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La vérité sur l’affaire Carlos Ghosn

Auteur : Martin Rousseau. | Editeur : Walt | Mercredi, 15 Janv. 2020 - 13h16

J’habite au Japon depuis plus de 20 ans. J’y ai fréquenté un temps la communauté d’affaires, et j’ai une extrêmement bonne connaissance du fonctionnement de la société japonaise. La vidéo que j’ai réalisé le 15 avril 2019 (voir en fin d'article) pour révéler les dessous de l’arrestation de Carlos Ghosn n’ayant été vue que quelques milliers de fois, j’ai décidé d’écrire ce billet pour un plus large public.

Tout d’abord je tiens à préciser que j’avais plutôt des aprioris négatifs sur C. Ghosn. Ne le connaissant pas bien, il dégageait pour moi l’image d’un homme arrogant, imbu de lui-même et peu respectueux (faisant peu de cas de…) des ouvriers qui travaillent pour les sociétés qu’il dirigeait. Voilà l’image que j’avais de cet homme jusqu’à son arrestation.

Je suis néanmoins épris de justice et je pense que cette dernière doit s’appliquer à absolument tout le monde, y compris à Carlos Ghosn. Lorsque j’ai vu la mise en scène autour de son arrestation avec les caméras qui filmaient son avion sur le tarmac et les éléments que les médias japonais ont véhiculé dès son arrestation, j’ai tout de suite été très suspicieux.

Lorsque j’ai entendu que le motif de sa (violente) mise en garde à vue – qui en réalité a été une incarcération de plusieurs mois dans des conditions dignes de la Corée du Nord – a été la soi-disant non déclaration de revenus qu’il… n’a jamais touchés, j’ai compris que quelque chose n’allait pas et qu’il s’agissait de tout sauf de justice.

C’est alors que je me suis rappelé les propos – tenus en privé alors que je les recevais dans mon bureau de Tokyo (je dirigeais alors la filiale d’une société française au Japon) – d’anciens responsables centraux de la Chambre de Commerce et d’Industrie Française au Japon, une vingtaine d’année plus tôt. A cette époque, ils m’avaient dit que le Japon ne laisserait jamais Nissan aux mains de Renault et de la France et que la seule raison pour laquelle ils avaient accepté de vendre une partie de leur société et d’avoir Carlos Ghosn était pour faire « le sale boulot » consistant à licencier des employés et fermer des usines, dans un pays où l’emploi à vie existait encore et où aucun chef d’entreprise japonais ne voulait prendre la responsabilité de faire ce travail. Non pas que les capitaines d’industries japonais soient plus bêtes ou moins compétents que leurs homologues étrangers, mais que ça ne se faisait pas au Japon au regard d’un code de valeurs que les occidentaux ne peuvent pas comprendre si ça ne leur est pas expliqué.

Effectivement, beaucoup d’étrangers ne comprennent pas que fondamentalement le modèle économique et entrepreneurial japonais s’éloigne des modèles capitalistes occidentaux où la recherche du profit et de versement de dividendes aux actionnaires est la motivation première de l’entreprise. Au Japon les entreprises cherchaient la plupart du temps à servir autant leurs actionnaires que leurs clients et que leurs employés. C’est un pays où les dirigeants de grandes entreprises sont peu rémunérés comparé à leurs homologues dans beaucoup d’autres pays capitalistes. Ces mêmes chefs d’entreprise ont une responsabilité sociale et morale et c’est pour ça qu’il était inconcevable d’aller fermer des usines, et délocaliser une partie des employés, d’autant plus d’un des fleurons de l’industrie japonaise, à savoir Nissan.

Je suis obligé de simplifier les choses pour que ce billet ne devienne pas un livre, mais j’espère que le lecteur en comprendra l’esprit.

