Syrie : cui prodest?
En fin de compte, Erdogan a jeté le masque : son idée d’une solution à la crise syrienne est que le gouvernement de Damas “dialogue avec l’opposition”, où évidemment la seule opposition digne de dialogue devrait être l’Armée nationale syrienne de stricte allégeance pro-turque [ANS : rassemblement de groupes rebelles soutenus par la Turquie]. La préparation depuis des mois de cette offensive, sous l’œil complaisant des services turcs, par ses anciens supplétifs d’Al Nusra, ensuite lâchés par Ankara et convertis en Hay’at Tahrir al-Sham, ainsi que la présence des milices de l’ANS, promptes à se déployer à leur tour pour occuper Alep et une partie des zones contrôlées par les Kurdes, avaient déjà mis la puce à l’oreille des observateurs.
Il était en outre évident que les accords d’Astana n’avaient pas satisfait le président turc, qui attendait de Damas qu’il cède davantage à ses exigences (inacceptables). D’où la réactivation du chaos syrien, qu’il voudrait maintenant proposer de résoudre avec son aide. Après tout, ses amis-ennemis à Washington ne pratiquent-ils pas la même politique dans l’ensemble du Moyen-Orient ? Ils alimentent les guerres en soutenant activement l’un des deux camps, puis se proposent – s’imposent – comme médiateurs…
Mais comme tout apprenti sorcier, conjurer les forces du mal ne signifie pas pour autant en avoir la maîtrise. HTS est résolument plus puissant que l’ANS, et lui laisse d’ailleurs de l’espace juste à l’est, où il peut régler ses comptes avec les formations kurdes encadrées dans les FDS [Forces démocratiques syriennes, activement soutenues par la coalition internationale menée par les États-Unis qui leur fournit formateurs, armes et appui aérien]. Des formations qui, à leur tour, jouent sur plusieurs tableaux, recevant le soutien de l’aviation russo-syrienne plus au nord, puis attaquant les positions syriennes sur l’Euphrate près de Deir ez-Zor, sous la protection de l’artillerie et de l’aviation américaines stationnées sur la base Conoco toute proche.
La situation menace de s’envenimer à tel point que les États-Unis et la Russie ont réactivé une liaison directe sur le théâtre des opérations, précisément pour écarter toute dérive potentiellement dangereuse.
L’absence de scrupules d’Erdogan et son mépris des intérêts d’autrui ne peuvent qu’irriter Moscou et Téhéran, qui ont déjà de multiples et bonnes raisons de se méfier du sultan. Non pas que les bandes d’égorgeurs d’HTS puissent réellement constituer une menace pour la présence russe ou iranienne en Syrie, manifestement hors de leur portée, mais parce que cette manœuvre a rompu l’équilibre du fragile contexte syrien, les contraignant à intervenir, cette fois de manière plus tranchée et plus pérenne. Rien que la venue du général Seyyed Javad Ghaffari, vétéran de la guerre contre Isis, ancien numéro deux de Soleimani, connu pour son penchant pour les méthodes radicales, est déjà un indicateur clair : la présence de bandes terroristes, plus ou moins pilotées par la Turquie, doit être éradiquée.
Bien sûr, il y a ceux qui se complaisent dans le chaos, et c’est ainsi qu’Israël et les États-Unis, sans oublier les services de l’État nazi à Kiev, cherchent tous à attiser les flammes, avec la conviction inébranlable que contrarier l’ennemi est toujours et systématiquement la meilleure chose à faire.
C’est dans cette logique qu’ils ont embrasé l’Ukraine, avec pour seul résultat de prédisposer la Russie à une plus grande prise de conscience de la fatalité de la confrontation, et à terme, paver la voie à la défaite politico-militaire la plus retentissante de toute l’histoire de l’OTAN.
Il ne reste plus qu’à s’asseoir sur les berges de l’Euphrate, et à attendre.
Traduction : Spirit of Free Speech
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Qui se cache derrière cette résurgence du terrorisme international en Syrie ?
«Assad doit savoir qu’il joue avec le feu» a déclaré le 1er ministre israélien. Déclaration surprenante à l’encontre d’un dirigeant qui a pourtant su faire preuve d’une certaine prudence dans l’escalade militaire que connaît la région mais qui coïncide étrangement avec la récente offensive djihadiste à travers le pays. De là à y voir un lien de cause à effet il n’y a qu’un pas.
