La guerre glaciale de Washington contre la Russie
Depuis plus d'un an, les États-Unis ont joué un scénario conçu pour réaffirmer le contrôle américain sur l'Europe en bloquant le commerce de l'UE avec la Russie, pousser la Russie à la faillite, et se débarrasser de Vladimir Poutine pour le remplacer par un fantoche des Américains, comme le défunt soulard, Boris Eltsine.
Les derniers jours ont révélé de façon limpide la perfidie de l'aspect économique de cette guerre des États-Unis contre la Russie.
Tout a commencé lors de l’importante réunion internationale de haut niveau sur l’avenir de l’Ukraine qui s’est tenue à Yalta en Septembre 2013, dont un thème majeur a été la révolution du gaz de schiste que les États-Unis espéraient utiliser pour affaiblir la Russie. L’ancien secrétaire à l’énergie américain Bill Richardson était là pour défendre l’affaire, applaudi par Bill et Hillary Clinton. Washington espérait utiliser ses techniques de fracturation hydraulique pour fournir des sources de substitution du gaz naturel et bouter la Russie hors du marché. Ce qui revient à vendre à l’Europe un chat dans un sac.
Mais cette astuce ne pouvait réussir en s’appuyant sur le sacro-saint « marché », puisque la fracturation est plus coûteuse que l’extraction de gaz russe. Il fallait une crise majeure pour fausser le marché par des pressions politiques. Par le coup d’état du 22 Février, manigancé par Victoria Nuland, sous-secrétaire d’Etat américaine pour l’Europe et l’Eurasie, les Etats-Unis ont effectivement pris le contrôle de l’Ukraine, en plaçant au pouvoir leur agent "Yats" (Arseniy Iatseniouk) favorable à l’entrée de son pays dans l’OTAN. Cette menace directe contre la base navale russe en Crimée a conduit au référendum, qui a mené au retour pacifique de cette péninsule historiquement russe à la Russie. Mais le chœur mené par les Etat-Unis a condamné le retour, sans aucun désordre, de la Crimée comme une « agression militaire russe ». Cette manœuvre défensive est claironnée par l’OTAN comme preuve de l’intention de Poutine d’envahir les pays voisins sans prétexte.
Pendant ce temps, l’invasion économique des États-Unis est passée largement inaperçue.
L’Ukraine a quelques-unes des plus grandes réserves de gaz de schiste en Europe. Comme d’autres Européens, des Ukrainiens ont manifesté contre les conséquences néfastes pour l’environnement de la fracturation hydraulique sur leurs terres, mais contrairement à certains autres pays, l’Ukraine n’a pas de législation restrictive à ce sujet. La société pétrolière américaine Chevron, très liée au pouvoir, est déjà à l’œuvre.
Depuis mai dernier, R. Hunter Biden, fils du vice-président américain, est membre du conseil d’administration de Burisma Holdings, le plus grand producteur de gaz privé de l’Ukraine. Le jeune Biden sera en charge de l’unité juridique de Holdings et contribuera à son « expansion internationale ».
L’Ukraine a un sol riche, en plus des réserves de pétrole de schiste. Le géant de l’agroalimentaire américain Cargill est particulièrement actif en Ukraine, en investissant dans des silos à céréales, aliments pour animaux, un grand producteur d’œufs et agroalimentaire, UkrLandFarming, ainsi que le port de la Mer Noire à Novorossisk. Le très actif Conseil d’affaires Etats-Unis-Ukraine comprend des dirigeants de Monsanto, John Deere, le fabricant de matériel agricole CNH Industrial, Pioneer DuPont, Eli Lilly & Company. Monsanto prévoit de construire une « usine de semences de maïs non-OGM en Ukraine » de $ 140 000 000, ciblant évidemment le marché européen réticent aux OGM. Ce fut dans son discours lors d’une réunion parrainée par Chevron du Conseil d’affaires Etats-Unis-Ukraine il y a un an que Victoria Nuland a mentionné les cinq milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis au cours des vingt dernières années pour gagner l’Ukraine.