Nissan faisait partie du patrimoine industriel japonais, au bord de la faillite, avec personne pour faire « le sale boulot », « les Japonais » ont donc décidé de laisser faire ce travail par Carlos Ghosn. Mais dans leur esprit, il n’a jamais été question que ce patrimoine industriel quitte le Japon et devienne français. Renault et Carlos Ghosn étaient des « maux nécessaires », mais non une finalité de long terme. Et c’est ça que tant le gouvernement français, que Renault et que Carlos Ghons n’ont jamais compris et qui a amené à cette situation. Ils ne l’ont tellement pas compris qu’ils ont cherché en 2018 à transformer l’Alliance en une intégration plus complète, ce qui se serait manifesté dans l’esprit « des Japonais » par l’absorption de Nissan par Renault. Et c’est ça, c’était proprement inacceptable et c’est ce qui a tout déclenché. Cela ne fait absolument aucun doute dans mon esprit, je l’ai compris immédiatement.

Pour en revenir à cette conversation d’il y a une vingtaine d’année, on se demandait de quelle façon les Japonais s’y prendraient pour récupérer leur société une fois cette dernière remise sur pied… La réponse nous est apparue le 19 novembre 2018…

Lors de son arrivée au Japon, alors que Carlos Ghosn avait accepté de faire une petite conférence-rencontre avec les membres de la Chambre de Commerce et d’Industrie Française au Japon, je lui ai donc posé la question de façon informelle à la fin de son intervention, alors qu’il se mêlait aux invités. Juste avant qu’il reparte, je lui ai donc demandé (ce dont il ne doit pas se souvenir) : « Que pensez-vous des gens qui disent que les Japonais vous remercieront une fois que vous aurez fait ce travail de restructuration de Nissan ». Ce à quoi il m’avait répondu en substance : « Il ne faut pas écouter ce que les gens racontent ». Force est de constater qu’il aurait dû y prêter plus attention…

Pour comprendre ce qui s’est passé avec l’arrestation de Carlos Ghosn, il faut donc déjà bien comprendre ce premier aspect que je viens d’évoquer. Sinon, on ne peut pas comprendre le reste tellement cela paraît irrationnel et la violence de son arrestation ne fait pas de sens, à moins qu’il eût été effectivement un grand criminel.

Ensuite, pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut comprendre qui « dirige » vraiment le Japon et qui est le garant de ses valeurs « morales » du point de vue économique. Là aussi, il faudrait écrire un livre sur le sujet, mais il faut savoir qu’il y a une centaine de familles au Japon qui détiennent tous les pans de l’industrie et de l’économie et qui fonctionne main dans la main avec le milieu politique dominant la majorité, quasi-continuellement depuis l’après-guerre. Le puissant ministère de l’économie, le MITI fondé en 1949 et réorganisé en METI en 2001 en est une des plus pures expressions.

Le fameux bureau des procureurs, dont il est tant question dans l’affaire Carlos Ghosn est cette fameuse « conscience morale » du Japon, qui vient décider ce qui correspond à ce que le Japon doit être ou ne pas être. Il a tous les pouvoirs, et comme le rappelait Carlos Ghosn dans sa conférence de presse du 8 janvier 2020, les juges se sont montrés très polis et courtois, mais ils ne décidaient de rien. Ce sont les procureurs qui décident de tout. Leurs méthodes sont dignes de l’Inquisition moyenâgeuse à savoir que leur seul objectif n’est pas de rechercher la vérité, mais de faire confesser les accusés – présumés coupables – des crimes dont ils les accusent. Pour ce faire, les accusés sont enfermés indéfiniment (théoriquement une période de 72 heures + 10 jours, renouvelable une fois, soit un total de 23 jours, mais en réalité de nouvelles charges peuvent être mises en avant pour le laisser enfermé ainsi pendant des mois). Et pendant tout ce temps les accusés n’ont pas le droit d’avoir d’avocat pendant leurs interrogatoires qui durent jusqu’à 8h d’affilée par jour et qui peuvent se dérouler jour et nuit. Ils sont dans des cellules où la lumière est allumée jour et nuit et on les menace de s’en prendre à leurs familles et à leurs proches s’ils ne confessent pas ce dont on les accuse. Non je ne parle pas de la Corée du Nord, mais du Japon de l’an 2020.

S’il n’y avait eu que le cas de Carlos Ghosn, on pourrait douter de ses dires, mais les cas sont tellement nombreux au Japon que malheureusement c’est une triste vérité indéniable.

