen Brown | Editeur : Walt | Lundi, 13 Avr. 2020 - 08h47

Les politiciens traditionnels ont longtemps insisté sur le fait que l'assurance maladie pour tous, un revenu de base universel, l'allègement de la dette des étudiants et une kyrielle d'autres programmes publics indispensables sont exclus parce que le gouvernement fédéral n’en a pas les moyens. Mais c'était avant que Wall Street et les marchés ne passent en mode survie à cause d’un virus . Le Congrès a soudain découvert l'arbre aux quarante mille milliards d’écus. Il n'a fallu que quelques jours pour que le Congrès adopte à l'unanimité la loi CARES (sigle signifiant soutien, secours, et sécurité économique à ceux qui sont touchés par le coronavirus), qui permettra de distribuer 2 200 milliards de dollars en aide d'urgence, la majeure partie allant au monde yankee des affaires, pratiquement sans conditions. En outre, la Réserve fédérale met plus de 4 000 milliards de dollars à la disposition des banques, des fonds spéculatifs et autres entités financières en tout genre ; elle a réduit le taux des fonds fédéraux (le taux auquel les banques empruntent entre elles) à zéro ; et elle a mis 1 500 milliards de dollars à la disposition du marché des repo [rachats de titres].

C'est également la Réserve fédérale qui paiera la note de cette aubaine, du moins pour commencer. La banque centrale usaméricaine a ouvert les vannes à l'assouplissement quantitatif illimité, en achetant des titres du Trésor et des créances hypothécaires « dans les quantités nécessaires au bon fonctionnement du marché ». Le mois dernier, la Fed a acheté pour 650 milliards de dollars de titres fédéraux. À ce rythme, note Wall Street on Parade, elle détiendra l'ensemble des titres du Trésor usaméricain dans environ 22 mois. Comme l'a reconnu le président de la Fed de Minneapolis, Neel Kashkari, dans 60 Minutes, « il y a une quantité infinie de liquidités à la Réserve fédérale ».

Le QE, vu par Li Feng, Chine, 2013

En théorie, l'assouplissement quantitatif (QE, Quantitative Easing) n'est qu'une mesure temporaire, réversible par la revente d'obligations sur le marché lorsque l'économie se redresse. Mais en pratique, on constate que l'assouplissement quantitatif est à sens unique. Quand les banques centrales essaient de l'inverser par un « resserrement quantitatif », les économies se contractent et les marchés boursiers plongent. Il est donc probable que la Fed continuera à financer les obligations, ce qui se produit normalement de toute façon avec la dette fédérale. La dette n'est jamais réellement remboursée, mais elle est simplement reconduite d'année en année. Seuls les intérêts doivent être payés, à hauteur de 575 milliards de dollars en 2019. L'avantage de faire détenir les obligations par la Fed plutôt que par des détenteurs privés est que la Fed rembourse ses bénéfices au Trésor après avoir déduit ses coûts, ce qui rend les prêts pratiquement gratuits. Les prêts sans intérêt reconduits indéfiniment sont en fait de l'argent gratuit. La Fed « monétise » la dette.

Qu'est-ce que les individus, les familles, les communautés, les collectivités locales et des États vont retirer de ce renflouement massif ? Pas grand-chose. Les personnes éligibles recevront un très modeste paiement unique de 1 200 dollars, et les allocations de chômage seront prolongées pour les quatre prochains mois. Pour les collectivités locales, 150 milliards de dollars ont été alloués à l'aide d'urgence, et l'un des « Special Purpose Vehicles » (fonds communs de créances) récemment créés par la Fed achètera des obligations municipales. Mais il n'est pas prévu de réduire le taux d'intérêt des obligations, qui s'élève généralement à 3 ou 4 %, auquel s’ajoutent les frais prélevés par les courtiers en obligations et le manque à gagner en recettes fiscales sur les émissions d’actions non imposables. Contrairement au gouvernement fédéral, les administrations municipales ne bénéficieront pas d'un rabais sur les intérêts de leurs obligations.

