Comment ça ? L’Ukraine ne gagne pas la guerre ?
Le récit se transforme. Et maintenant ? Nous vivons une phase crépusculaire. Espérons que Biden, avec sa cote de popularité au plus bas, soit exclu des décisions de la Maison Blanche, et qu'il ne tente rien de désespéré pour sauver sa peau.
“La Russie de Poutine se rapproche d’une victoire dévastatrice. Les fondations de l’Europe vacillent”.
Tel est le titre d’un article paru le 9 décembre dans The Telegraph, le plus à droite des grands quotidiens londoniens. Le sous-titre développe le thème en des termes encore plus graves : “La contre-offensive de Kiev s’est soldée par un échec. C’est peut-être la crise Suez de l’OTAN”. La suite de l’article contenait toutes sortes d’éléments intéressants à ce sujet.
Ce n’est pas officiel, pas encore, de dire que la grande contre-offensive de l’Ukraine, le grand espoir russophobe des régimes Zelensky et Biden au début de l’année, s’est avérée un échec et que la défaite est imminente. La déclaration la plus proche d’un tel aveu a été faite par Volodymyr Zelensky lui-même en début de mois, lorsque le président ukrainien a déclaré que la contre-offensive “n’avait pas atteint les résultats escomptés”. Pour être honnête, j’ai adoré ce moment. Il m’a rappelé la célèbre déclaration de l’empereur Hirohito le 15 août 1945, lorsqu’il a annoncé la capitulation à la radio japonaise. “La guerre”, a-t-il dit à ses sujets désespérés, “n’a pas nécessairement progressé à notre avantage”.
Laissons Zelensky à Zelensky, Joe Biden à Joe Biden et Antony Blinken à Antony Blinken. Les informations sur l’échec sont considérées comme officieuses tant que les grands médias ne les annoncent pas à leurs lecteurs et téléspectateurs. Le Telegraph, pour autant que je sache, a été le premier grand quotidien, de part et d’autre de l’Atlantique, à faire des aveux aussi brutaux. D’autres ont déjà suivi, mais dans un langage plus doux et plus biaisé – en langage Zelensky, en somme.
Il se peut que nous soyons à l’aube d’un moment important. Que se passera-t-il une fois qu’il sera admis que les escrocs de Kiev, infestés de nazis, ont échoué ? Le président Biden, comme à son habitude, a radicalement surinvesti dans la guerre par procuration qu’il a choisi de déclencher avec la Fédération de Russie dès son entrée en fonction, il y aura trois ans le mois prochain. En définissant le conflit ukrainien comme une guerre au nom de la démocratie et de la liberté – des “valeurs” plutôt que des intérêts, en d’autres termes -, il n’a laissé aux États-Unis et à leurs clients européens aucune marge de manœuvre pour un compromis, ni même pour une négociation. Quelle sera la prochaine étape lorsque la défaite sera trop évidente pour être contestée ?
Si nous sommes sur le point d’entrer en territoire inconnu, ce terrain sera-t-il dangereux ? Peut-être, mais ce n’est pas encore très clair. La situation sera incertaine et probablement instable, nous le savons. Biden est peut-être le président le plus stupide de l’après-guerre en matière de politique étrangère : il ne fait preuve d’aucune propension à réfléchir avec vivacité ou créativité. C’est un belliciste de longue date, une année électorale se profile à l’horizon, et il risque manifestement d’être destitué. Son incompétence mentale, en plus du reste, est incontestable.
Il faut également tenir compte des responsables de la sécurité nationale entourant M. Biden. À l’exception du directeur de la CIA, William Burns, qui semble se consacrer à l’avancement de sa carrière, ce sont des idéologues qui partagent une vision manichéenne du monde et de son fonctionnement. Nous ferions mieux de réfléchir longuement et sérieusement à ces individus dès à présent. J’insiste sur ce point en raison d’un article paru dans Politico il y a deux semaines. L’article relatait les réflexions des cliques politiques après les récentes attaques des Houthis contre les navires de guerre américains en mer Rouge. Certains responsables préconisent une réponse musclée, mais le point de vue dominant est celui de la retenue, de peur d’étendre la barbarie d’Israël à Gaza à une guerre plus étendue.
