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« Le pouvoir politique, transféré vers des instances où personne n’a jamais été élu… »

Auteur : Alain de Benoist-Entretien réalisé par Nicolas Gauthier | Editeur : Walt | Lundi, 05 Janv. 2015 - 21h45

Alain Madelin et Gérard Longuet, que vous avez bien connus lorsqu’ils étaient de jeunes spadassins, ont fini par devenir ministres. Pour finalement constater que le véritable pouvoir était plus détenu par des administrations censées leur obéir, mais qui ne leur obéissaient pas… Aujourd’hui, en politique, où est le pouvoir ?

Beaucoup de gens ont aujourd’hui une conception du pouvoir qui remonte au XIXe siècle. Un parti politique cherche à remporter la majorité pour s’emparer du pouvoir. Quand il est au pouvoir, il met en œuvre son programme. Le champion (ou la championne) devient ainsi un sauveur ! Malheureusement, ce n’est plus du tout de cette façon que les choses se passent. Les anciens ministres que vous citez, et bien d’autres avant eux, n’ont cessé de le constater : la marge de manœuvre dont ils disposent après être « arrivés au pouvoir » n’a cessé de se restreindre comme peau de chagrin. Cela ne veut pas dire qu’ils sont totalement impuissants, mais que leur liberté d’action se heurte à des contraintes de toutes sortes qui la limitent ou l’entravent de façon toujours plus étroite.

Le pouvoir a par ailleurs quitté depuis longtemps ses instances traditionnelles. Se demander où est le véritable pouvoir, c’est se demander où se prennent les décisions. La grande question en politique est : qui décide ? « Est souverain, écrivait Carl Schmitt, celui qui décide dans le cas d’exception. » En quelques mots, tout était dit. Le pouvoir d’État, aujourd’hui, est en grande partie devenu un pouvoir auxiliaire ou subordonné. Ceux qui détiennent le véritable pouvoir appartiennent à des cénacles extra-étatiques et même extra-territoriaux. Ces cénacles comptent beaucoup plus de nommés ou de cooptés que d’élus. Et ce sont eux qui décident. C’est l’une des causes de la crise de la démocratie représentative, qu’il vaudrait d’ailleurs mieux appeler démocratie substitutive, puisqu’elle substitue à la souveraineté populaire le seul pouvoir de ses supposés représentants.

Quand, en 1997, Lionel Jospin, alors Premier ministre, reconnaît à propos de la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde que « l’État ne peut pas tout », signe-t-il la capitulation du pouvoir politique vis-à-vis du pouvoir économique ?

Je ne sais pas si c’est le meilleur exemple que l’on puisse prendre, mais il est évident que la subordination du pouvoir politique au pouvoir économique, et surtout financier, est l’un des traits majeurs de la situation actuelle, en même temps que l’une des grandes causes du dépérissement du politique (le politique étant tout autre chose que la politique au sens courant du terme). L’idéologie libérale, pour laquelle le lien social se réduit exclusivement au contrat juridique et à l’échange marchand, a toujours milité pour une telle subordination, au motif que la souveraineté politique empêche les mécanismes de « régulation spontanée » (la « main invisible » du marché) de produire pleinement leurs effets – à l’encontre d’une tradition européenne qui avait toujours veillé à ce que l’économique soit « encastré » (embedded, dit Karl Polanyi) dans le social, sous l’autorité du politique, et qui avait toujours mis en garde contre le pouvoir de la chrématistique. Le triste privilège de notre époque a été de pousser cette subordination à un point qu’elle n’avait jamais atteint auparavant. La politique de la dette adoptée par les États les a livrés pieds et poings liés au pouvoir des marchés financiers. Les diktats moralisateurs de l’idéologie des droits de l’homme ont fait le reste.

Un pouvoir qui n’est plus souverain perd par là même son caractère politique. Or, comme chacun le sait, des pans entiers de souveraineté se sont effondrés au cours des dernières décennies. Notre souveraineté militaire a été déléguée à l’OTAN, notre souveraineté politique a été bradée aux institutions de l’Union européenne, notre souveraineté budgétaire au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance signé à Bruxelles en 2012, notre souveraineté juridique à la Cour européenne des droits de l’homme. Ce à quoi l’on est en train d’assister, c’est donc bien à la dépossession pure et simple du pouvoir politique, et à son transfert massif vers des instances où personne n’a jamais été élu. Et comme ces différentes instances sont elles-mêmes acquises à l’idéologie libérale, le pouvoir politique disparaît dans une sorte de trou noir.

Pour résumer, quelle finalité pour le pouvoir ? Volonté de puissance ? Se donner les moyens de redonner un peu de sens à une société de plus en plus éclatée ? Laisser une trace dans l’histoire ? Faire triompher ses idées aux dépens de celles des autres ?

Un peu de tout cela, sans doute. Au sens le plus élevé, le pouvoir politique aurait surtout pour but d’assurer à un peuple, non seulement un avenir, mais un destin. Mais dans l’immédiat, la première des tâches serait de tenter de redonner au politique les moyens de se dégager du système de l’argent. En étant bien conscient aussi que c’est en prenant le pouvoir qu’on risque le plus de lui céder. Le 1er janvier 1994, le très zapatiste sous-commandant Marcos disait : « Nous ne voulons pas prendre le pouvoir car nous savons que, si nous prenions le pouvoir, nous serions pris par lui. » Une mise en garde qu’on pourrait méditer.


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