Les contribuables ont manifestement été lésés dans cette affaire. David Dayen appelle cela « un vol flagrant ». Mais il y a eu quelques éléments prometteurs qui pourraient être exploités au profit de la population. La Fed a manifestement renoncé à son « indépendance » tant vantée et travaille désormais en partenariat avec le Trésor. Dans un certain sens, elle a été nationalisée. Un véritable partenariat, cependant, rendrait la presse à imprimer disponible pour autre chose que le simple achat d'actifs toxiques des entreprises. Une banque centrale gérée comme un service public pourrait financer des programmes conçus pour relancer l'économie, stimuler la productivité et servir le public en général.

Mobiliser la banque centrale

La raison pour laquelle la Fed travaille maintenant avec le Trésor est qu'elle a besoin que ce dernier l'aide à renflouer un secteur financier submergé par une avalanche d'actifs douteux qui perdent rapidement leur valeur. Le problème pour la Fed est qu'elle n'est autorisée à acheter que des titres bénéficiant de la garantie de l'État, ou à prêter de l’argent en s’appuyant sur cette garantie, notamment des titres du Trésor, des titres adossés à des hypothèques d'agences, des titres de créance émis par Fannie Mae et Freddie Mac et (éventuellement) des titres municipaux. Pour contourner cet obstacle, comme l'explique Wolf Richter :

Le Trésor va créer (ou ressusciter) une série de Fonds communs de créances (SPV) pour acheter toutes sortes d'actifs financiers, garantis par 425 milliards de dollars de garanties fournies par le contribuable usaméricain via le Fonds de stabilisation des échanges. La Fed prêtera aux « SPV » contre ce nantissement qui, s'il est utilisé comme levier, pourrait financer l'achat de 4 à 5 mille milliards de dollars d'actifs.

Cela inclut les obligations municipales, les hypothèques non institutionnelles, les obligations d'entreprises, les billets de trésorerie et toutes sortes de titres adossés à des actifs. Les seules choses que le gouvernement ne peut pas acheter (ouvertement pour le moment) sont les actions cotées en bourse et les obligations à haut rendement.

Contrairement à l’assouplissement quantitatif, qui permet à la Fed de transférer des actifs sur son propre bilan, le Trésor va maintenant acheter des actifs et garantir des prêts par l'intermédiaire de « SPV » que le Trésor détiendra et contrôlera. Les « SPV » sont une forme de banque fantôme qui, comme toutes les banques, crée de l'argent en « monétisant »la dette ou en la transformant en quelque chose qui peut être dépensé sur le marché. Le « SPV » décide des actifs à acheter et emprunte à la banque centrale pour le faire. La banque centrale crée alors passivement les fonds, qui sont utilisés pour acheter les actifs garantissant le prêt. Comme l'a écrit Jim Bianco sur Bloomberg :

En d'autres termes, le gouvernement fédéral nationalise de larges pans des marchés financiers. La Fed fournit l'argent nécessaire pour le faire. C'est BlackRock qui assurera les transactions. Ce plan fusionne essentiellement la Fed et le Trésor en une seule organisation. …

En effet, la Fed donne au Trésor l'accès à sa presse à imprimer. Cela signifie qu'à l'extrême, l'administration serait libre d'exercer son contrôle, et non celui de la Fed, sur ces SPV pour ordonner à la Fed d'imprimer plus d'argent afin de pouvoir acheter des titres et accorder des prêts dans le but d’imprimer aux marchés financiers une hausse spectaculaire à l'approche des élections.

Parmi les fonds de créances désignés, aucun n’a actuellement d’autre objectif public que celui de soutenir les marchés ; mais ils pourraient être conçus à de telles fins. Ce sont les contribuables qui doivent renflouer à hauteur de 425 milliards de dollars le Fonds de stabilisation des échanges, et ils devraient avoir droit à une part des bénéfices. Le Congrès pourrait désigner une entité à vocation spéciale pour financer ses projets d'infrastructure et les services publics dont le besoin se fait cruellement sentir, notamment Medicare for all (l'assurance maladie pour tous) ; un revenu de base universel ; l'allégement des dettes des étudiants ; et d'autres programmes similaires. Il pourrait également prendre une participation majoritaire dans des banques insolvables ou trop dépensières, des sociétés pharmaceutiques, des compagnies pétrolières et autres délinquants et les réglementer de manière à servir l'intérêt public.

