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Entre Machiavel et la Comtesse de Ségur

Auteur : Manuel de Diéguez | Editeur : Walt | Jeudi, 26 Oct. 2017 - 22h34

M. Emmanuel Macron serait-il un personnage énigmatique et à double ou triple face? Tantôt sa décision de ne pas reconnaître une éventuelle proclamation de cessession de la Catalogne entraîne toute l’Europe à suivre son exemple, ce qui semble avoir joué un rôle décisif dans un arrêt, sans doute durable, du déchiquetage de l’Espagne; tantôt sa décision audacieuse de courir au secours d’un Président Rohani en butte aux menaces de la Maison Blanche se trouve subitement oubliée, ce qui laisse supposer que l’ambassade américaine lui aurait murmuré quelques discrets conseils à l’oreille; tantôt il raconte au peuple français une histoire des relations de la France avec les Etats-Unis tirée tout droit d’un roman de la Comtesse de Ségur; tantôt il croit s’adresser à une nation composée d’enfants de dix ans et semble n’avoir rien compris à l’histoire réelle des empires en expansion ou sur la défensive.

En 1872, un Frédéric Nietzsche de vingt-six ans, professeur de grec depuis trois ans à la prestigieuse Université de Bâle, venait de publier son essai sur L’origine de la tragédie. Bientôt il observera que les Etats sont « les plus froids des monstres froids ». Près d’un siècle et demi plus tard, Raymond Aron, auteur d’une géniale Introduction à la philosophie de l’histoire, disait de M. Giscard d’Estaing: « Il ne sait pas que l’histoire est tragique ».

Et pourtant, quelques esprits commencent de rappeler aux Français que l’histoire est sanglante et que le sang est l’encre du tragique. J’ai déjà rappelé, dans une réflexion précédente (Le Déclin de l’Occident, 13 octobre 2017), que René Pommier, docteur d’Etat, raconte crûment dans de nombreux ouvrages, une histoire de l’ignorance conjuguée avec la sottise. Mais il n’est pas le seul: Paul Brighelli avait publié un ouvrage piquant sur l’enseignement de l’histoire intitulé La Fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch 2005) ou Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance (pièce de théâtre présentée au festival d’Avignon en 2015).

De tous côtés, on voit des signes d’un réveil de la lucidité. En 1918, Henry Ford, le constructeur américain d’automobiles, alors à l’apogée de sa renommée, avait débarqué à Paris avec une armée de secrétaires, afin de régler les affaires européennes avec toute la pugnacité requise. Mais la France de l’époque l’avait bien vite contraint à plier bagages. Mais, en 1945, il est devenu impossible de mettre un frein à l’expansion militaire du Pentagone dans toute l’Europe et l’on sait que le Vieux Monde a dûment accepté l’occupation éternelle de son sol sous le sceptre de cinq cents camps militaires bien verrouillés.

Il est avéré que le genre humain appartient à une espèce onirique par nature et par définition. Imaginons un instant que l’Occident subirait subitement la rude épreuve d’une régression cérébrale qui nous ramènerait en deçà de la chimie de Lavoisier, de sorte que l’alchimie du Moyen-Age retrouverait une crédibilité aussi soudaine qu’inquiétante, et l’on assisterait au spectacle ahurissant de ce délire qui nous paraissait à jamais oublié.

Alors, deux types d’anthropologues apparaîtraient nécessairement. Les uns se résigneraient à cette régression et se réfugieraient dans la résignation; les autres, au contraire, se réjouiraient paradoxalement d’un désastre à féconder. Car, diraient-ils, ce matériau cérébral semblait perdu à jamais et nous n’avions aucune chance de jamais disposer d’un outil devenu rarissime – et voici que nous en retrouvons les spécimens dont nous allons approfondir, donc féconder la connaissance anthropologique et, sans doute, en profiter pour renouveler comme jamais nos sciences humaines.

Telle est la situation de la France d’aujourd’hui. Le Président Macron est censé piloter le destin de l’encéphale de la France, mais sa connaissance anthropologique des lois qui régissent l’expansion des empires est demeurée puérile: il se raconte à lui-même et tente d’expliquer aux Français qu’un certain La Fayette, sous Louis XVI, serait allé généreusement aider les colonies du Nouveau Monde à secouer le joug de l’Angleterre et que telle serait la raison pour laquelle, près de trois siècles plus tard, l’Amérique, si gentiment décolonisée par la puissance de nos armes, serait venue en remercier la France en 1917, puis en 1945.