Puis, bien plus loin dans l’article, ce paragraphe :
“Le travail de l’armée est de présenter une variété d’options aux commandants en chef, mais la décision finale revient au président et aux responsables politiques de l’administration. Lors de multiples réunions de haut niveau cette semaine, le Pentagone n’a pas informé le président Joe Biden sur les possibilités de frapper des cibles houthies et ne lui a pas non plus recommandé de le faire, ont déclaré deux des responsables. L’anonymat leur a été accordé afin qu’ils puissent donner des détails sur les délibérations internes délicates”.
On en reste bouche bée. Il n’est pas rare que les grands médias enterrent des informations d’une importance cruciale montrant une piètre image de l’American Way. Dans le cas présent, il semble que nous soyons informés que le commandant en chef ne commande plus parce que, comme le suggère Politico, son entourage pense qu’il a la gâchette trop facile et préfère ne plus avoir affaire à lui. Le sujet est le Moyen-Orient, mais si l’on fait abstraction de cette révélation extraordinaire, nous ne pouvons plus savoir avec certitude qui dirige la politique ukrainienne du régime Biden, ni aucune autre, d’ailleurs.
Faut-il y voir une sorte de coup d’État au palais ? Ne vous laissez pas impressionner par cette question : l’État profond a déjà pratiqué ce genre de manoeuvre avec le prédécesseur de M. Biden, et à maintes reprises. Dans le cas de Biden, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose qu’il soit exclu de la réflexion sur l’Ukraine à un degré ou un autre, étant donné son obsession rétrograde pour la Russie comme origine de tous les maux. Mais l’idée que les lieutenants du président, avec leur sensibilité de cow-boys et d’Indiens, décident de ce qui se passera après l’échec de l’Ukraine n’est pas vraiment rassurante non plus.
?
Moins d’une semaine après que Daniel Hannan a publié son commentaire cinglant dans le Telegraph, le New York Times a publié deux articles, une sorte de coup de force, qui ne correspondent pas du tout au style d’un journal qui a passé les 23 derniers mois à essayer de nous persuader que l’Ukraine était sur le point de triompher de ces Russes si brutaux, toujours si brutaux. Le premier de ces articles, “Voleurs de vies : les recruteurs ukrainiens utilisent des tactiques brutales pour étoffer leurs rangs”, a été publié le 15 décembre. Thomas Gibbons-Neff y décrit comment des hommes de main en civil en sont venus à kidnapper des Ukrainiens en âge d’être recrutés, dont certains souffrent de handicaps mentaux ou physiques, et à les forcer à participer au processus d’incorporation militaire. Cela se fait parfois sous la menace d’une arme. Les gens sont enlevés dans la rue, à la porte des usines, à l’intérieur des magasins.
Le travail de Gibbons-Neff est trop souvent contesté, comme nous l’avons déjà noté sur ce site. Mais il s’agit ici d’un très bon témoignage. Voici un extrait de son article, publié après un reportage dans de nombreuses villes ukrainiennes :
“Les recruteurs ont confisqué des passeports, arraché des hommes à leurs emplois et, dans un cas au moins, tenté d’envoyer un handicapé mental à l’entraînement militaire, selon des avocats, des activistes et des Ukrainiens soumis à des méthodes coercitives. Des vidéos de soldats poussant des hommes dans des voitures et les retenant contre leur gré dans des centres de recrutement apparaissent de plus en plus fréquemment sur les réseaux sociaux et dans les médias locaux.
Ces pratiques brutales visent non seulement les réfractaires à l’appel sous les drapeaux, mais aussi des hommes normalement exemptés de service, ce qui témoigne des difficultés considérables auxquelles l’armée ukrainienne est confrontée pour maintenir le niveau des effectifs dans une guerre où les pertes sont élevées, et où l’ennemi est beaucoup plus puissant.
Les avocats et les militants affirment que ces méthodes agressives dépassent largement le cadre de l’autorité des recruteurs et sont, dans certains cas, illégales. Ils soulignent que les recruteurs, contrairement aux forces de l’ordre, ne sont pas habilités à détenir des civils, et encore moins à les contraindre à la conscription. Les hommes qui reçoivent un avis de conscription sont censés se présenter aux bureaux de recrutement”.
Il s’agit d’un régime aux abois qui a envoyé à la mort un trop grand nombre de personnes valides, et se trouve aujourd’hui à court de cadavres.