Ainsi Iwao Hakamada a passé 48 ans en prison pour des crimes qu’il a avoué de la sorte (alors qu’il ne les avait pas commis) et dont les analyses de DNA 48 ans plus tard ont prouvé l’innocence.

Un film terrifiant de Masayuki Suo a même été réalisé sur ce sujet : « Soredemo boku wa yattenai » (traduit en anglais par « I just didn’t do it »).

Je voudrais ici citer le cas de l’organisation bouddhiste laïque Soka Gakkai, principale organisation bouddhiste laïque au Japon. En 1957, voyant l’essor de ce mouvement et son arrivée dans l’arène politique (elle défendit les mineurs dans les mines de Yubari, créa à l’époque la ligue Politique Komei en opposition justement à cette corruption des élites politico-économiques oppressives), les autorités arrêtèrent Daisaku Ikeda, un des responsables de ce mouvement. Les procureurs essayeront de lui faire confesser d’avoir ordonné l’achat de votes pour une élection à Osaka. Pour ce faire, ils ont auparavant arrêté des membres de la Soka Gakkai en s’y prenant de la même façon, à savoir en les menaçant de s’en prendre à leurs familles et à leurs proches s’ils ne confessaient pas avoir reçu l’ordre de Daisaku Ikeda de procéder à l’achat de votes pour les élections. Sous cette pression insoutenable des interrogatoires tels que décrits par Carlos Ghosn (mais non enregistrés à l’époque), certains membres ont confessé – alors que ce n’était pas vrai – et cela a permis d’arrêter Daisaku Ikeda et de l’incarcérer « en garde à vue » pendant 2 semaines pour l’interroger de la façon décrite par Carlos Ghosn (certainement même en pire à l’époque). Les procureurs ont alors menacé ce dernier de s’en prendre à son mentor et maître bouddhiste, Josei Toda, qui avait déjà une santé très précaire (puisqu’il devra mourir l’année d’après, en 1958) et qui n’aurait pas pu résister à cette incarcération sans y laisser sa vie. Sous cette menace – de la même façon que les procureurs ont menacé de s’en prendre à la femme et à la famille de Carlos Ghosn – Daisaku Ikeda a confessé pour que son maître ne soit pas arrêté. Grâce a cette confession, il aura pu ensuite être remis en liberté dans l’attente de son procès qui dura 4 ans et demi (donc là aussi vous voyez que Carlos Ghosn a eu raison de penser que cette histoire allait durer 4 ou 5 ans – sans qu’il puisse éventuellement voir son épouse ni sortir du Japon). Daisaku Ikeda a complètement gagné son procès et il fait donc parti des 0,6% de personnes qui se sortent non condamnées de ces accusations des procureurs. Il a été totalement innocenté après plus de 4 ans et demi de procès. Et dans cas, il s’agissait juste d’une accusation « assez simple » comparé aux multiples accusations sur Carlos Ghosn (donc je vous laisse imaginer les durées possibles des procès).

Voilà le vrai visage du véritable pouvoir – inique – qui prévaut au Japon. Grâce à Carlos Ghosn, le monde entier peut maintenant en être informé.

Non Carlos Ghosn n’exagère pas lorsqu’il fait référence à ses interrogatoires et au fait qu’on ait cherché à le faire confesser de crimes qu’il n’a (peut-être – je ne suis pas dans le secret des dieux) pas commis.

Savez-vous qu’on estime que Nissan a dépensé 200 millions de dollars à faire son enquête sur lui. Que Nissan a eu tout loisir de ne transmettre que les pièces et documents venant enrichir ses accusations, de faire disparaître ce qu’elle souhaitait etc. alors que Carlos Ghosn n’avait accès à rien, était enfermé et interrogé sans avocat pendant 8h par jour pendant des mois. Et malgré tout il a réussi à mettre en place une équipe juridique pour se défendre et grâce à la pression internationale a été mis en liberté sous caution sans jamais avoir confessé quoi que ce soit. Il n’avait accès en cellule à aucun document pour essayer de se défendre. Chez Nissan on avait saisi tous ses documents, ses ordinateurs etc. Avec quels éléments de preuve avait-il alors une chance de se défendre ? Peut-on parler de justice ?

