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Athènes, Paris et la souveraineté Par Jacques Sapir

Auteur : Jacques Sapir | Editeur : Walt | Vendredi, 01 Mai 2015 - 18h50

La souveraineté est aujourd’hui une question centrale. Elle est la question décisive du moment historique que nous vivons. Elle détermine ainsi les choix politiques, mais aussi la compréhension des crises que nous vivons. Elle occupe cette place centrale pour deux raisons convergentes. D’une part, la souveraineté est nécessaire à l’action politique, à ce passage du « je » au « nous » de l’action collective, et cette dernière est une impérieuse nécessité face aux crises, tant économiques et sociales que politiques et culturelles que nous traversons. Mais, la souveraineté est aussi fondamentale à la distinction entre le légitime et le légal. Or, cette distinction est constamment remise en cause par la logique des institutions qui régissent notre système politique.

Nous vivons dans des régimes et des systèmes politiques où le « comment » a pris la place du « pourquoi ». Cela correspond à une prise de pouvoir du « technique » sur le « politique ». Une partie des crises dont il été fait mention en découle. Si nous voulons pouvoir reposer la question du « pourquoi », et par cela comprendre qu’il y a une multiplicité de « comment » possibles, alors la souveraineté est indispensable. Mais, si légitimité et légalité ne se comprennent qu’à l’aune de la souveraineté, il faut alors admettre que la laïcité, au sens du renvoi des croyances non testables à la sphère du privé, s’avère tout autant nécessaire pour la construction du Bien Commun, ce « Res Publica » dont le mot République est issu.

1. Les deux mois de janvier.

S’il faut s’en convaincre, deux événements survenus en janvier 2015 nous le confirment, l’un indirectement et l’autre directement. Le premier de ces événements est constitué par les assassinats du 7 et du 9 janviers 2015 à Paris. Ces assassinat nous ont confronté à cette cruelle vérité : la République peut se défaire.

Charlie ou la République se meurt.

Ce que ces crimes atroces ont révélé, et avec eux le débat provoqué par le slogan « je suis Charlie », c’est bien la montée d’un sentiment communautaire. Or, ce sentiment est aux antipodes de la République. Il met en cause la légitimité de nos institutions et de nos pouvoirs.

Ironie cruelle, ce drame est survenu pratiquement dix ans après le référendum de 2005. Que l’on se souvienne : les Français avaient refusé par une large majorité le projet de traité constitutionnel européen qui leur était proposé. Pourtant, la classe politique, unie sur ce point au-delà de ses divergences, de la droite ex-gaulliste au parti dit socialiste, s’empressa pour concocter un nouveau traité, fort similaire à celui qui avait été refusé. Ce Traité de Lisbonne fut alors adopté par le « congrès », archaïsme de la IIIème et de la IVème République, à la légitimité – justement – bien plus faible que celle d’un référendum. Ce scandale, et il est immense, signe le début d’un délitement de l’Etat que ne saurait masquer les rodomontades des uns, la bonhommie finasse des autres, ou les coups de mentons des troisièmes. Il fut, et reste, une atteinte majeure à la souveraineté de la Nation, c’est à dire à la souveraineté du peuple.

Mais il y a plus, et pire. Les crimes de janvier 2015 ont aussi remis en cause l’un des principes fondateurs de la République et de la démocratie. En cherchant à imposer un « délit de blasphème », en tuant des personnes du fait de leur religion (ou de son absence), c’est notre idée de la République, de cette « chose commune » ou Res Publica, que l’on tue. En réalité il y a un lien entre tout cela. Quand on porte atteinte à la souveraineté du peuple, on porte atteinte à la légitimité des institutions et l’on affaiblit la légalité, c’est-à-dire la force de la loi.

La mise en cause, sournoise ou directe, de la souveraineté du peuple ouvre aussi toute grande la porte à sa dissolution et à sa reconstitution sous la forme de communautés, que ces dernières soient religieuses ou ethniques. Il ne peut y avoir de peuple, c’est à dire de base à construction politique de la souveraineté populaire, que par la laïcité et ce principe fondamental, inclut d’ailleurs dans notre Constitution, que la République ne reconnaît nulle religion et nulle race. Ainsi sommes nous confrontés à un défi absolu : la République ou la guerre de tous contre tous.

Le printemps en hiver.

