David Petraeus: Ex-chef de la CIA, nouveau magnat des médias en Europe de l’Est
La carrière fulgurante de David Petraeus, tour à tour commandant en chef des forces internationales en Irak et Afghanistan, directeur de la CIA, dirigeant du géant financier KKR et magnat des médias, incarne une nouvelle forme de pouvoir militaire-sécuritaire-financier-médiatique.
Une carrière qui semblait pourtant prendre une fin abrupte quand un scandale sexuel avait contraint Petraeus à démissionner de la CIA en 2012. Adultère aggravé par le fait que le général quatre étoiles avait menti pendant l’enquête, et surtout, qu’il avait fait fuiter des secrets d’État à sa maîtresse. Il sera condamné à deux ans de prison avec sursis et à 100.000 dollars d’amende – une bagatelle en comparaison avec des cas similaires, dont celui d’Edward Snowden, qui affirme avoir divulgué des informations beaucoup moins confidentielles.
Petraeus s’en remettra. Six mois après le scandale, il sera recruté par le fonds d’investissement mastodonte Kohlberg, Kravis, Roberts & Co. L. P. (KKR) pour diriger son Global Institute nouvellement fondé.
Les Barbares de Wall Street
Dans les années 70 et 80, le KKR était le pionnier du LBO, ou “opération d’acquisition par effet de levier” – c’est-à-dire par dette massive. L’inventeur du concept, Jerome Kohlberg, bientôt inquiété par “une avidité écrasante qui imprègne la vie des affaires“, quittera le fonds qu’il avait créé, en ne laissant que son K à la tête du sigle. Après son départ, c’est le deuxième K, Henry Kravis, qui fera exploser les LBO en méritant au KKR le surnom peu flatteur des Barbares de Wall Street (le livre et le film “Barbarians at the Gate” sont dédiés à leur LBO historique sur RJR Nabisco). Ils resteront les champions de cette méthode, bien qu’elle aboutisse souvent aux dépècements, voire aux faillites des entreprises rachetées, comme ce fut le cas de leur autre LBO historique : Energy Future Holdings. La même méthode est aujourd’hui pratiquée par Patrick Drahi qui a bâti son empire médiatique sur une dette colossale.
Fin 2016, Petraeus a été envisagé par le président désigné Donald Trump entant que chef de la diplomatie américaine, mais restera chez KKR, désormais comme partenaire. Kravis et Petraeus sont aussi membres du Council on Foreign Relations et participants réguliers aux réunions de Bilderberg. Kravis était classé 38e sur la liste des Juifs les plus riches du Jerusalem Post.
L’invasion commence
Dès son passage dans le monde d’affaires, l’ex-fonctionnaire fait ses preuves en étendant le portefeuille déjà impressionnant de KKR. En 2013, le fonds fait son premier investissement direct dans la région de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est en rachetant United Group (SBB/Telemach) pour une somme jamais divulguée mais estimée supérieure à un milliard d’euros. United Group réunissait les principaux opérateurs du câble, du satellite et d’internet dans l’ex-Yougoslavie avec presque deux millions abonnés :
- SBB (Serbia Broadband) – le plus grand câblo-opérateur et fournisseur d’accès à internet en Serbie avec 700.000 abonnées ;
- Telemach – le principal câblo-opérateur et fournisseur d’accès à internet en Slovénie et Bosnie-Herzégovine ;
- Total TV – le premier réseau de télévision par satellite en Serbie, présent dans tous les six pays de l’ex Yougoslavie ;
- NetTV Plus – le principal fournisseur de services de télécommunications sur Internet ;
- United Media – les chaines de télévision Sport klub, Cinemania, Ultra, Mini ultra, Lov i ribolov ;
- CAS Media – la plus grande agence d’achat d’espaces publicitaires à la télévision du câble et du satellite dans la région.
L’année suivante, le KKR affermit son emprise. Via United Group, il achète le géant du divertissement turbo-folk Grand Production et acquiert la participation de contrôle du câblo-opérateur monténégrin BBM. Il devient copropriétaire du 1er site d’information en Serbie Blic.rs en rachetant 49% de Ringier Digital SA, la filiale numérique du groupe de presse suisse.
Finalement, il lance sa propre chaine de télévision régionale, N1 TV, partenaire exclusif de la CNN, avec studios à Belgrade, Zagreb et Sarajevo. En été 2017, il achète TV Nova, la chaine la plus regardée de Croatie, dont le journal du soir réalise les meilleures audiences du pays ; ainsi que POP TV dont le journal 24ur est le principal programme d’information en Slovénie. United Group élargit aussi ses activités à la téléphonie fixe et mobile.
Qui cache qui ?
Les « barbares financiers » commandés par Petraeus ont érigé un véritable empire médiatique, mais ils l’ont fait très discrètement, à l’abri de tout examen public. Des enquêtes rares, frileuses et tardives ont quand même fini par révéler quelques détails.
