Au fait, pourquoi les tatars de Crimée ont-ils été déportés ?
A l’occasion de la victoire à l’Eurovision de la chanson de Jamala "1944" officiellement consacrée à la déportation des tatars de Crimée par le pouvoir soviétique, j’ai trouvé surprenant de voir de longs passages consacrés à leurs souffrances, mais rien sur les raisons de cet acte. Comme s’il ne s’agissait que d’un pur caprice de Staline. Dont l’évocation du seul nom est suffisante en Occident pour se passer de "pourquoi".
Et lorsque l’on regarde ce "pourquoi" de plus près, il n’est pas forcément une bonne chose que l’Ukraine noire-brune lève le voile que le pouvoir soviétique de toutes ses forces avait déposé sur les crimes ignobles commis massivement par les tatars de Crimée lors de la Seconde Guerre Mondiale. Si beaucoup ont péri lors de leur déportation, ils auraient tous été massacrés par la population locale après le départ des nazis.
En 1944, le pouvoir soviétique décide de déporter les petits peuples qui ont collaborés avec les nazis. Je dis bien les "petits", car remarquez que les ukrainiens de l’ouest ont pu rester sur place et l’on y trouve les racines de la résurgeance des héros nazis aujourd’hui. Donc, les tatars sont déportés, dans des conditions inhumaines. Dans des wagons, où certains périront. Mais rappelons-nous un petit détail : nous sommes en 1944, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, où l’URSS a mis toutes ses forces, à payé un prix considérable, a vu des milliers de villes et de villages détruits, a vu bombarder son infrastructure, ses usines. Toute la population vit dans des conditions inhumaine. C’est la guerre, ce n’est pas Nuit Debout.
Un excellent article vient d’être publié en Russie sur le sujet, un article qui remet les points sur les i à ceux qui auraient la tentation de faire remonter à la surface ce qu’ils ne pourraient pas maîtriser. Je vous en propose les grandes lignes, mais vous pouvez le lire en entier ici sur le blog de Pavel Shipilin.
Le pouvoir soviétique gouvernait un territoire multiculturel, multiethnique. Il maîtrisait déjà l’art de la globalisation et de l’internationalisme, découlant naturellement de ses origines révolutionnaires. Dans ce contexte, il ne pouvait se permettre de monter un peuple contre l’autre. Les crimes commis par les tatars de Crimée, par les divisions ukrainiennes de l’UPA, furent délicatement posés sur le dos des SS, les documents stockés et conservés sous le sceau secret-défense.
Mais si l’on peut faire taire des papiers, l’on ne peut pas faire taire les gens. Et les habitants de Crimée, ou de Pologne, se souviennent parfaitement des crimes des uns et des autres. La frontière entre l’Ukraine et la Pologne devait permettre de gérer le conflit potentiel, mais il n’y avait pas de frontière à l’intérieur de la Crimée. Les ukrainiens de l’ouest sont restés, les tatars déportés.
L’auteur de l’article donne les liens vers les informations concernant ces crimes. Par exemple, ici, sur les tatars de Crimée qui ont servis dans les rangs nazis. Photo d’époque :
En 1939, ils constituaient moins de 20% des populations de la presqu’île. Lors de la guerre, ils furent appelés, comme chaque citoyen soviétique, à servir dans les rangs de l’armée rouge, mais la désertion revêtait un caractère massif chez eux, presque la totalité a déserté dès 1941. Les allemands surent utiliser ce trait de caractère. Ils aidèrent à "protéger" les villes de Crimée avec les nazis contre les "attaques des partisans". Et l’armée allemande en avait besoin car comme l’écrivait le feld maréchal Von Manstein, un important mouvement de partisans s’est immédiatement formé en Crimée dès l’occupation nazie, car à part les tatars, il y avait aussi des russes. Tout est dit. Leur loyauté au Führer fut constante et sans défaut jusqu’à la défaite de l’Allemagne, comme le montre les différents documents des réunions des comités de tatars.