Une autre possibilité serait que le Congrès finance ces programmes de la manière habituelle en émettant des obligations d'État, mais après avoir au préalable conclu un accord de partenariat par lequel la banque centrale achèterait les obligations, les reconduirait indéfiniment et reverserait les intérêts au Trésor. C'est ainsi que le Premier ministre japonais Shinzo Abe a financé ses programmes de relance, en évitant les effets inflationnistes prévisibles sur les prix à la consommation. En fait, l'indice des prix à la consommation japonais oscille autour du niveau très bas de 0,4 %, largement en dessous de la barre de 2 % fixée par la banque centrale, bien que la Banque du Japon ait monétisé près de la moitié de la dette du gouvernement. La moitié de la dette usaméricaine dépasserait 11 000 milliards de dollars. En supposant que 6 000 milliards de dollars soient consacrés au sauvetage actuel des entreprises, les autres 5 000 milliards de dollars pourraient être monétisés en toute sécurité pour des programmes bénéficiant aux personnes, aux familles et aux collectivités locales. (La manière de procéder sans faire monter les prix à la consommation fera l'objet d'un autre article).

De l'oxygène pour les gouvernements des États et les collectivités locales

Les gouvernements des États et les collectivités locales, qui sont en première ligne pour fournir des services d'urgence, ont pour la plupart été oubliés dans le plan de sauvetage. En attendant une action du Congrès, la Fed pourrait accorder des prêts bon marché aux gouvernements locaux en utilisant ses pouvoirs existants en vertu de la section 14(2)(b) du Federal Reserve Act, qui autorise la Fed à acheter les bons, les obligations et les billets des gouvernements des États et des collectivités locales dont l’échéance est de six mois ou moins. Comme les collectivités locales doivent équilibrer leur budget, ces prêts devraient être remboursés, mais les prêts pourraient être prolongés en les reconduisant pour une période raisonnable, comme cela se fait pour les opérations de repo et la dette fédérale ; et les prêts pourraient être accordés au même taux d'intérêt, proche de zéro, que celui auquel les banques peuvent emprunter actuellement. Les États et les collectivités locales sont au moins aussi solvables que les banques - ils ont une base de contribuables et des actifs considérables. En fait, le secteur bancaire privé aurait été insolvable il y a longtemps sans la main secourable de la banque centrale et les plans de sauvetage du gouvernement fédéral, y compris le régime d'assurance de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) qui a sauvé les banques de la faillite pendant la Grande Dépression.

Il existe un moyen pour les États et les collectivités locales de tirer parti des taux d'intérêt quasi nuls dont bénéficient les banques, même sans intervention du gouvernement fédéral. Ils peuvent créer leurs propres banques publiques. En plus de leur donner la possibilité d'emprunter à des taux beaucoup plus bas, le fait d'avoir leurs propres banques leur permettrait de tirer avantage de leurs fonds d’emprunts. Un fonds renouvelable de 100 millions de dollars consentant des prêts à 3 % rapporterait à l'État 3 millions de dollars par an. Si ces mêmes 100 millions de dollars étaient utilisés pour capitaliser une banque, celle-ci pourrait émettre dix fois cette somme en prêts, soit 30 millions de dollars bruts par an. Les coûts supportés devraient être déduits de ces revenus, y compris le coût des fonds ; mais le coût des fonds est assez faible pour les banques aujourd'hui. Elles peuvent emprunter pour répondre à leurs besoins de liquidités à partir de leur propre réserve de dépôts, ou à 0,25 % sur le marché des fonds fédéraux, ou à peu près au même taux sur le marché des repo, qui est maintenant soutenu par la banque centrale.

Les inégalités criantes dans la réaction du Congrès à la crise actuelle jettent une lumière crue sur la manière dont notre système financier est réglé pour léser le peuple en faveur d'une élite aisée. Les crises favorisent le changement ; c'est le moment pour les défenseurs de l’intérêt général de s'unir pour exiger le changement au nom du peuple. Comme l'a souligné l'économiste grec Yanis Varoufakis dans un récent article :

Cette nouvelle phase de la crise nous montre, pour le moins, que n’importe quoi peut arriver – que tout est désormais possible... Que l'épidémie contribue à rendre la société meilleure ou pire dépendra... de la capacité des progressistes à s'unir. Car si nous ne le faisons pas, tout comme en 2008, les banquiers, les fricoteurs, les oligarques et les néofascistes prouveront, une fois de plus, que ce sont eux qui savent comment ne pas laisser une bonne crise se perdre.

Traduit par Jacques Boutard (Tlaxcal)


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