Mais un autre événement est aussi survenu ce mois de janvier 2015, l’élection d’un nouveau gouvernement en Grèce. Cet événement confirme l’importance centrale de la souveraineté. Le parti de la gauche véritable, SYRIZA était arrivé vainqueur de ces élections. Mais, il n’avait pas la majorité absolue. Il faut alors peser la signification historique du choix fait par les dirigeants de SYRIZA de s’allier avec un parti de droite les « Grecs Indépendante », et non d’extrême-droite comme le bave le triste sire Colombani. Ils auraient pu s’allier avec un parti centriste, explicitement pro-européen (To Potami ou La Rivière), et d’ailleurs grassement financé par les hiérarques de Bruxelles, ou avec les débris du partit socialiste, le PASOK. Ils ont fait un choix qui n’apparaît étrange qu’à ceux qui ne comprennent pas l’enjeu de la souveraineté. Ce choix est une démonstration de l’importance centrale aujourd’hui prise par la question de la souveraineté. Car, ce qui a motivé cette alliance, c’est bien la volonté clairement exprimée par le peuple Grec, de recouvrer sa souveraineté, et par là sa démocratie. Cette tache détermine les alliances. Certes, SYRIZA, trahi et abandonné par un large partie de la « gauche » gouvernementale européenne et française, peut faillir, peut céder sous les coups répétés des eurocrates, de la BCE comme de l’Eurogroupe. Mais, l’exemple qui nous a été donné restera. Aujourd’hui, recouvrer la souveraineté est bien le préalable absolu à toute lutte politique. Un mouvement analogue anime PODEMOS en Espagne, le parti issu du mouvement des « indignés ». Ce parti refuse la coupure entre « gauche » et « droite », et lui substitue la question du pouvoir, la coupure entre peuple et puissants. C’est, là aussi, la compréhension du rôle central de la souveraineté qui explique et qui justifie ce positionnement.

Oui, la souveraineté est bien la question fondamentale de la période politique ouverte par la crise de fait de l’Union européenne. C’est pourquoi cette idée est la raison d’être de cet ouvrage. Mais, la souveraineté est comme une bobine de fil. Si vous commencez à la dévider, les questions de la légitimité, de la légalité et de la laïcité se présentent immédiatement.

Excuses et faux semblants.

Revenons au premier événement, hélas tragique, de janvier 2015. On a immédiatement affirmé que les auteurs des crimes de janvier n’étaient que des enfants perdus issus de la désespérance. Soit ; mais tous les enfants en souffrance, tous les enfants perdus, ne prennent pas les armes pour tuer leurs prochains. On ajoute alors « ne faisons pas d’amalgame, ne tombons pas dans « l’islamophobie » » et au nom de cela on prépare le terrain à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. C’est une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe la capitulation intellectuelle par rapport à nos principes fondateurs. Non que l’Islam soit pire ou meilleur qu’une autre religion. Mais toute religion relève du monde des idées, des représentations. C’est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable au sens d’être soumise à la critique et à l’interprétation.

Ce qui est par contre scandaleux, ce qui est criminel, et ce qui doit être justement réprimé par des lois, c’est de réduire un être humain à sa religion. C’est ce à quoi s’emploient cependant les fanatiques de tout bord.

Il faut ici en comprendre les enjeux. La Res Publica ce principe d’un bien commun qui est à la base de la République, et qui découle de la souveraineté, implique la distinction entre un espace privé et un espace public. Cet espace public est constitué tant par un processus d’exclusion que par un processus d’inclusion. Le processus d’exclusion est constitué par l’existence des frontières. Nul ne pourrait tolérer que dans un espace public on fasse entrer de nouveaux membres juste pour inverser une décision. On comprend bien qu’admettre un tel principe signe la mort de la démocratie. Mais, la contrepartie de cela est qu’il ne doit pas y avoir de nouvelles exclusions entre les membres de la communauté politique. Il s’ensuit que les citoyens ne doivent pas être distingués par une appartenance religieuse, ou une « race », mais par leur appartenance à un corps politique, la Nation. Ainsi le principe de laïcité découle de la souveraineté. La laïcité n’est pas un supplément d’âme à la République : elle en est le ciment. Il n’est pas anodin que l’un des grand penseur de la souveraineté, Jean Bodin, qui écrivit au XVIème siècle dans l’horreur des guerres de religion, ait écrit à la fois un traité sur la souveraineté et un traité sur la laïcité.

Comprenons-le bien. Nous obliger à nous définir selon des croyances religieuses, des signes d’appartenances, c’est très précisément le piège que nous tendent les terroristes qui veulent nous ramener au temps des communautés religieuses se combattant et s’entre-tuant. D’autres alors y ajouterons des communautés ethniques. Si nous cédons sur ce point nous nous engageons vers un chemin conduisant à la pire des barbaries. La confusion dans laquelle se complet une grande partie de l’élite politique française, est ici tragique et lourde de conséquences. Les attaques contre les musulmans (comme celles contre les juifs, les chrétiens, les bouddhistes, etc…) sont inqualifiables et insupportables. Mais, on a le droit de critiquer, de rire, de tourner en dérision, et même de détester TOUTES les religions. Et si l’on est choqué par des caricatures, on n’achète pas le journal dans lesquelles elles sont publiées, un point c’est tout.