En 2015, un rapport sur la structure de propriété et le contrôle des médias en Serbie du Conseil pour la lutte anti-corruption de Serbie identifiait le manque de transparence de la propriété des médias comme le problème prioritaire. L’année suivante, la structure de la propriété d’United Group a fait l’objet d’une investigation par le journal slovène Delo en coopération avec Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP). Leur article « Du côté obscur de Telemach » a finalement permis à la population de la région de jeter un coup d’œil derrière les coulisses de leur plus grande source d’informations. Ils y ont trouvé un labyrinthe de sociétés offshore fantômes, qui champignonnait dans les paradis fiscaux pour cacher les propriétaires originaux et leurs circuits financiers.
Une demie révélation : le cache sexe est serbe
La grande cible de cette enquête était le serbe Dragan Solak. En 2000, Solak avait fondé KDS, un câblo-opérateur local à Kragujevac, Serbie, et pendant que sa start-up montait en flèche, devenant SBB en 2002, SBB/Telemach en 2012 et United Group en 2013, il a toujours pu en garder les rênes managériales. Il n’y avait là rien de secret. La vraie découverte de l’investigation est qu’il aurait également gardé 20% des actions, caché derrière la société Gerrard Enterprises qu’il aurait fondée en 2001 sur l’Île de Man.
Ce « roi du câble », régulièrement « pas disponible pour les médias », nouveau magnat de l’entreprise dans un paysage économique dévasté, nouveau-riche flamboyant parmi ses compatriotes appauvris, avec ses jets privés, sa villa au Lac de Genève, son terrain de golf du roi de Yougoslavie (le train de vie de Petraeus faisait jaser aussi, jusqu’aux articles du HuffPost et Washington Post), Serbe dans une région où les rivalités nationales sont toujours d’actualité, illusionniste ouvrant trois société offshore par jour et faisant disparaitre puis réapparaitre des millions d’euros hocus-pocus, et tout cela sans payer d’impôts – autant de raisons pour que les journalistes de Delo et ceux qui marchèrent dans leur pas (Nacional, Jutarnji list, Ekspres…) mettent l’accent sur Solak. Le risque était moindre que celui de suivre les traces du gros gibier.
Le rôle des ambassadeurs américains
L’investigation de Delo pour démêler les divers tentacules de la structure de propriété d’United Group a rendu une chose claire : les propriétaires se dissimulaient derrière une succession de paravents. Il était moins clair de savoir si Solak faisait partie des propriétaires ou était un simple paravent.
Solak n’opérait pas seul. Ses financiers d’outre-Atlantique, dont KKR, étaient partenaires majoritaires dans toutes les opérations. Ce sont eux qui le laissaient à la tête d’United Group et qui veillaient sur sa montée en flèche depuis le début, comme témoigne un télégramme de l’ambassade des États-Unis à Belgrade révélé par Wikileaks. Il est dommage que cette source, bien que facilement trouvable sur internet, n’ait pas été considérée jusqu’ici.
Le télégramme de 2007 est dédié spécifiquement à la situation de SBB, à partir de son titre « Serbia Broadband opérant dans l’environnement hostile ». Solak y figure comme le principal interlocuteur de l’ambassade, à un point tel qu’on peut se poser des questions sur la nature de sa relation avec la diplomatie américaine. Le signataire, l’ambassadeur Michael Polt, transmet les inquiétudes de Solak à Washington, en y joignant son rapport sur les efforts américains – diplomates et investisseurs confondus – d’y remédier. Leur prétexte : combattre la domination du marché par l’opérateur public Telekom qui « utilise tactiques agressives et influence politique » pour assurer sa position monopolistique. Aujourd’hui on comprend que c’est exactement ce que l’ambassadeur faisait, mais au profit du SBB. Le télégramme date du 1er juin 2007, et le 27 on annonçait la conclusion historique du premier LBO en Serbie : l’acquisition de SBB par Mid Europa Partners.
Le successeur de Polt, Cameron Munter, continua sa carrière auprès de Mid Europa comme conseiller de SBB-Telemach lors des négociations avec Petraeus en 2013. Le prédécesseur de Polt, le fameux William Montgomery, le premier à être nommé après l’intervention de l’OTAN en 1999 et la révolution de couleur du 5 octobre 2000, influent à la manière d’un proconsul impérial, était partenaire commercial de Brent Sadler. Ce dernier, correspondant de CNN Belgrade à l’époque des bombardements est à présent président de la N1 TV, la chaîne phare d’United Group, filiale exclusive de CNN en Europe de l’Est.
Des ennemis devenus compagnons
Le cabinet de conseil Montgomery Sadler Mati? & associates (MSM & associates) rassemblait un trio invraisemblable : l’ex-ambassadeur et l’ex-rapporteur américains sont devenus compagnons de Goran Matic, ministre fédéral yougoslave de l’information en 1998 et 1999. Son homologue serbe dans la même période était l’actuel président de Serbie Aleksandar Vucic.
