Iran, Yémen, Ukraine : l'analyse de l'actualité par Sergueï Lavrov
Transcription de l'entretien donné par le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov à l'agence Rossiya Segodnya, à Moscou, le 6 avril 2015.
Question : Un accord a été trouvé sur l’Iran. Les Européens semblent même satisfaits et reconnaissants envers la Russie pour sa participation positive. Mais en Russie, on dit déjà que "tout va mal, car à partir de maintenant l’Iran vendra du gaz, que nous nous sommes tirés une balle dans le pied et ne comprenons rien à ce qui se passe", prédisant pratiquement le déclin de la Russie suite à ces accords avec l’Iran. Qu’en pensez-vous ?
Sergueï Lavrov : C’est une logique étrange : dans l’intérêt du développement économique de la Russie il faut soit tenir nos concurrents sous des sanctions, soit que quelqu’un les bombarde - comme l’Amérique voulait bombarder l’Iran. C’est probablement la position de ceux qui ne croient pas que le pays puisse se débarrasser de la dépendance pétrolière et gazière. Cette tâche a été fixée par le Président russe, le Gouvernement dispose de toutes les directives nécessaires. Personne ne l’a annulée, elle reste prioritaire.
En ce qui concerne concrètement l’état du marché gazier et pétrolier, premièrement, le gaz et le pétrole iraniens n’ont jamais quitté le marché. Je rappelle qu’il n’existe aucune sanction internationale du Conseil de sécurité des Nations unies à l’encontre du gaz et du pétrole de ce pays. Ils font l’objet de sanctions unilatérales illégitimes décrétées par les USA, l’UE et certains de leurs alliés, comme l’Australie. Mais des exceptions ont été faites même pour ces sanctions qui interdisent d’acheter le pétrole iranien. Les Chinois, les Indiens et, je crois, les Japonais s’entendaient avec l’Amérique pour continuer d’acheter certaines quantités d’hydrocarbures à l’Iran, correspondant aux achats antérieurs, mais sans les augmenter.
Au fond, le pétrole iranien n’a jamais quitté le marché. Selon les experts, son augmentation, du moins dans un avenir prévisible, sur les marchés mondiaux est possible dans des quantités insignifiantes. Aucune mesure intransigeante n’a été adoptée contre le gaz iranien. L’Iran a été un fournisseur de gaz pendant de nombreuses années, notamment en Turquie. Chaque hiver, et nos experts en ont parlé, surviennent des perturbations et les Turcs demandent de compenser le gaz manquant avec le gaz iranien. Ceux qui ont une approche aussi mercantile des solutions trouvées à l’étape actuelle sur l’Iran, selon moi, sous-estiment l’état factuel du marché d’hydrocarbures et, surtout, ne peuvent pas "dépasser" l’approche utilitaire : "La Russie serait touchée si l’Iran se soustrayait aux sanctions". Au contraire, en parlant des intérêts purement économiques, ces dernières années nous avons établi une solide base de coopération avec l’Iran.
L’an dernier, nous avons signé de nombreux accords qui promettent un futur très bénéfique à notre coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire pacifique et de la construction de nombreux réacteurs en Iran aussi bien à Bouchehr que sur un nouveau site. Est-ce que ce sera mutuellement bénéfique ? Absolument ! L’Iran recevra des quantités garanties d’électricité indépendamment de l’état des réserves pétrolières et gazières. Ce pays regarde loin en avant et ne veut pas gaspiller ses ressources naturelles, et nous y contribuons. Rosatom a obtenu des contrats très avantageux. Bien sûr, la levée des sanctions économiques et financières contre l’Iran lui permettra de payer les frais à part entière à Rosatom, par conséquent notre budget recevra plusieurs milliards de dollars.
Il ne faut pas voir les choses aussi étroitement et s’inquiéter à un tel point. Nous avons beaucoup de choses en commun avec l’Iran. C’est notre voisin de longue date, un pays avec lequel nous avons un grand nombre d’intérêts communs dans les relations bilatérales, en mer Caspienne, dans la lutte contre le terrorisme, en ce qui concerne la prévention d’une fracture sunnito-chiite dans le monde islamique. Il ne faut pas s’inquiéter parce que notre voisin ami s’apprête à sortir de la pression des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies et des restrictions unilatérales illégitimes adoptées par les USA et l’UE.
Question: Vous vous êtes entendus sur le développement de l'énergie nucléaire pacifique de l'Iran sous le contrôle de l'AIEA. Il existe des points facilement vérifiables, et d'autres comme la composante nucléaire, qui peuvent être interprétés de manière assez arbitraire. Tout de même, l'entente sur le programme nucléaire iranien est-elle définitive et la signature d'un accord le 30 juin ne sera-t-elle pas repoussée?