Après quatre années de calme relatif, les événements se sont soudainement déchaînés le jour même de l’annonce du cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah au Liban, et la ville d’Alep en Syrie semble bien être la cible principale de l’opération. D’après certaines sources, dont «l’Observatoire syrien des droits de l’homme» (officine considérée par certains comme proche des Frères musulmans), entre 5000 et 15 000 combattants islamistes se seraient emparés de positions de l’armée syrienne à Kafr Naha et Urum al-Kubra poussant leur offensive jusqu’à Khan al-Asal, ce qui devrait logiquement leur ouvrir la voie vers la ville d’Alep, la plus importante en terme de population.
Au vu du matériel et des moyens employés, il ne fait aucun doute que des puissances étrangères sont à la manœuvre dans ces tragiques événements. Ont ainsi été engagés de nombreux chars et des dizaines de véhicules légers. D’importants échanges d’artillerie ont également eu lieu.
Plus à l’Est de la région voisine d’Idlib, d’autres combats ont éclaté suite aux assauts lancés cette fois par «l’Armée nationale syrienne». Depuis, les aviations russes et syriennes multiplient les sorties pour endiguer cette double offensive, menant des bombardements de grande envergure.
Par ailleurs, la 4ème division blindée de l’armée syrienne, dirigée par Maher al-Assad, le propre frère du président, a été engagée.
En raison du brouillard de la guerre et de la difficulté à vérifier et interpréter les informations qui arrivent à un rythme effréné il est difficile d’anticiper l’évolution du théâtre d’opération. En revanche, il n’est pas inutile de se pencher sur les groupes terroristes impliqués dans cette soudaine reprise des hostilités, ce qui peut nous donner une piste de réflexion sur les enjeux de ce nouveau conflit.
Quels sont les factions à l’origine de la reprise des hostilités ?
Commençons par «l’Armée nationale syrienne» ou «Al-Jays al-Watani as-Suri» qui a synchronisé ses opérations avec les djihadistes du «Hayat Tahrir al-Cham». Il s’agit d’un rassemblement de différentes factions islamistes créé à l’initiative de la Turquie suite à son opération «Bouclier de l’Euphrate» lancée en mars 2017. Il s’agissait à l’époque pour Ankara de contrecarrer les velléités des Kurdes du PYD dont l’objectif était le contrôle de la zone allant du poste frontière d’Al-Raï jusqu’à la ville de Jarablous dans le nord de la Syrie. Les membres de l’ANS agissaient alors en tant que supplétifs de la Turquie voisine dans la perspective de créer dans cette région une zone tampon.
Le caractère idéologique de cette «armée» est assez large, mêlant à la fois islamisme sunnite et néo-ottomanisme. Pour le journaliste Wassim Nasr, «c’est un grand micmac. Il y a ceux qui sont proches des Frères musulmans et qui considèrent qu’Erdogan est aujourd’hui le chef de ce courant, mais, globalement, je ne les qualifie pas idéologiquement : ce sont d’abord et avant tout des supplétifs. La dimension mercantile domine, ils vont là où on les paie».
Ses effectifs sont évalués entre 50 000 et 100 000 hommes entièrement armés et entraînés par la Turquie. La majorité de ses membres sont Arabes mais l’ANS compte également une forte minorité de Turkmènes et plus surprenant de Kurdes.
La Syrie n’est pas le seul théâtre où ses combattants sont engagés. En tant que mercenaires de la Sublime Porte, les soldats de l’ANS sont envoyés partout où les intérêts turcs sont menacés, notamment en Libye, plus récemment en Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabagh contre les forces arméniennes mais aussi au Sahel où ils sécurisent désormais les sites de recherche d’or turcs.
L’autre composante de la rébellion syrienne actuellement à l’œuvre est «l’Organisation de Libération du Levant» ou «Hayat Tahrir al-Cham». Fondé officiellement en janvier 2017, cette mouvance est issue de la fusion de diverses organisations islamistes dont la plus importante est le Front Fatah al-Cham, anciennement connue sous le nom de Front al-Nosra, celle-là même dont les membres, aux dires d’un ancien ministre français, «faisaient du bon boulot».
Selon un article du journal L’Orient-Le Jour publié en juin 2017, cette organisation bénéficierait du soutien financier du Qatar, ce que Doha a toujours formellement nié. Mais si cette information se confirme, cela pourrait signifier que la main de Washington n’est pas loin, comme souvent malheureusement.
