Vietnam : Retour vers la Russie
La Russie, l’Arménie, le Kazakhstan et la Biélorussie sont les membres actuels de l’Union Économique Eurasienne. De nouveaux membres sont attendus. A Hanoï, les autorités de Russie ont tenu récemment des entretiens très prometteurs au cours desquels fut examinée la création d’une zone de libre échange entre l’Union Économique Eurasienne et le Vietnam. Un traité ad hoc devrait être signé prochainement. Valentin Katasonov, professeur à l’Université MGIMO, docteur en sciences économiques et dirigeant de la Société Russe d’Économie S. Charapov, estime que l’intégration du Vietnam dans l’UEE est un processus légitime, qui intervient en temps opportun. Dans l’entretien accordé au magazine Nakanoune.ru, et publié le 7 avril 2015, l’expert confirme la nécessité pour la Russie de faire revenir vers elle un Vietnam sensible aux pressions des États-Unis. Il explique en outre qu’il est prématuré de parler de la constitution d’un budget unique pour l’UEE.
Valentin Yourievitch, la création d’une zone de libre échange avec le Vietnam a-t-elle un sens, selon vous ?
Pour autant que je comprenne, il s’agit de l’intégration du Vietnam dans l’espace de l’Union Économique Eurasienne. Je ne vois en cela rien d’inattendu puisque des négociations préparatoires au processus d’intégration ont également été menées avec d’autres pays, comme Israël et la Turquie. Je n’exclus d’ailleurs pas que la venue de Tsipras à Moscou [puisse aboutir à un semblable processus]. Je n’exclus pas qu’une telle option soit examinée très attentivement. Il s’agit d’un groupement international suffisamment ouvert, et pourquoi d’ailleurs n’en serait-il pas ainsi ? Surtout si lorsqu’on observe les efforts activement déployés par les États-Unis afin de mener à terme les négociations visant à l’intégration d’un bloc économique atlantique ; en fait il s’agira d’un « Marché Transatlantique », libre de toute barrière commerciale.
Au cours des négociations, les autorités de Russie ont annoncé un plan de coopération fort ambitieux avec le Vietnam : la construction d’une centrale nucléaire dans l’une des provinces du pays, le travail en commun sur le plateau continental, construction d’une chaîne d’assemblage de voitures russes, livraison d’armements, d’avions, de trains, construction d’une ligne de chemins de fer dans le Sud du pays, avec l’aide de la société des chemins de fer de Russie. A votre avis, de telles attentes sont-elles opportunes ? Est-il possible de mettre en œuvre un projet aussi colossal au Vietnam ?
En principe, nos relations avec le Vietnam ne sont pas mauvaises. De plus fut créée cette grosse entreprise « VietSovPetro » chargée de la production pétrolière. Cette entreprise mixte fut créée avec l’Union Soviétique. [Cette collaboration, initiée en 1981, se prolonge aujourd’hui entre le Vietnam et la Russie. Il est prévu qu’elle se maintienne jusqu’en 2030 N.d.T.] Il me semble que les perspectives soient fort intéressantes. Pour autant que je sache, des négociations préliminaires auraient été menées pour que les échanges commerciaux soient réglés, en cette période de guerre commerciale, au moyen des monnaies nationales. Actuellement, de telles tentatives de règlement au moyen des monnaies nationales sont entreprises avec de nombreux pays. Évidemment, pour l’heure, le processus est quelque peu ralenti dans la mesure où nos partenaires commerciaux n’obtiennent pas suffisamment de garanties quant à la stabilisation du rouble. Là réside le problème. C’est bien sûr un élément sérieux et malheureusement la partie russe n’a pu jusqu’ici réellement fournir une telle garantie.
Certains pensent que l’intégration des différents pays sera impossible sans la formation d’une base pour l’émission d’une monnaie unique, et qu’il est nécessaire de créer des mécanismes communs de planification budgétaire. A votre avis, est-il possible de créer un budget unique pour les pays de l’Union Économique Eurasienne ?
Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Cela constituerait une fuite en avant. Que signifie monnaie « commune » ? Cela signifie monnaie supranationale. Mais une telle possibilité n’existe pas encore. Notre rouble transférable fut introduit seulement en 1964 dans le Comecon, alors que celui-ci existait déjà depuis 1949. Quinze ans s’écoulèrent donc avant l’apparition d’une unité de compte supranationale. Et pourtant le niveau d’intégration au sein de ce Conseil était très élevé. Globalement, chacun des pays était orienté aux deux tiers vers ce marché commun socialiste, et seulement à hauteur d’un tiers vers le monde extérieur. Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Douanière, aucun pays ne fonctionne encore de cette façon. Peut-être la Biélorussie est-elle tournée vers la Russie dans une telle proportion. Mais le Kazakhstan ne l’est pas, et la Russie non plus. Poser un joli toit sous la forme d’une monnaie unique, reviendrait à poser le toit avant que les fondations ne soient achevées. En l’occurrence, il est correct de recourir aux monnaies nationales dans le cadre du commerce mutuel. Et il ne serait pas correct d’utiliser le rouble russe en qualité d’unité de compte régionale ; cela comporterait également des inconvénients.
Pensez-vous que l’Union Eurasienne et le Vietnam parviendront à créer un marché commun dans lequel nos marchandises circuleront ?
Jusqu’à présent, l'UEE n’y est pas parvenue, du moins dans la mesure où elle le souhaite…
Je dois dire que jusque maintenant, l’UEE a fait un pas en avant et deux pas en arrière. Pour le moment, il s’agit surtout d’un grand projet au niveau de la communication et des relations publiques, très malheureusement. Nos autorités monétaires ont fameusement mis l’Union Eurasienne à genoux. J’estime que la chute du rouble a mis nos partenaires en état de choc.
Hier, un accord fut signé, selon les termes duquel, Gazpromneft rachète 49% de l’unique usine de transformation des produits pétroliers au Vietnam, Dung Quat. Gazpromneft a l’intention de moderniser cette entreprise et d’augmenter sa capacité jusqu’à deux millions de tonnes par an. Pourquoi investissons-nous dans la transformation des produits pétroliers au Vietnam et non chez nous ?
Ce qu’il faudrait faire, c’est investir au Vietnam et chez nous. Au Vietnam, nous disposons déjà de la base constituée par VietSovPetro, une très grande entreprise, mais pour autant que je sache, elle n’était pas active dans le secteur de la transformation du pétrole. Gazpromneft est une organisation d’État. Lorsqu’une entreprise d’État conclut un contrat, on peut escompter que la dimension commerciale de la démarche s’accompagne de considérations géopolitiques. Je considère que nous devons vraiment « récupérer » le Vietnam. Évidemment, ce sera très compliqué. D’un point de vue objectif, il faut admettre que pour le moment, le Vietnam se trouve sous une influence plus grande des États-Unis que de la Russie. Mais je pense que la situation peut évoluer. Pendant de nombreuses années, nous ne nous sommes tout simplement pas sérieusement occupés du Vietnam, et si nous retrouvons notre influence, nous pourrions retrouver aussi une situation de parité avec la position des États-Unis.
On dit que le moment est venu pour l’économie de la Russie, de lâcher un peu les canalisations de gaz et de pétrole pour accorder plus d’attention à d’autres secteurs, comme l’industrie non-liée aux matières premières, la haute technologie, etc. Selon vous, à quel secteur faut-il accorder l’attention première dans le cadre de la collaboration avec le Vietnam ?
Je crois savoir que la pêche est très développée là-bas, de même que certains secteurs agricoles, centrés sur des produits qui ne sont pas cultivés chez nous. Il y a également le secteur de l’assemblage automobile, mais une fois encore, nous n’y participons pas, au contraire des entreprises occidentales de transformation.
A votre avis, quels sont les autres pays qui pourraient ou devraient faire leur entrée dans l’Union Économique Eurasienne ? On parle de la Turquie, de la Corée, et du Japon.
Parmi ces pays, je citerais en premier lieu la Turquie. En ce qui concerne la Corée du Nord, j’ignore complètement pourquoi nous n’avons pas encore entamé avec elle de sérieuses négociations. A mon sens la Corée du Nord offre des perspectives très favorables. Le Japon, c’est exclu. Il s’agit d’une colonie américaine. C’est la raison pour laquelle le Japon n’adoptera jamais aucune décision de façon indépendante. Oncle Sam n’autorisera jamais le Japon à regarder de notre côté. Donc, si on parvient à quelque chose, ce sera plutôt modeste, comme le commerce côtier. Mais l’intégration, c’est trop sérieux. Le Japon n’a pas même introduit de demande de participation dans la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures qui se crée pour l’instant en Asie du Sud-est. Ce sont les ordres de Washington. Le Japon ne prend jamais de décision de façon indépendante.
- Source : Valentin Katasonov