Avec de tels moyens, des campagnes de propagandes médiatiques avec des fuites permanentes orchestrées par le bureau des procureurs véhiculant les pires rumeurs, quelles chances Carlos Ghosn avait-il de voir la vérité apparaître au grand jour ?

Je vous demanderai ensuite de bien vouloir séparer la morale, de l’éthique et de la légalité. En effet beaucoup de gens considèrent Carlos Ghosn comme devant être coupable du fait de ce que certains on décrié son goût pour l’argent et les très hautes rémunérations qu’il avait.

Il est fort probable que, comme beaucoup d’hommes d’affaires et d’entreprises, Carlos Ghosn ait recouru à de l’optimisation fiscale de façon à être imposé le moins possible sur ses revenus. On a le droit de critiquer la chose d’un point de vue personnel en se disant que c’est immoral, pas éthique etc. mais en aucun cas ces jugements ne doivent nous pousser à en faire le fondement d’une légalité d’accusation et de lynchage de sa personne. Dans la mesure où tout ce qui a été fait, l’a été légalement – ce qui est très certainement le cas étant donné que Carlos Ghosn a dû être très bien entouré de conseillers fiscaux, on ne peut, comme ont essayé de le faire les procureurs japonais faire passer cela pour des délits légaux passables de condamnations. Et on ne peut pas enfermer et condamner des gens pour ce que l’on pense ne pas être moral ou éthique. On peut le dénoncer, essayer de faire changer les lois sur l’optimisation fiscale, mais on ne peut pas faire ce que les procureurs ont essayé de faire, à savoir bâillonner cet homme en l’empêchant de s’exprimer et de se défendre.

Lors de sa conférence de presse, Carlos Ghosn a commencé à divulguer publiquement certains éléments pour sa défense, ce qu’il n’avait pas pu faire depuis son arrestation le 19 novembre 2018. Tous ces éléments tendent à prouver qu’il a agi dans la légalité. Peut-être parfois à la limite de la légalité, mais dans la légalité. Et en tout état de cause, cela ne justifie en aucun cas la maltraitance d’une extrême violence dont il a été l’objet et dont quasiment personne n’aurait pu ressortir indemne, comme les 99,6% de condamnations en témoignent.

Carlos Ghosn as-t-il eu raison de fuir le Japon ? Sachant que son procès n’aurait pas pu commencer avant 2021 et qu’il aurait duré au moins 4 ou 5 ans, période pendant laquelle il n’aurait pas pu sortir du Japon, pas pu voir son épouse et n’avoir à sa disposition comme éléments de défense que les éléments produits par l’accusation (qui par définition ne sont que des éléments visant à l’incriminer) et que lui-même n’avait plus accès à aucun élément de ses propres dossiers pour se défendre ; sachant qu’il a déjà presque 65 ans ; que Nissan a mis 200 millions de dollars pour mettre en place des « preuves » à sa convenance – avec 200 millions de dollars, vous pouvez recréer toute « vérité » en créant même des « preuves ») ; sachant que le système médiatico-judiciaire japonais s’exerçait à sens unique avec une avalanche de fuites médiatiques visant à créer sa culpabilité dans l’esprit de tous alors que lui-même ne pouvait s’exprimer publiquement sans se faire enfermer à nouveau en prison – comme lorsque cela a été le cas alors qu’il devait donner une interview à Fox Business et faire sa propre conférence de presse au Japon ; et sachant qu’au Japon on ne peut accepter de perdre la face (pour le bureau des procureurs) quelle chance avait-il d’avoir un procès équitable ?

Carlos Ghosn en ayant fui le Japon est maintenant libre de se défendre et il a accepté de faire face à la justice de tout autre pays, dans la mesure où il bénéficierait d’un procès équitable.

J’ai essayé de donner ici toutes les clés de lecture nécessaires à la compréhension de cette affaire dont le fondement date du moment même où Renault a acquis de parts de Nissan il y a une vingtaine d’années et dont le déclenchement a été fait lors de la demande « d’intégration plus poussée » des deux sociétés par la France.


- Source : Blogs Mediapart

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