Rappelons que sur un plan idéologique Hayat Tahrir al-Cham est une structure ouvertement salafiste dont le noyau issu du Front al-Nosra était jusqu’en 2017 affilié à Al Qaïda. Ses effectifs sont évalués aux alentours de 30 000 hommes.
À l’exception du groupe baptisé «Armée nationale syrienne» dont l’argent est clairement turc, il est très difficile de tracer les sources de financement des autres organisations, surtout si l’on cherche à s’informer par le biais de la presse française. En revanche, la presse israélienne est beaucoup plus loquace. Ainsi, selon une enquête du journal israélien Haaretz en date du 21 février 2018, l’universitaire Elisabeth Tsurkov, membre du thing tank «Israeli Forum for Regional Thinking», l’État Hébreu apporte un soutien financier direct à pas moins de sept groupes terroristes en Syrie. Elle indique par ailleurs : «Certains de ces groupes qui ont commencé à recevoir l’aide d’Israël fin 2017 étaient jusque-là financés par le Military Operations Command, un centre opérationnel géré par la CIA. Jusqu’en 2018, ce centre a versé les salaires de dizaines de milliers de membres du «front sud» de l’ASL en leur fournissant armes et munitions».
Le géopolitologue Youssef Hindi rappelle de son côté que l’aide américaine a pris fin en 2018 sur décision de l’administration Trump obligeant ainsi Israël à prendre le relais s’il ne voulait pas voir ces factions combattantes disparaître.
Elisabeth Tsurkov précise également : «Toutes mes sources ont confirmé l’identité d’au moins sept groupes (rebelles syrien) qui perçoivent un soutien israélien, à la condition que les groupes ne soient pas nommés».
De la guerre régionale au «Grand Jeu» mondial
Embourbé à Gaza et au Liban où Tsahal n’a guère brillé par ses exploits militaires (exception faite de la parenthèse des attentats aux bipeurs piégés contre les cadres du Hezbollah), Israël et très vraisemblablement les réseaux bellicistes américains encore en poste jusqu’au 20 janvier 2025 semblent avoir renoué avec la guerre de proxi contre le régime baassiste syrien. La question évidemment est de savoir pourquoi ?
Les raisons sont multiples et tombent sous le sens : pour les faucons de Washington, il s’agirait de briser l’arc chiite Hezbollah, Syrie, Iran, dans la perspective de fragiliser la Russie sur son flanc sud, écarter Moscou de son accès méditerranéen, endiguer la nouvelle «route de la soie» ou «Belt & Road initiative» (BRI) de la Chine et déclencher un bourbier qui pénaliserait la future administration américaine. On le voit, les enjeux du côté américain sont à la fois externes, s’inscrivant dans le grand jeu géopolitique mondial entre puissances montantes et puissances descendantes, mais aussi internes avec une passation de pouvoir entre deux administrations aux vues diamétralement opposées.
Qatar et Turquie jouant dans ce jeu le rôle d’intermédiaires et instrumentalisant de manière plus ou moins grossière cette nouvelle armée de mercenaires takfiristes.
Le renversement de Bachar al-Assad et le chaos qui s’ensuivrait permettrait quant-à-lui d’atteindre les objectifs de l’actuel gouvernement israélien consistant à remodeler la région au profit d’un grand Israël. Cela ne peut passer obligatoirement que par la destruction des États-nations de la région. Et c’est en cela que les organisations du terrorisme djihadiste trouvent leur utilité.
Il suffit pour s’en convaincre de relire les déclarations de l’actuel ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich qui indiquait que les frontières d’Israël doivent s’étendre jusqu’à Damas. Vision également partagée non seulement par la frange messianique surreprésentée au sein des élites israéliennes mais aussi par les évangélistes américains.
Cette folle politique dont sont victimes essentiellement les populations civiles de la région aura évidemment un impact significatif sur les Chrétiens d’Orient. Laurent Ozon rappelait récemment les propos tenus par Georgia Meloni en 2018 et qui raisonnent étrangement avec ces événements : «s’il est encore possible de défendre l’existence de la communauté chrétienne en Syrie, c’est grâce à la Russie, à l’Iran et au Hezbollah libanais».
source : Mayenne Aujourd’hui
- Source : Arianna Editrice (Italie)