Le rapport de force informationnel sur la question du démantèlement des GAFA
A l’approche des élections présidentielles américaines de 2020, la question du démantèlement des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) s’invite à nouveau dans le débat public et politique. Ce sujet récurrent semble aujourd’hui prendre une nouvelle dimension, alors que Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts et candidate à la primaire démocrate en a fait l’une de ses propositions phare. « Pour rétablir l’équilibre des pouvoirs dans notre démocratie, promouvoir la concurrence et faire en sorte que la prochaine génération d’innovations technologiques soit aussi dynamique que la dernière, il est temps de démanteler nos plus grandes sociétés de technologie » affirme la candidate dans une tribune publiée le 8 mars dernier.
Les quatre géants technologiques de la Silicon Valley font en effet face à plusieurs critiques. Leurs abus de position dominante réduiraient ainsi la capacité d’innovation et de développement de leurs concurrents, et par conséquent pénaliseraient les consommateurs tant en termes de choix qu’en termes de prix. De plus, l’ampleur de leur influence, particulièrement pour Google et Facebook, pose des questions d’ordre démocratique dans les processus politiques, en témoigne l’affaire Cambridge Analytica au cours des élections présidentielles de 2016. Enfin, les questions de la neutralité du web et de l’utilisation des données personnelles s’ajoutent aux reproches faits à leur encontre.
Alors que les acteurs incriminés prônent la liberté économique et l’accroissement des contrôles internes, leurs activités font l’objet d’un intérêt de la part des autorités publiques : la Federal Trade Commission – autorité de la concurrence américaine – a décidé d’étudier les pratiques de Facebook et d’Amazon, le Department of Justice sur celles de Google et Apple, alors que la commission de la Chambre des Représentants a annoncé le 3 juin dernier l’ouverture d’une enquête.
Les GAFA face aux lois anti-trust
Cette levée de bouclier face à des situations de monopole d’acteurs économiques n’est ni nouvelle, ni inédite aux États-Unis. Au cours du XXème siècle, le gouvernement américain s’est plusieurs fois opposé à des situations monopolistiques, en fluidifiant le marché grâce à des lois antitrust (Sherman Antitrust Act, 1890). L’utilisation d’une loi de ce type « qui s’oppose à l’entrave de la libre concurrence pratiquée par des groupements de producteurs visant à bénéficier d’un monopole », a structuré l’histoire et le paysage économique américain.
En 1911, la Standard Oil Company, fondée par John D. Rockefeller et spécialisée dans le raffinage ainsi que la distribution de pétrole, est considérée comme étant en situation de monopole. L’entreprise est dissoute par un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, et scindée en 34 sociétés (notamment les futurs Exxon, Chevron, Mobil ou encore Amoco). De la même manière, dans le secteur des télécommunications, le procès antitrust à l’encontre AT&T Corporation, initié par le Department of Justice en 1974, a débouché en 1982 à la scission du système Bell qui représentait alors le seul fournisseur de services téléphoniques à travers presque tous les États-Unis.
Malgré ce pouvoir juridique de l’État fédéral sur le marché américain, le secteur technologique et informatique semble se différencier des autres. En effet, alors que l’objectif de ces mesures visent principalement à réduire les effets d’une absence de concurrence sur les consommateurs, la gratuité des services de ces entreprises – moteur de recherche Google, Facebook, Whatsapp, Amazon – remet en cause l’idée première des lois antitrust, et fournit un argument de poids aux sociétés visées.
Dans les années 90, la tentative de démantèlement de Microsoft s’est soldée par un échec après des années de bataille judiciaire. L’entreprise fondée par Bill Gates était accusée de position dominante dans les systèmes d’exploitation des PC avec son navigateur Explorer. Outre l’argument de la gratuité du service, la défense de Microsoft s’est également axée sur l’idée d’une « nouvelle économie », qui, par sa nature singulière et le nouveau paradigme économique qu’elle apporte, ne saurait être régulée par les autorités publiques à travers des lois de régulation.