Juste avant les bombardements, Matic critiquait des médias au service des maitres étrangers : « la situation est très claire – le propriétaire paye, le propriétaire demande la diffusion de certaines informations ». Quand l’OTAN attaqua, c’est lui qui déclara à CNN : « Nous sommes prêts à combattre l’agresseur ». Quand les frappes rasèrent la Radio-télévision de Serbie le 23 avril 1999, faisant 16 morts, BBC relayait sa déclaration : « C’est un crime monstrueux sans précédent dans l’histoire ». Dans le rapport moins prolixe de son futur compagnon Sadler sur CNN, cette citation sera réduite en deux mots : « acte criminel ». Tony Blair rétorquera que le bombardement de la télévision était « entièrement justifié ». Le 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, l’OTAN rasera encore une télévision, la Radio-télévision de Novi Sad.
Depuis, les deux ex-ministres de l’information ont fait volte-face par rapport à leur ancien ennemi, celle de Vucic étant particulièrement spectaculaire. Son parti a d’ailleurs engagé Montgomery comme conseiller et, une fois au pouvoir, leur gouvernement fit de même avec Tony Blair, alors qu’en 1999 ces mêmes personnes le traitaient de bête noire. Encore en 2005, Vucic écrivait une recension favorable au sujet d’une monographie élégamment intitulée Le pet pédé anglais Tony Blair. L’ex-nationaliste cultive également une chaude amitié avec d’autres protagonistes de l’agression contre son pays, Gerhard Schroeder et Bill Clinton.
Les généraux-investisseurs
Quant à Petraeus, il arbore une médaille de l’OTAN pour l’ex-Yougoslavie. Avant de retourner comme investisseur, il était présent dans la région en 2001-2002 comme chef d’état-major adjoint de la force de stabilisation (SFOR) de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine et comme commandant adjoint d’une unité clandestine contreterroriste chargée de capturer les serbes recherchés par la Haye, avant que le 11 septembre ne vienne perturber la donne en transformant les alliés djihadistes en ennemis suprêmes. « C’est là que son évolution future fut tracée » affirme Fred Kaplan dans son livre biographique The Insurgents: David Petraeus and the Plot to Change the American Way of War (2013, p. 65).
Son collègue quatre étoiles, Wesley Clark, commandant en chef de l’OTAN pendant les bombardements de la Yougoslavie, a lui aussi pantouflé dans le monde de la grande entreprise (comme Odierno, McChrystal ou Mullen. Rappelons que dès 1961, Eisenhower avait mis en garde contre le complexe militaro-industriel). Clark préside le groupe canadien Envidity Energy Inc. qui négocie, au milieu des controverses, l’exploration de très importants gisements de charbon du Kosovo « libéré » par ses troupes. Bien qu’en catimini, Petraeus était le principal négociateur du fonds KKR dans la reprise d’United Group en 2013. Il a rencontré le premier ministre serbe Aleksandar Vucic plusieurs fois, publiquement comme en privé.
Les millions de Soros ou comment monter en flèche
Le télégramme de Wikileaks comporte aussi une référence à un moment charnière dans l’ascension d’United Group. En 2002, la petite start-up de Solak a eu une chance tout à fait extraordinaire. Solak réussit à attirer un investissement de 10 millions dollars de Southeastern Europe Equity Fund (SEEF). Le gestionnaire du fonds était Soros Investment Capital Management, renommé plus tard Bedminster Capital Management, fondé par George Soros.
Ce milliardaire activiste, partage avec Kravis (du fonds KKR) quelques traits accidentels, comme une villégiature au bord de l’Atlantique où les deux sont voisins, ou moins accidentels comme une passion pour la collection de câblo-opérateurs balkaniques.
C’est à partir de l’investissement de Soros que commence la croissance exponentielle de SBB et sa plongée vertigineuse dans les méandres opaques de la finance internationale. Après Soros, c’est la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) qui suit et relance, en investissant 15 millions euros en 2004. Cette banque « européenne » dont le plus grand actionnaire est les États-Unis restera copropriétaire et co-investisseur d’United Group à ce jour.
Le fonds de Soros se démultipliera en SEEF I et II, qui figureront en même temps comme acheteur et vendeur lors de la reprise de SBB en 2007 par Mid Europa. En 2014, cette société d’investissement privée dirigée par d’ex hauts fonctionnaires de la Banque Mondiale et du FMI se vantait d’avoir triplé ses investissements grâce au montant exorbitant payé par KKR. George Soros (né Schwartz) a eu son nom de famille changé par un père espérantiste. Le mot « soros » signifierait dans cette langue « je monterai en flèche ». Un bon augure pour le petit György, ainsi que pour la start-up de Solak qu’il a soutenue avec autant de prévoyance.
Mais qui a aidé Soros au début de sa carrière ? La mise de fonds initiale pour sa start-up, Double Eagle Fund, renommée par la suite Quantum Fund, avait été fournie par George Karlweiss de la Banque Privée S.A. de Lugano, détenue par le baron Edmond de Rothschild (voir l’article supprimé du Washington Times). D’aprèsTime Magazine, « bientôt les Rothschild et autres riches européens y rajoutaient 6 millions dollars ». De quoi monter en flèche comme l’avenir le prouvera.
- Source : Ojim