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Quand la Russie change la donne économique

Auteur : Karine Bechet-Golovko | Editeur : Walt | Jeudi, 04 Déc. 2014 - 00h01

Les mesures prises à l’encontre de la Russie par les Etats Unis, en poussant les pions européens, visent avant tout à pousser le pays dans ses retranchements et à mettre la population dans la rue pour faire tomber le régime, au profit d’un autre, plus docile. Bref, il s’agit d’implanter le modèle européen en Russie. Ce modèle de subordination et non de gouvernance, la Russie n’en veut pas et ce n’est pas par la force qu’il pourra être mis en place. Après avoir pris le temps de la réflexion, la Russie lance sa contre attaque économique sur différents fronts en même temps, comme nous avons pu le voir avec la visite de V. Poutine en Turquie. Et immédiatement les Etats Unis menacent de nouvelles sanctions.

La Turquie a l’avantage de ne pas être membre de l’Union Européenne, ce qui lui permet de défendre ses intérêts nationaux et la protège d’un diktat américain de plus en plus pressant. Ainsi, la réponse a été trouvée au blocage imposé pour la construction de South Stream. Puisque la Bulgarie applique les consignes outre-atlantiques à la lettre et bloque le processus de construction de South Stream, alors le projet est interrompu. Le transit passera beaucoup plus au sud, par la Turquie. Et arrivera aux portes de la Grèce et donc de l’Union Européenne. Vous voulez vous connecter? Mais avec plaisir. Première réponse réaliste et de poids, qui rend totalement inutiles tous les efforts américains pour isoler énergétiquement l’Europe, bloquer le marché russe, pour reprendre l’avantage après l’échec des années 1980.

Pour rappel, voici l’extrait de l’excellent article de A. Dotézac, dans la revue Market N° 118:

« Dès 1980, la France et la RFA ouvrent des négociations visant à doubler la fourniture de gaz soviétique à l’Europe, depuis le gisement d’Ourengoï en Sibérie. Informés, les États-Unis expriment leur réticence, refusant une dépendance énergétique trop forte de l’Europe vis-à-vis de Moscou, trop de transferts technologiques et par-dessus tout l’enrichissement de l’URSS.

Le secrétaire d’État Alexander Haig résuma ainsi l’équation: «pas question que l’Europe subventionne l’économie de l’URSS alors que les États-Unis dépensent des milliards de dollars en armement pour se protéger de la menace soviétique ». Les premiers contrats sont néanmoins signés en octobre 1981, incluant la participation de l’Europe à la construction du gazoduc. Une vingtaine de sociétés européennes, dont 13 filiales de sociétés américaines, participent à ce consortium. À la suite de l’instauration de la loi martiale en Pologne, Ronald Reagan décrète des sanctions économiques contre l’URSS le 13 décembre 1981, qui interdisent notamment aux sociétés américaines de réexporter vers l’URSS la technologie américaine liée au secteur énergétique, lorsqu’elle était destinée à un pays tiers. C’est l’asphyxie graduelle des relations énergétiques euro-soviétiques qui est en réalité planifiée, comme le révéla Roger Robinson, un jeune banquier de la Chase Manhattan, déjà actif en URSS, et travaillant pour la CIA.

On se croirait en 2014, sauf que là, la CEE s’opposa vertement aux sanctions américaines! En janvier 1982, Français et Allemands signent avec Soyouz gaz, malgré les très fortes pressions US. Le 18 mars, un émissaire américain exige de la France «la suppression de toute subvention de crédits à l’exportation à destination de l’URSS et la suspension de toute garantie publique aux crédits accordés à ce pays». Le 14 mai, François Mitterrand déclare à Hambourg devant un parterre d’industriels: «Nous ne sommes pas en guerre [contre l’URSS]; le blocus économique est un acte de guerre [souligné par nous] qui, d’ailleurs, ne réussit jamais, sauf s’il représente la première phase d’une guerre gagnée; isolé, il n’a pas de sens ». Le 18 juin 1982, après un G7 houleux à Versailles, Reagan décrète cette fois l’embargo total contre l’URSS sur le secteur gaz-pétrole, y compris pour les sociétés étrangères travaillant sous licence US. Les sanctions sont qualifiées de «vexatoires, injustes et dangereuses» et attentatoires au principe de «souveraineté», par François Mitterrand. Le 29 juin 1982, le Conseil européen déclare que: «le maintien d’un système ouvert de commerce mondial serait gravement compromis par des décisions unilatérales, avec effet rétroactif [et] par des tentatives d’exercer une compétence juridique extraterritoriale (…)».

Non seulement les Dix refusent d’appliquer les sanctions, au nom de leur souveraineté, mais ils adoptent des contre-mesures draconiennes, allant de la réquisition pure et simple du matériel destiné à l’URSS, jusqu’à des poursuites pénales contre ceux qui appliqueraient les sanctions américaines. Les États-Unis réagissent à leur tour en révoquant toutes les licences d’exportation, notamment de Dresser-France, de Creusot-Loire et de leurs filiales. Finalement, des inconvénients économiques se font sentir aux États-Unis mêmes, où les initiatives de Reagan apparaissent plus comme des sanctions contre l’Europe que contre l’URSS. Prenant prétexte de la libération de Lech Walesa en Pologne, Reagan lève les sanctions le 13 novembre 1982 et rétablit les licences ».

Et comme il ne sert à rien de s’arrêter en si bon chemin, deuxième acte avec l’Iran. Après la Chine et la Turquie, voici que les échanges avec l’Iran ne se feront plus en dollars, mais dans les monnaies nationales. Immédiatement réaction des Etats Unis en la personne de J. Psaki: les Etats Unis peuvent prendre des sanctions contre la Russie si Washington estime que les accords commerciaux conclus contreviennent aux sanctions américaines prises contre l’Iran.

Deux remarques:

1) Tous les moyens sont bons pour prendre des sanctions contre la Russie, que ce soit l’Ukraine, l’Iran etc. En réalité, dès que la Russie ne suit pas la politique américaine, elle risque des sanctions. Et la question réelle des droits de l’homme en Ukraine n’intéresse absolument personne.

2) L’élargissement sans fin de la politique américaine de sanctions montre l’affaiblissement du régime. Ces sanctions contre l’Iran, par exemple, ne fonctionnent que dans la mesure où les autres pays s’alignent sur la politique américaine et la suivent. Dans le cas contraire, la politique de sanctions s’effondre. Et c’est ce dont les Etats Unis ont peur, puisqu’elle est à la base de leurs relations internationales: la carotte et le bâton.

A travers ces deux décisions, la Russie vient de redistribuer les cartes. L’on peut donc s’attendre à ce que le prix du baril de pétrole tombe encore plus bas. C’est l’arme la plus efficace, et la seule, qui reste entre les mains des américains.


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