Comme je m’en suis déjà expliqué il y a quinze jours (Le Déclin de l’Occident, 13 octobre 2017), un chef d’Etat de ce genre dispose d’une arme de l’ignorance et de la sottise étroitement conjuguées, semblable à celle qui frappa la France et l’Europe à l’âge de la bague de Gigès qui permit à l’empire américain de se rendre invisible. Comment ouvrir les yeux d’une majorité écrasante du peuple français sur la redoutable invisibilité des cinq cents divisions américaines dont l’Europe est devenue le champ de manœuvre de Brest à la frontière polonaise, sinon par un bouleversement de notre enseignement scolaire et universitaire?

Ecoutons un instant un illuminateur de l’athéisme spirituel, qui s’écriait en 1945: « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Son nom est demeuré vivant dans tous les esprits: il s’appelait André Malraux. Qu’entendait-il par l’adjectif « spirituel »? Premièrement que le spirituel ne serait plus jamais sacerdotal et que le spirituel ne servirait plus jamais de cuirasse mentale aux Etats auto-divinisés.

En ce temps-là, notre connaissance de la civilisation grecque reposait principalement sur l’helléniste suisse André Bonnard (1888-1959) et sur celle de Jacqueline de Romilly (1913-2010), spécialiste de Thucydide et de Platon, qui projetait sur le monde grec le rationalisme laïc de la IIIe République, lui-même issu de la loi de séparation des églises et de l’Etat et dont l’autorité avait succédé à celle des frères Croiset (1945-1923).

A sa manière André Bonnard voguait dans les mêmes eaux qu’Anatole France. Du VIe au XIVe siècle, jusqu’à la Renaissance italienne avec Pétrarque le christianisme avait précipité le genre humain dans les ténèbres de l’ignorance et de la sottise propres à l’âge des catéchèses religieuses et des convictions doctrinales que véhiculent les religions. Mais il manquera à André Bonnard l’irruption de Jaspers dans les sciences humaines: le premier, ce médecin devenu le successeur des Nietzsche et des Burckardt à l’Université de Bâle, a compris, avant tout le monde, qu’il fallait étudier les grands esprits « qui ont donné la mesure de l’humain » et « qui n’ont rien écrit » – le Buddha , Confucius, Socrate, Jésus.

Une via appia s’ouvrait à l’anthropologie critique dont je tente depuis seize ans, sur ce site, de tracer les contours. Car l’homme est un animal en quête du dieu caché qu’il est à lui-même. Du coup, « Dieu » devient le pôle anthropologique d’un vivant qui tente de tracer une frontière nouvelle entre lui et la zoologie. Cette bête-là s’inspire de la théologie négative qui tentait bien davantage de savoir ce que « Dieu » n’est pas que ce qu’il est censé être.

C’est ainsi qu’une divinité unique qui serait observable et décryptable dans le temps terrestre ne serait qu’un bipède en quête de sa puissance et de sa gloire, un potentat céleste ridicule. En 1957 une nouvelle loi sur la nature et les droits de l’écrivain a ébranlé les Etats et les gouvernements. L’article premier de cette loi proclame que les droits de l’auteur sur son œuvre, jusqu’à la chute de cette dernière dans le domaine public, sont intemporels et inaliénables, donc non négociables, non assimilables à des marchandises et à un commerce. Comment la planète de Gutenberg exploitera-t-elle des auteurs mis en tutelle et privés de toute autonomie? Aussitôt, on a vu tous les éditeurs se grouper en un syndicat, afin de réduire l’auteur à une servitude d’un genre nouveau, selon laquelle l’auteur se trouverait encapsulé et contrôlé par un seul exploitant légitime de sa prétendue intemporalité – c’est-à-dire son éditeur – lequel disposera du pouvoir exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit, c’est-à-dire théâtrale, cinématographique, numérique, etc.

Décidément, quel anneau de Gigès qu’une divinité impérieuse et jalouse et qui pratique la torture sous la terre, quel anneau de Gigès qu’une loi sur la propriété littéraire et artistique, qui met l’intemporel et l’inaliénable entre les mains des commerçants et des industriels du livre. L’exclamation d’André Malraux citée plus haut « le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » s’inscrit dans la postérité de Darwin, le premier anthropologue qui savait que l’homme est nécessairement un animal sui generis. Dans le texte sur le déclin de l’Occident, je me demandais comment l’homme se rend l’otage de l’anneau de Gigès qu’il est à lui-même; et maintenant la tâche nouvelle de l’anthropologie critique est de se demander comment il se forge son avenir à l’école de l’anneau de Gigès qui le féconde en retour.


- Source : Manuel de Diéguez

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