Le 2 Décembre, le président Porochenko a nommé trois étrangers comme ministres : un Américain, un Lituanien et un Géorgien. Il leur a accordé la citoyenneté ukrainienne quelques minutes avant la cérémonie. (Un deuxième Géorgien fut ajouté ensuite.)
Natalie Jaresko, née aux Etats-Unis, est la nouvelle ministre des Finances de l’Ukraine. Originaire d’une famille ukrainienne et diplômée des universités de Harvard et de DePaul, Jaresko est passée du Département d’État à Kiev lorsque l’Ukraine a obtenu son indépendance de l’Union Soviétique, afin de diriger le département économique de l’ambassade américaine qui venait d’ouvrir. Trois ans plus tard, elle a quitté l’ambassade des États-Unis pour diriger le Fonds Western NIS Enterprise financé par le gouvernement des Etats-Unis. En 2004, elle a fondé sont propre fonds d’actions. En tant que partisane de la Révolution orange de 2004, elle a siégé au Conseil consultatif des investisseurs étrangers du président vainqueur de cette « révolution », Viktor Iouchtchenko.
Le Banquier d’investissement lituanien Aivaras Abromavicius est le nouveau ministre de l’Economie, plaçant la politique économique du gouvernement sous l’influence, ou plutôt le contrôle, américain.
Le nouveau ministre de la Santé, Aleksandr Kvitashvili de la Géorgie, a été éduqué aux Etats-Unis et ne parle pas ukrainien. Il a occupé le poste de ministre de la santé dans sa Géorgie natale, sous la présidence du protégé des Etats-Unis de l’époque, Mikheïl Saakachvili.
La mainmise des États-Unis sur l’économie de l’Ukraine est maintenant totale. Le décor est planté pour commencer la fracturation, faisant peut-être de Hunter Biden le plus récent des oligarques de l’Ukraine.
Personne n’en parle, mais l’accord commercial controversé entre l’UE et l’Ukraine, dont le report avait déclenché les protestations de Maidan, qui ont abouti au coup d’état piloté par les Etats-Unis du 22 février, supprime les barrières commerciales, permettant l’entrée libre dans les pays de l’UE des exportations agricoles produites en Ukraine par des sociétés américaines. Le gouvernement ukrainien est profondément endetté, mais cela n’empêchera pas les entreprises américaines de réaliser d’énormes profits dans ce pays à bas salaires, fertile et déréglementé. Les producteurs céréaliers européens, comme la France, pourraient souffrir d’une telle concurrence bon marché.
L’assaut du gouvernement russophobe de Kiev contre la région du Sud-Est est en train de tuer le secteur industriel du pays, dont les marchés se trouvaient en Russie. Mais pour les dirigeants de Kiev de l’Ukraine occidentale, cela n’a pas d’importance. La mort d’une vieille industrie peut aider à garantir des salaires bas et des profits élevés.
Au moment même où les Américains prenaient résolument le contrôle de l’économie ukrainienne, Vladimir Poutine a annoncé l’annulation du projet de gazoduc South Stream. L’accord avait été signé en 2007 entre Gazprom et la compagnie pétrochimique italienne ENI, afin d’assurer les livraisons de gaz russe dans les Balkans, en Hongrie, en Autriche et en Italie en contournant l’Ukraine, dont le manque de fiabilité en tant que pays de transit avait été démontré par de fréquents impayés ou le siphonnage pour son propre usage de gaz destiné à l’Europe. L’allemand Wintershall et le français EDF ont également investi dans South Stream.
Ces derniers mois, des représentants des États-Unis ont commencé à faire pression sur les pays européens concernés afin qu’ils se retirent de l’affaire. South Stream était une bouée de sauvetage potentielle pour la Serbie, toujours appauvrie par les destructions causées par les bombardements de l’OTAN et les privatisations au rabais de ses industries au profit d’acquéreurs étrangers. En plus du bénéfice des emplois et d’une sécurité énergétique qui lui font gravement défaut, la Serbie était en passe de gagner 500 millions d’euros de tarif de transit par an. Belgrade a résisté aux avertissements insistants exigeant de se conformer à la politique anti-Russe pour conserver son statut de candidat à l’entrée dans l’Union européenne.
