Les zones d’ombre de l’affaire Alstom
Frédéric Pierucci, ancien cadre dirigeant d’Alstom, a publié, avec Matthieu Aron, journaliste au Nouvel Observateur, son livre Le Piège américain, mercredi 16 janvier 2019. Ce livre lève le rideau sur les coulisses de la guerre économique que les États-Unis ont livré à la France pour s’emparer de la partie stratégique de l’une de ses pépites industrielles du secteur énergétique : Alstom.
Frédéric Pierucci confirme lors de son interview que le projet Taharan a été le point d’inflexion de son arrestation. En effet, entre 2002 et 2009, Alstom a négocié un contrat de 118 millions de dollars avec le gouvernement indonésien pour la construction d’une centrale électrique : c’est le projet Taharan. Or, lors des négociations, bien que les règles de conformité aient été validées en interne, rappelle l’ex-cadre d’Alstom dans l’interview, un des deux consultants – tous deux recrutés pour convaincre le gouvernement indonésien de l’offre d’Alstom – aurait rétribué un député indonésien. Soupçonné de corruption, Alstom est alors étroitement surveillé par le FBI. On apprend que l’entreprise était au courant qu’une enquête était en cours, mais qu’elle semblait s’être terminée en 2013.
Rassuré par sa hiérarchie, F. Pierucci décide alors de se rendre sur le sol américain, pour un déplacement vers l’une des filiales d’Alstom. C’est le 14 avril 2013 qu’il est arrêté par le Department of Justice (DoJ) américain pour les faits de corruption dans l’affaire Alstom à Taharan. En effet, la justice américaine considère qu’il existe un lien de rattachement entre l’infraction et le territoire américain (monnaie de transaction qui est le dollar, messagerie américaine ou dont les serveurs sont situés aux États-Unis, par exemple), alors elle peut intervenir, sous le couvert de la loi FCPA de 1977 (Foreign Corrupt Practices Act). Cette dernière énonce que la juridiction américaine peut sanctionner les entreprises qui corrompent les agents publics étrangers, et donc, pour cette affaire, de fonder juridiquement l’arrestation de l’ex-cadre d’Alstom.
Une fois arrivé dans la salle d’interrogatoire en avril 2013, Frédéric Pierucci révèle que le procureur fédéral du Connecticut, David Novick, souhaitait interroger Patrick Kron, ex-PDG d’Alstom. Pour y parvenir, le procureur s’en est remis à une véritable stratégie de déstabilisation en demandant à Frédéric Pierucci d’être sa « taupe au sein de la boîte ». Cette technique aurait permis d’approcher de l’intérieur sa cible finale, le PDG de l’entreprise, afin de recueillir des informations sur les contrats d’Alstom dans le monde entier. On devine qu’in fine, ces informations auraient permis d’arrêter ou de mettre la pression pour destituer Patrick Kron de ses fonctions.
Le documentaire la « Guerre Fantôme » démontre que Patrick Kron a bel et bien fini par discuter avec le parquet américain puisqu’il mentionne des accords de confidentialité négociés avec celui-ci. L’ex-patron d’Alstom n’a été ni arrêté, ni incarcéré et a quitté Alstom en janvier 2015 avec une prime de 6,5 millions d’euros.
Lors de son interview accordée au journal Le Monde sur son livre Le Piège américain, Frédéric Pierucci apporte des précisions sur la guerre économique souterraine que General Electric a livré à Alstom avec l’aide du DoJ. Il parle notamment des « non-dits » sur les liens intrinsèques entre son arrestation et l’affaire Alstom.
Après avoir dépeint l’humiliation et la peur qu’il a ressenties une fois arrivé à la prison Wyatt sur Rhodes Island, il rapporte que c’est le 23 avril 2014, en regardant la chaîne de télévision CNN depuis sa cellule, qu’il a appris le rachat de toute la branche énergie d’Alstom par son concurrent principal, General Electric. Aux journalistes du Monde, il dit que c’est à ce moment-là qu’il s’est rendu compte que cette opération anti-corruption d’apparence masquait en réalité une véritable « collusion » entre le parquet américain et General Electric pour le rachat de l’entreprise française.
Selon lui, il est clair que General Electric a contribué à la condamnation d’Alstom par le DoJ : « Nous dévoilons dans le livre les preuves irréfutables de cette collusion ». L’une des preuves qu’il met en avant est le délai que le juge a laissé couler entre le moment du plaider-coupable d’Alstom en décembre 2014 et le paiement effectif des 772 millions de dollars par l’entreprise française en septembre 2015. En principe, le délai entre l’imposition d’une amende et son paiement ne dépasse pas 10 jours. En l’espèce, la justice américaine a attendu que le rachat d’Alstom par General Electric soit accepté par les autorités européennes, soit près de 10 mois après la prononciation de l’amende.
A l’heure où le DoJ enquête sur Airbus pour corruption, l’œuvre de Frédéric Pierucci éclaire les zones d’ombre de cette guerre économique souterraine et expose la stratégie sciemment employée par les États-Unis pour s’emparer d’un des fleurons français du secteur de l’énergie. L’interview au Monde et la publication de son livre font rejaillir les questions de l’indépendance stratégique effective de la France et de l’extraterritorialité du droit américain, bras armé ayant déjà mis à terre Alstom.
Voir aussi la frise chronologique de l’affaire Pierucci : https://portail-ie.fr/short/1652/affaire-frederic-pierucci-le-cadre-dalstom-retourne-en-prison
Voir aussi l'interview de Frédéric Pierucci sur Arte le 16/01/2019 : https://www.arte.tv/fr/videos/081632-101-A/28-minutes/
Photo d'illustration: Frédéric Pierucci, le 11 janvier à Paris. PHILIPPE BRAULT/VU POUR LE MONDE (tiré de l’article du Monde le 15/01/2019, « L’ex-cadre qui relance l’affaire Alstom »)
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