Nouvelle économie et outil de puissance : l’argument des GAFA
Ce rapport de force informationnel, présent depuis de nombreuses années, semble donc s’accélérer à l’approche de l’élection présidentielle américaine de 2020. Le projet d’Elizabeth Warren consiste en une triple offensive contre les géants technologiques. Tout d’abord faire voter une législation qui vise à empêcher les grandes plateformes de proposer des espaces commerciaux, interdire ces plateformes de partager ou transférer les données des utilisateurs à une tierce-partie, et enfin mettre en place des régulateurs ayant pour rôle de dissoudre les récentes fusions en lien avec ses entreprises. En effet, dans le cadre de l’accusation d’abus de position dominante, les arguments visent particulièrement les rachats de WhatsApp et Instagram par Facebook (deux réseaux sociaux au milliard d’utilisateurs), ceux de Foods Market et Zappos par Amazon, ou encore les investissements de Google dans Waze, Nest et DoubleClick.
L’argumentaire des GAFA est, non seulement la liberté économique, la facilité d’utilisation et l’ergonomie pour les consommateurs. La polarisation de différents services permettrait ainsi un meilleur produit, une plus grande accessibilité, voir une meilleure sécurisation des informations personnelles. Cette défense rejoint l’idée de « nouvelle économie » citée précédemment, qui rabattrait les cartes du principe historique de concurrence, par l’ergonomie offerte aux clients, l’interconnectivité des services, la liberté de partenariat ou de participation d’autres entreprises (pages facebook, applications pour smartphone, référencement google etc.), et surtout la gratuité. A ce titre, les leaders technologiques ne seraient plus à considérer comme leurs ancêtres industriels, mercantiles et exclusifs, mais comme des acteurs « hors compétitions », plateformes d’une nouvelle industrie. Des contenants plus que du contenu, en quelque sorte.
Sur le rôle politique et démocratique de ces entreprises technologiques, ce dernier est illustré en grande partie par l’affaire Cambridge Analytica qui a révélé l’utilisation de Facebook comme vaste théâtre d’opérations d’influences lors d’une campagne électorale. Alors que le rôle de l’entreprise sera scruté au cours des prochaines élections, les invectives à son encontre cible en partie la désinformation présente sur le site. Dans une opération de communication électorale, la candidate démocrate s’est attelée à mettre en lumière la possibilité de partager des “fake news” sur la plateforme, en en publiant une.
Contre cet argument, Facebook prône tout d’abord l’augmentation des contrôles internes et de la modération, à l’image des récentes censures à l’égard des sites partageant de la désinformation ostensible. Se posant comme support et non comme responsable de ces attaques cognitives, la société met également en avant les moyens importants mis à disposition pour lutter contre ses phénomènes, que seule une entreprise de cette envergure pourrait disposer. En ce sens pour Mark Zuckerberg, le démantèlement des plateformes ne ferait qu’aggraver le problème en empêchant ces dernières de se coordonner pour proposer une stratégie défensive.
Cet argument de la coordination et d’une facilité d’encadrement pour une meilleure transparence est le fer de lance de la stratégie des GAFA dans le débat sur leur démantèlement. Il s’ajoute ainsi au patriotisme économique, à leur rôle de puissances innovantes à travers le monde, voir à leur contribution à l’hégémonie culturelle américaine. C’est dans ce sens les GAFA mènent des opérations d’influence auprès des décideurs politiques américains. Selon les chiffres du Center for Responsive Politics, ils auraient consacré 55 millions de dollars dans leurs activités de lobbying, et auraient recours aux services de hauts fonctionnaires afin d’influencer les réformes dans leur sens.
Les élections présidentielles américaines de 2020 : une étape décisive
La position de Elizabeth Warren dans les sondages pour la primaire démocrate contribue de manière consubstantielle à la récurrence et à l’intensité de la question du démantèlement des GAFA dans l’agenda médiatique. Si la sénatrice du Massachusetts venait à obtenir la candidature aux élections présidentielles, il ne fait aucun doute que ce sujet – et par conséquent cette guerre informationnelle – pourrait prendre une place considérable dans le débat politique. En ce sens, la stratégie de communication des acteurs se verrait probablement renforcée, intensifiée et diversifiée.
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- Source : Infoguerre