Sergueï Lavrov: Il est très important de faire la différence entre ce que nous – la Russie – avons convenu avec l'Iran sur le nucléaire pacifique et tout le reste. Ni le premier réacteur de la centrale nucléaire de Bouchehr, ni les autres réacteurs qui y seront construits, ni la centrale nucléaire sur un autre site de l'Iran sur lequel des accords et contrats ont déjà été signés, ne sont aucunement concernés par les restrictions décrétées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Nos projets et la construction en cours ne sont pas non plus concernés par les sanctions unilatérales des USA et de l'UE. Tout au long des négociations notre coopération bilatérale nucléaire pacifique avec l'Iran était assurément hors du cadre de toutes représailles aussi bien internationales légitimes qu'unilatérales illégitimes. Quoi qu'il en soit, la construction de centrales nucléaires implique le contrôle de l'AIEA. C'est le cas pour l'Iran et pour ce que nous faisons en Turquie, dans les pays européens et ce que nous ferons au Viêt Nam. Il existe des normes de l'AIEA, qui s'appliquent dans le cadre de la construction de sites nucléaires. Mais ces sites ne font l'objet d'aucune sanction.
Maintenant, en ce qui concerne la discussion sur les restrictions à l'activité de l'Iran adoptées sans notre participation, que les partenaires occidentaux voudraient rendre plus transparente: nous sommes persuadés qu'il faut absolument le faire. Il y avait de sérieuses suspicions, c'était important de les dissiper et de s'assurer du caractère purement pacifique du programme nucléaire iranien. Je le répète, cela ne concerne que ce que les Iraniens faisaient eux-mêmes. Ils disposaient de plusieurs sites pour enrichir de l'uranium, ils construisaient un réacteur à eau lourde qui permet de fabriquer et produit du plutonium militaire. C'était, bien sûr, préoccupant.
L'entente trouvée implique une limitation du nombre de centrifugeuses, l'enrichissement sera effectué sur un seul site, le site souterrain de Fordo conservera également un certain nombre de centrifugeuses mais elles fonctionneront uniquement à des fins scientifiques (production d'isotopes médicaux, etc.) – il n'y aura pas d'enrichissement dans le sens industriel du terme. Le troisième site – le réacteur à eau lourde – sera reconfiguré de manière à ne pas pouvoir fabriquer de plutonium militaire et ne représenter aucune menace du point de vue de la prolifération des technologies nucléaires. En parallèle, les Iraniens ont accepté en principe d'appliquer à leurs programmes l'ensemble des mesures de vérification du côté de l'AIEA – c'est un protocole supplémentaire et des documents (ce qu'on appelle "codes modifiés"), ce qui implique l'accès à tous ces sites et une entière collaboration, une transparence totale. En échange seront levées les sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies et les sanctions unilatérales de certains États du camp occidental.
Les points clés de cet accord ont été convenus assez tôt, lors de la dernière semaine qui s'est déroulée à Lausanne. Ce qui a été convenu quand je suis arrivé pour la deuxième fois à Lausanne est inscrit dans le document qui est actuellement l'unique résultat officiel de la dernière étape des négociations qui a été lu par la Haute représentante de l'Union Federica Mogherini et le Ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif. Cela pouvait être fait à l'étape antérieure de cette semaine finale, mais nous avons rencontré un contretemps.
Étant donné que beaucoup posent la question, je voudrais profiter de cette interview pour dévoiler la raison de cet atermoiement. Comme il a été convenu en novembre 2013, quand on s'entendait sur la manière de travailler sur ce problème, le paquet définitif des accords globaux devait être prêt pour le 30 juin 2015. Jusqu'à fin mars 2015 nous avions un objectif facultatif de s'entendre sur les éléments de ce paquet: la limitation du nombre de centrifugeuses, la concentration des travaux d'enrichissement sur un seul site, le second site destiné uniquement aux recherches scientifiques, le troisième site reconfiguré de manière à ne pas avoir de réacteur à eau lourde, à ne pas produire de plutonium. Seront également mises en place des mesures de contrôle très strictes de l'AIEA sur l'ensemble des pratiques, et les sanctions seront levées en échange. Tout cela a été fixé.
Je pense que je ne dévoilerai pas un secret, mais nos collègues américains et européens voulaient, en plus de ces éléments fondamentaux du paquet, décrypter les parties dont ils avaient avant tout besoin pour fixer l'Iran sur certaines positions sans attendre fin juin. Nous étions prêts, parce qu'en fin de compte plus nous avancerons sur les chiffres concrets, mieux c'est. Mais les Iraniens ont répondu qu'il fallait alors être tout aussi concret en ce qui concernait la levée des sanctions: quand, à quel niveau, quelles sont la garanties. Nos partenaires occidentaux n'étaient pas prêts à le faire, mais ils ont tout de même tenté de "mettre à l'envers le cœur" des négociations et des journalistes en essayant de détailler unilatéralement ce dont ils avaient besoin tout en échappant aux demandes de l'Iran. C'était la raison du contretemps.
Tous les éléments importants pour nous, y compris la soustraction intégrale de la coopération nucléaire russo-iranienne des processus se déroulant dans le cadre des Six, nous avons réussi à les obtenir très rapidement durant cette semaine de négociations.