2. Les fondements d’une crise.

Ces dérives sectaires, certes très minoritaires mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, révèlent le sentiment d’anomie de cette jeunesse. Les jeunes issus de l’immigration ne peuvent pas s’intégrer car ils ne savent pas à quoi s’intégrer.

Le fanatisme et l’anomie.

En se tournant vers la religion et pour certains vers le fanatisme ces jeunes révèlent une montée des affirmations identitaires et narcissiques. Au « nous » qui était proposé par la République, mais qui perd progressivement de sa crédibilité car la République n’est plus souveraine, se substitue tout d’abord le « je ». Mais, devant la vacuité de ce « je », devant aussi son impuissance, on cherche à reconstruire un « nous », mais un « nous » particulier, excluant les autres. L’affirmation identitaire et narcissique fait alors le lit du fondamentalisme.

Pourquoi donc ce retour en arrière dans le religieux ? Pourquoi y-a-t-il des voix qui, face aux victimes des crimes de janvier 2015, s’élèvent pour dire « ils ne l’ont pas volé », et qui de fait demandent le rétablissement de l’ignoble délit de blasphème ? La raison en est simple : parce que l’on récuse cette idée fondamentale de la souveraineté comme base de la démocratie. On a oublié que la contrepartie de cette égalité politique à l’intérieur des frontières était le respect de ces dites frontières. Si une communauté politique n’est plus maîtresse de son destin, il ne peut y avoir de démocratie en son sein. Si l’on en veut une preuve, rappelons cette citation de Monsieur Jean-Claude Juncker, le successeur de l’ineffable Barroso à la tête de la commission européenne : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette révélatrice déclaration date de l’élection grecque du 25 janvier 2015, qui justement vit la victoire de SYRIZA. En quelques mots, tout est dit. C’est l’affirmation tranquille et satisfaite de la supériorité d’institutions non élues sur le vote des électeurs, de la supériorité du principe technocratique sur le principe démocratique. En cela, Monsieur Juncker et Monsieur Barroso sont largement responsables des drames que la France a connus. Ils reprennent, en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominion », dont la souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Et, peut-être, n’est-il qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis, pays auquel Bruxelles ne cesse de céder.

La France en crise

En même temps, on ne peut qu’être frappé par la combinaison des diverses crises qui frappent la France. Cette dernière traverse donc aujourd’hui une crise généralisée. Les français le ressentent et le traduisent dans un grand pessimisme.

Nous savons ce qu’est une crise économique, et nous mesurons tous les jours ce que peut être une crise sociale. Ces crises engendrent un profond sentiment d’insécurité. Les crises politiques, sans être absolument inconnues, ne nous ont pas été étrangères depuis 50 ans. Mais il y a dans la situation actuelle quelque chose de plus, tant quantitativement que qualitativement. Nous découvrons désormais ce que peut être une crise de la Nation, ce moment particulier où l’on sent le sol qui se dérobe sous nos pieds, où ce que l’on pensait être garanti est brutalement remis en cause, une chose qui nous avait été épargné depuis la fin de la IVème République. De ce sentiment découle celui de l’insécurité culturelle qui, se combinant à l’insécurité sociale, produit ce qu’un auteur appelle le « malaise identitaire ». Derrière le symptôme, il y a bien une réalité, et c’est cette réalité qu’il nous faut tenter de comprendre.

Une des causes de ce pessimisme est le fait que les français ont le sentiment d’être confronté à une barbarie aux formes multiples. Nous sommes tout à la fois horrifiés et fascinés par montée de la barbarie. Des régions entières du monde ont basculé dans une sauvagerie profonde. Des millions de personnes en sont les victimes. Nous avons voulu l’ignorer et nous avons eu, jusqu’à présent, le sentiment de vivre dans un espace protégé, une bulle, où rien de réellement affreux ne pouvait survenir. Assurément, la conscience des massacres à l’extérieur, de la somme d’injustice et de misère qui s’accumulait loin de nos frontières était une réalité pour certains. Mais, pour une large part de la population, cela restait des mots ; le sentiment de vivre dans une zone protégée, l’Union européenne, l’emportait. C’est ce sentiment, justifié ou non, qui est en train de voler en éclats. Les français ressentent que non seulement ils ne sont pas protégés par l’Union européenne, mais que cette dernière, involontairement ou à dessein, approfondit chaque jour la crise qu’ils ressentent.

La barbarie européiste.

Au plus proche de nous une forme de barbarie économique s’est abattue sur la Grèce depuis 2010. La misère, le désespoir, mais aussi la violence politique et le sentiment d’une profonde et totale expropriation, tant économique que politique et sociale sont désormais à nouveau présents en plein cœur de l’Europe. Le phénomène touche désormais une partie de l’Espagne et du Portugal. Cette barbarie économique dépasse, et de loin, ce que l’on attend d’une simple crise. M


- Source : Jacques Sapir

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