Le maillon faible était la Bulgarie qui, en tant que terminal du gazoduc, devait tirer des bénéfices similaires. L’ambassadeur américain à Sofia Marcie Ries a commencé par avertir les hommes d’affaires bulgares qu’ils pourraient souffrir s’ils faisaient des affaires avec des entreprises russes sous sanctions. Le président sortant de la Commission européenne, José Manuel Barroso du Portugal, qui était « maoïste » lorsque le « maoïsme » servait de couverture à l’opposition aux mouvements de libération soutenus par les Soviétiques dans les colonies portugaises d’Afrique, a menacé la Bulgarie de poursuites de l’UE pour irrégularités dans les contrats South Stream. Il s’agit de règles de l’UE qui interdisent que la même entreprise puisse à la fois produire et transporter du gaz. En bref, l’UE voulait faire appliquer ses propres règles de façon rétroactive à un contrat signé avant que ces règles ne soient adoptées et avec un pays qui n’est pas membre de l’UE.
Enfin, John McCain a pris l’avion pour Sofia pour intimider le Premier ministre bulgare, Plamen Orecharski, en exigeant qu’il se retire de l’affaire, laissant le gazoduc South Stream sans point d’entrée terrestre dans les Balkans.
C’est plutôt drôle si l’on considère qu’un thème majeur de la propagande belliciste actuelle des États-Unis est de dénoncer la vente de gaz russe comme étant surtout une arme d’ « intimidation », de « coercition » et de « contrainte » politique utilisée par Poutine pour dominer l’Europe.
Enfin, il est vrai que la Russie a dû rappeler à maintes reprises à l’Ukraine de régler ses factures de gaz impayées. Avec un succès mitigé.
L’annulation de South Stream constitue un coup tardif porté par l’OTAN contre la Serbie. Le Premier ministre serbe Aleksandar Vucic a regretté la perte de South Stream, en soulignant que : « Nous payons le prix d’un conflit entre grandes puissances ».
Les partenaires italiens de l’accord sont également très mécontents devant les pertes subies. Mais les responsables européens et les médias, comme d’habitude, rejettent toute la faute sur Poutine.
Si l’on vous insulte sans cesse en vous faisant sentir que vous n’êtes pas le bienvenu, il se peut que vous fassiez vos bagages et partiez. Poutine a emporté son projet de gazoduc vers la Turquie où le Premier ministre turc, Recep Erdogan, n’a pas tardé à l’acheter. Cela ressemble à une bonne affaire pour la Russie et pour la Turquie. Mais l’affaire demeure inquiétante.
Le pétrole russe comme moyen de coercition ? Si Poutine pouvait utiliser Gazprom pour obtenir d’Erdogan de changer de politique envers la Syrie, et d’abandonner sa détermination à renverser Bachar al Assad, afin que les fanatiques de l’Etat Islamique soient vaincus, ce serait un excellent résultat. Mais il n’y a aucun signe d’un tel résultat.
L’abandon de South Stream creuse le fossé entre la Russie et l’Europe occidentale, ce qui, à long terme, est néfaste pour les deux. Mais il creuse aussi l’inégalité économique entre le Nord et le Sud de l’Europe. L’Allemagne reçoit toujours du gaz de Russie, notamment avec le co-projet de Gerhard Schroeder avec Poutine, Nord Stream. Mais les pays d’Europe du Sud, déjà dans une crise profonde provoquée en grande partie par l’euro, sont laissés dans l’incertitude de leur approvisionnement. Cette tournure des événements pourrait contribuer à la révolte politique qui se développe dans ces pays.
Tandis que des voix s’élèvent en Italie pour se plaindre que les sanctions anti-russes font mal à l’Europe, mais laissent les États-Unis indemnes, les Européens pourraient se consoler avec les aimables propos de l’hôte de la Maison Blanche et lauréat du prix Nobel de la paix qui a salué l’Union Européenne pour avoir fait la bonne chose, même si c’est « difficile pour l’économie européenne. »
Dans un discours adressé à d’importants PDG le 3 décembre, Obama a déclaré que les sanctions visaient à changer « l’état d’esprit » de Poutine, mais ne pensait pas que cela réussisse. Il attend que « la politique à l’intérieur de la Russie rattrape ce qui se passe dans l’économie, c’est pourquoi nous allons continuer à maintenir cette pression. » Ce qui est une autre façon de dire que voler le marché du gaz naturel de la Russie, forcer l’Europe à adopter des sanctions, et couper les liens entre la Russie et l’UE sont autant de mesures destinées à faire en sorte que le peuple russe se retourne contre Poutine et s’en débarrasse. Un changement de régime, en somme.