Un jour plus tard, Carlotta Gall, avec plusieurs collègues signataires, a publié “Les Marines ukrainiens en ‘mission suicide’ pour franchir le Dniepr”. Il s’agit ici d’un reportage sur des soldats du front qui condamnent la propagande incessante du régime de Kiev sur les progrès de l’armée face aux forces russes. Là encore, le reportage est très pertinent :
“Les soldats et les Marines qui ont participé à la traversée des rivières ont décrit l’offensive comme brutale et vaine, car des vagues de troupes ukrainiennes ont été frappées sur les berges ou dans l’eau, avant même d’atteindre l’autre rive …
Dans le cas du Dniepr, le président ukrainien Volodymyr Zelensky et d’autres responsables ont récemment laissé entendre que les Marines avaient pris pied sur la rive orientale. Le mois dernier, le ministère des affaires étrangères a publié une déclaration affirmant que les Marines s’étaient implantés dans plusieurs zones.
Mais les marines et les soldats sur le terrain affirment que ces déclarations sont très exagérées.
“Nous ne tenons aucun poste. Aucun poste d’observation ni de position”, a déclaré Oleksiy, dont le nom de famille n’a pas été divulgué. “Il est impossible de s’y implanter. Impossible d’y acheminer du matériel”.
“Ce n’est même pas un combat pour la survie”, a-t-il ajouté. “C’est une mission suicide”.
Gibbons-Neff et Gall, comme le montrent les archives, savent très bien où se trouvent les limites au-delà desquelles ils n’ont pas osé s’aventurer lors de leurs reportages en Ukraine. Force est de constater aujourd’hui que les lignes ont bougé. Le Times n’est pas encore prêt à affirmer clairement que Kiev n’est pas loin de la défaite. Mais, de cette manière, le Times pense que les lecteurs américains doivent être gentiment préparés aux mauvaises nouvelles, comme si nous étions une nation d’enfants d’âge préscolaire – nous voilà ainsi préparés.
Quelques jours avant de publier son article sur la situation sur le terrain, Gibbons-Neff nous a présenté un article du type de ceux que nous attendons de lui. L’article “Les États-Unis et l’Ukraine en quête d’une nouvelle stratégie après l’échec de la contre-offensive”, publié le 11 décembre, est rédigé dans l’anglais feutré que le Times privilégie depuis longtemps, nous laissant l’impression familière que l’on nous dit quelque chose sans que nous sachions exactement quoi :
“Les Américains préconisent une stratégie prudente qui se concentre sur le maintien des territoires dont l’Ukraine a le contrôle, sur le renforcement des approvisionnements et des effectifs au cours de l’année. Les Ukrainiens veulent passer à l’attaque, soit sur le terrain, soit via des frappes à longue portée, dans l’espoir de capter l’attention du monde”.
En clair, dans le genre d’anglais que vous et moi parlons : le régime Biden n’a pas la moindre idée de ce qui doit être envisagé en cas d’échec, mais comme l’échec ne peut être admis, il doit être déguisé en une nouvelle stratégie. Kiev n’oserait rien faire sans l’autorisation du régime Biden – à l’exception du vol de la plupart des aides et des équipements militaires envoyés par les États-Unis – mais il doit donner l’impression de mener un combat à la vie à la mort, car le régime Zelensky ne tient plus qu’à un fil.
On ne peut qu’aimer le commentaire du grand homme lorsque ces nouvelles réalités prennent forme. “Nous ne pouvons pas laisser Poutine gagner”, a déclaré M. Biden au Congrès, alors qu’il était en train de plaider l’autorisation d’une nouvelle série d’aides. S’agit-il d’une stratégie géopolitique de grande envergure ?
Cette remarque m’évoque un peu Lady Macbeth, dans la mesure où Biden proteste un peu trop. Si “Poutine” n’était pas déjà en route vers la victoire en Ukraine, il n’y aurait pas besoin de tenir de tels propos, n’est-ce pas ? En l’état, Zelensky a fait un flop lors de son dernier voyage à Washington : le nouveau programme d’aide n’a pas été adopté, la Hongrie vient de bloquer la nouvelle aide proposée par l’Union européenne, et l’Ukraine est tout à fait d’actualité quand la réalité de l’échec vient s’ajouter aux monceaux de, excusez le langage, conneries qui ont soutenu l’enthousiasme de l’Occident pendant tous ces derniers mois. Israël est peut-être en train de génocider les Palestiniens de Gaza, mais la perspective macabre qu’il y parvienne et que l’Occident l’emporte pour une fois existe bel et bien.