Mais non seulement, les tatars "protégeaient" la population contre les partisans, mais ils ont également commis des crimes atroces justement contre cette population, leurs voisins. Prenons un exemple, la destruction totale du village criméen de Laki. Vous ne le trouverez plus sur la carte, il a été rayé avec sa population par les tatars de Crimée, alors qu’il était un des plus vieux village de la région, les premières traces remontant au VIe siècle. Le 23 mars 1942, les SS aidés de leur contingent local tatare, ont détruit tous les bâtiments, l’école, les magasins, les maisons, et brûlé les habitants. 16 femmes, les personnes âgées et les enfants. Une balle dans la tête, puis les corps ont été mis dans une fosse, arrosés d’essence et brûlés.
L’on peut donner d’autres exemples de cruauté, ils sont nombreux, mais la situation est claire. Alors maintenant imaginez ce que va faire la population lorsque les allemands partent ? Dès que le pouvoir soviétique tournera la tête. Sans faire le tri entre les coupables et les innocents, ce sont tous les tatars de Crimée qui étaient en danger. Et dans un pays multiethnique, ce n’est pas possible, sauf à faire exploser le pays. Car, il y aura aussi la haine des polonais contre les ukrainiens pour, notamment, les crimes commis contre la population polonaise dans le village de Lipniki. Ce village avait été pris par les polonais aux ukrainiens dans les années 20-30, tout d’abord, et avaient renvoyé la population ukrainienne. Lorsque les ukrainiens de l’UPA, accompagnant l’armée nazie, avaient repris le village, ils ont massacré, dépecé, démembré, brûlé, torturé les polonais qui y vivaient. Le futur cosmonaute polonais y a perdu 12 membres de sa famille, son grand frère lui a raconté ce qui s’était passé.
Le pouvoir soviétique a donc déporté le peuple tatar. Oui, par là même lui a laissé la vie sauve. Après, ce que ce peuple en a fait, c’est de sa responsabilité. Mais les tatars qui ont combattu l’ennemi ont été décorés comme héros de l’Union soviétique, et ils ne purent rentrer sur leurs terres, car les crimes commis par les autres tatars les auraient mis en danger.
Pourquoi Jamala n’en parle pas ? Pour citer cet article
"Mais comment faire pour que l’Ukraine ne se retrouve pas confrontée à un autre problème, à la rencontre de la volonté de polonais de restaurer publiquement la justice historique. Puisque l’Eurovision s’est définitivement transformé en un lieu où se règle la grande politique des petits états, c’est donc tout à fait possible."
Un groupe polonais a sorti une chanson qui devrait avoir, en ce sens, toutes ses chances à l’Eurovision 2017 - l’Ukraine devant se poser en héraut de la vérité historique. Il s’agit du groupe de rap Basti avec sa chanson Wroga Krew (le sang ennemi), dont voici les premières lignes :
"Le sang ukrainien est le sang de l’ennemi. Je suis né polonais.
Aucun des ukrainiens dans la vie ne deveviendra jamais mon frère.
Conformément à l’histoire, et pas l’inverse,
Je crois en la vérité, aucune propagande ne m’arrêtera."
L’Ukraine s’est engagée dans une voie dangereuse. C’est une chose sensible et très aléatoire la vérité historique. Surtout que nous avons une furieuse tendance à la simplifier pour la faire correspondre aux besoins du moment. Alors que sa complexité dépasse notre vision politique.
En 2014, lors du rattachement de la Crimée à la Russie, symboliquement, le Président V. Poutine a adopté un oukase sur la réhabilitation des tatars de Crimée. Le 18 mai devient le jour commémorant la tragédie tatare. Sa déportation. La page est tournée. Il faut vivre en paix, sans oublier et sans insister. La paix est à ce prix, un équilibre précaire. A chacun sa voie, l’Ukraine en a choisie une autre, dangereuse pour elle-même.
- Source : Russie politics (Russie)