Le 4 Décembre, la Chambre des Représentants US a officiellement révélé le motif des Etats-Unis derrière ce gâchis en adoptant ce qui doit sûrement être le pire projet de loi jamais adopté : la Résolution 758.
La résolution est un recueil de tous les mensonges répandus contre Vladimir Poutine et la Russie depuis un an. Jamais peut-être autant de mensonges ont été rassemblés dans un seul document officiel de cette longueur. Et pourtant, cette propagande de guerre a été approuvée par un vote de 411 contre 10. Si, en dépit de cet appel à la guerre entre deux puissances nucléaires, il y a encore des historiens dans le futur, ils devront juger que cette résolution est la preuve de l’absence totale d’intelligence, d’honnêteté et de sens des responsabilités du système politique que Washington s’emploie à imposer au monde entier.
L’ancien parlementaire Ron Paul a écrit une excellente analyse de ce document honteux. Quoi qu’on puisse penser de la politique interne ultra-liberale de Paul, sur les affaires internationales, il se distingue comme étant une voix de la raison très isolée.
Après une longue liste de "considérant que", de mensonges, d’insultes et de menaces, nous arrivons enfin à l’aspect commercial grossier de cette campagne dangereuse. La Chambre appelle les pays européens à « réduire la capacité de la Fédération de Russie à user de son approvisionnement en énergie comme un moyen de pression politique et économique sur d’autres pays, y compris en encourageant l’augmentation des exportations de gaz naturel et d’autres d’énergies depuis les États-Unis et d’autres pays » et « demande instamment au président d’accélérer l’approbation par le ministère américain de l’énergie des exportations de gaz naturel liquide vers l’Ukraine et d’autres pays européens. »
Le Congrès est prêt à risquer et même à promouvoir la guerre nucléaire, mais au fond il ne s’agit que de voler le marché du gaz naturel de la Russie par ce qui n’est encore à ce jour qu’un pari : le gaz de schiste américain obtenu par fracturation. Un chat dans un sac.
Pire que la guerre froide
Les néo-conservateurs qui manipulent les politiciens ignares des Etats-Unis ne nous entrainent pas dans une nouvelle guerre froide. C’est bien pire. La longue rivalité avec l’Union Soviétique était « froide » en raison de la DMA, la Destruction Mutuelle Assurée. Washington et Moscou étaient parfaitement conscients qu’une guerre « chaude » signifiait échanges nucléaires qui détruiraient le monde entier.
Cette fois, les Etats-Unis pensent qu’ils ont déjà « gagné » la guerre froide et semblent ivres de confiance qu’ils peuvent gagner à nouveau. Ils modernisent leur arsenal nucléaire et construisent un « bouclier nucléaire » à la frontière de la Russie dont le seul but ne peut qu’être de donner aux États-Unis la capacité d’une première frappe - la capacité d’empêcher des représailles russes contre une attaque nucléaire des États-Unis. Cela ne peut pas marcher, mais cela affaiblit la force de dissuasion.
Le danger d’une guerre ouverte entre les deux puissances nucléaires est en réalité beaucoup plus grand que pendant la guerre froide. Nous sommes à présent dans une sorte de Guerre Glaciale, figée, parce que ce que les Russes disent ou font n’a aucun effet. Les néoconservateurs qui fabriquent la politique des États-Unis dans l’ombre ont inventé une histoire totalement fictive sur une « agression » russe que le président des États-Unis, les médias et maintenant le Congrès ont acceptée et approuvée. Les dirigeants russes ont répondu avec honnêteté, vérité et bon sens, et sont restés calmes malgré les invectives lancées contre eux. Rien n’y fait. Les positions sont gelées. Quand la raison échoue, la force suit. Tôt ou tard.
- Source : Diana Johnstone