?
Jusqu’à récemment, l’orthodoxie voulait que la “Russie de Poutine”, c’est-à-dire la Fédération de Russie, perde une guerre engagée avec des ivrognes, des officiers incompétents et des voleurs de bébés. Tout à coup, nous lisons que la Russie de Poutine a tiré le meilleur parti du régime de sanctions que l’Occident lui a imposé et qu’elle dispose d’un avantage considérable et indéniable sur le champ de bataille – plus de soldats, plus d’artillerie, plus de tout. Lors de sa conférence de presse de fin d’année, la semaine dernière, l’Associated Press a rapporté qu’“un Poutine enhardi et confiant” avait annoncé que la guerre prendrait fin lorsque la Russie aurait atteint ses objectifs et que ceux-ci – la démilitarisation et la dé-nazification de l’Ukraine – n’avaient pas changé. Il en va de même pour “la progression du récit”.
Daniel Hannan, auteur du Telegraph, observe que si la moindre perspective de pourparlers de paix se profile entre Kiev et Moscou, ou entre Kiev et ses soutiens transatlantiques et Moscou, “nous risquons un désastre de type Suez pour les démocraties occidentales”. Hannan, un conservateur et ancien membre du Parlement européen, faisait bien sûr référence à la défaite de l’Égypte face aux forces britanniques, françaises et israéliennes après la décision de Gamal Abdel Nasser de nationaliser le canal de Suez. Ce fut une humiliation historique pour les Britanniques et les Français.
“Bien que nous ne soyons pas nous-mêmes en guerre cette fois-ci”, écrit Hannan, “nous sommes tellement investis dans la cause ukrainienne qu’une victoire russe – et l’absorption d’un territoire conquis est une victoire russe, présentez-la comme vous voudrez – signifierait une défaite catastrophique du prestige de l’Occident et des concepts qui lui sont associés : liberté individuelle, démocratie et droits de l’homme”.
Hannan a parfaitement saisi l’ampleur de l’équilibre des forces en Ukraine. Joe Biden semble avant tout préoccupé par la perspective de devenir le pire président de l’histoire américaine d’après-guerre, et on dirait qu’il a très peu de chances d’échapper à ce titre. Mais il ne faut pas perdre de vue la signification plus large de cette affaire. M. Biden a fait de la campagne contre la Russie via l’Ukraine son grand moment de gouvernance américaine, et le reste de l’Occident l’a sottement suivi.
Reste maintenant l’amère mission de l’acceptation. Pour l’instant, nous vivons une période crépusculaire. Reste à souhaiter que Joe Biden, au fur et à mesure que sa cote de popularité s’effondre, soit exclu des discussions de la Maison Blanche, afin qu’il ne tente rien de désespéré pour sauver sa peau. Allez, État profond, allez, aussi étrange que soit cette pensée…
Tout ce qu’il est désormais admis de révéler sur l’échec de l’Occident en Ukraine n’est pas nouveau pour ceux qui ont fait abstraction de la propagande de ces deux dernières années. L’importance du moment réside en grande partie dans l’effondrement de la propagande. Le monde atlantique accepte rarement les vérités du XXIe siècle, les niant en général purement et simplement ou les brouillant au point de les rendre illisibles. Mais cela reste toujours une question d’opportunité, me semble-t-il, et ne peut en aucun cas perdurer indéfiniment.
“J’étais de ceux qui s’attendaient à ce que l’Ukraine fasse une percée jusqu’à la mer d’Azov, ce qui aurait pu mettre fin à la guerre”, écrit Hannan dans un passage que je trouve amusant. “Pourquoi me suis-je trompé ? J’avais échangé non seulement avec des Ukrainiens, mais aussi avec des observateurs militaires britanniques parfaitement au fait de la situation sur le terrain”.
Comme souvent, mon cher Hannan, la réponse est dans la question : vous étiez en contact avec des Ukrainiens et des observateurs militaires britanniques au fait des choses.
Traduction : Spirit of Free Speech
L'auteur, Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier.
- Source : ScheerPost