Question: On dit, à Riyad, que cet accord pourrait lancer une course aux armements dans la région parce que d'autres pays pourraient exiger les mêmes conditions et obtenir le droit de développer l'énergie nucléaire tout en dissimulant d'autres objectifs…
Sergueï Lavrov: Il n'y a aucune raison qu'une course aux armements soit lancée. L'accord qui a été trouvé, et devra encore être rédigé, est loin d'être une question simple et même réglée. Vous savez comment cet accord-cadre politique intermédiaire est perçu dans divers milieux, y compris au congrès américain, en Israël et en Arabie saoudite. Par conséquent, nous devons encore faire en sorte que ces principes soient traduits en accords très concrets au chiffre près. Mais quoi qu'il en soit, ce qui a déjà été décidé, ce qui doit être réalisé et, je l'espère, se traduira par un accord juridique approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies ne donne aucune raison de parler de provocation d'une course aux armements. Au contraire, l'accord bloque la possibilité de trouver des "brèches" pour donner une dimension militaire au programme nucléaire iranien. Les Iraniens ont pris des engagements politiques que ce n'est, et ne sera pas, le cas. Ils se sont engagés sur la ligne de leur guide suprême, qui a même édité une fatwa spéciale. Désormais, sur le principe de "la confiance n'exclut pas le contrôle", on rédige un document qui le garantira.
J'ai entendu cette théorie saoudienne d'une réaction en chaîne dans le sens où d'autres pays de la région voudront bénéficier des mêmes conditions pour développer l'énergie nucléaire. Je ne vois rien d'impossible à cela. S'il existe un intérêt pour le développement légitime et juridiquement légal de l'énergie nucléaire, je suis persuadé que la Russie le soutiendrait. En concluant avec nos partenaires des accords dans le domaine du nucléaire pacifique, les accords signés en général impliquent que la Russie construise une centrale nucléaire, forme le personnel et fournisse le combustible, puis évacue le combustible usagé pour être recyclé en Russie. L'Iran a obtenu le droit d'enrichir de l'uranium mais il ne faut pas le voir comme un événement sortant de l'ordinaire, parce que l'enrichissement de l'uranium pour produire du combustible destiné aux centrales nucléaires n'est pas interdit. Le Traité de non-prolifération des armes nucléaires ne l'empêche pas. Certes, les technologies d'enrichissement permettent ensuite d'accroître l'expérience, le potentiel et d'arriver à un pourcentage plus élevé, jusqu'à l'uranium militaire. Mais c'est pourquoi l'AIEA existe, ainsi que des accords pour régler ces questions. Si le pays a besoin d'un développement garanti de l'énergie nucléaire et qu'il est prêt à le faire en obtenant du combustible de l'étranger, c'est plus simple. Si le pays souhaite lui-même enrichir de l'uranium, l'expérience de l'Iran montre que c'est également possible. Et il faudra alors convenir de certaines garanties.
Question: Nous avons évoqué le fait que d'autres pays pourraient demander les mêmes conditions. Mais d'un autre côté, est-ce que la communauté internationale peut demander les mêmes conditions de transparence et de contrôle vis-à-vis d'autres États comme Israël? Et cet accord pourrait-il devenir un premier pas vers la création d'une zone non-nucléaire dans la région?
Sergueï Lavrov: Nous avons toujours dit et soulignons qu'à l'étape actuelle, les mesures très intrusives prévues pour le programme nucléaire iranien ne constitueraient pas un précédent, parce que l'Iran est tout de même un cas particulier. Pendant de nombreuses années, les gouvernements antérieurs de l'Iran cachaient à l'AIEA la présence d'un programme nucléaire bien qu'à première vue, quand on a commencé à essayer d'y voir plus clair, il semblait certain qu'il s'agissait d'un simple programme d'enrichissement pour fabriquer du combustible. Premièrement, pourquoi l'avoir caché alors qu'il fallait le dire immédiatement à l'AIEA? Deuxièmement il y a eu des soupçons d'intentions militaires, etc. Cette méfiance s'est accumulée et aujourd'hui, pour la dissiper, se déroulent négociations entre les Six et l'Iran et entre l'AIEA et l'Iran sur la base des faits documentaires parfaitement concrets qui suscitent des doutes.
C'est pourquoi l'intrusion élevée convenue avec l'Iran, qui doit encore en principe être détaillée et n'est malheureusement pas sûre à 100%, s'explique par ses erreurs du passé. Si un pays entamait la discussion à partir d'une feuille blanche sans faire l'objet d'aucun soupçon, alors je ne vois pas le besoin d'agir exactement de la même manière. L'Iran ne doit créer aucun précédent négatif pour le régime de non-prolifération en principe, pour le régime de contrôle et pour l'activité de l'AIEA pour vérifier les travaux nucléaires pacifiques, parce que c'est une situation spécifique, je le répète.
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- Source : Bertrand Riviere