Les État-Unis pensent que le monde leur appartient
Les États-Unis se sont depuis longtemps arrogé le droit d’utiliser la violence pour atteindre leurs objectifs, mais ils n’ont plus maintenant les moyens de mettre en œuvre leurs politiques.
Barsamian. Les États-Unis ont-ils toujours le même niveau de contrôle qu’autrefois sur les ressources énergétiques du Moyen-Orient ?
Chomsky. Les grands pays producteurs d’énergie sont toujours fermement sous le contrôle des dictatures soutenues par l’Occident. Donc, effectivement, le progrès réalisé par le Printemps arabe est limité, mais il n’est pas négligeable. Le système dictatorial contrôlé par l’Occident est érodé. En fait, il est érodé depuis un certain temps. Ainsi, par exemple, si vous retournez cinquante ans en arrière, les ressources énergétiques, principale préoccupation des planificateurs américains, ont été pour la plupart nationalisées. Il y a toujours eu des tentatives pour changer cela, mais elles n’ont pas réussi.
Prenez l’invasion américaine de l’Irak, par exemple. Pour tout le monde, sauf un idéologue borné, il est assez évident que nous avons envahi l’Irak, non pas par amour de la démocratie, mais parce que c’est la deuxième ou troisième plus grande source de pétrole dans le monde, et que l’Irak se trouve au cœur de la plus importante région productrice. Vous n’êtes pas censé le dire. Ce serait considéré comme une théorie conspirationniste.
Les États-Unis ont subi une sérieuse défaite en Irak de la part du nationalisme irakien , la plupart du temps par une résistance non-violente. Les États-Unis pouvaient tuer les insurgés, mais ils ne pouvaient pas faire face à un demi-million de personnes manifestant dans les rues. Étape par étape, l’Irak a été en mesure de démanteler les contrôles mis en place par les forces d’occupation. En novembre 2007, il devenait assez évident que les objectifs des États-Unis seraient très difficiles à atteindre. Et à ce moment là, curieusement, ces objectifs ont été explicitement dévoilés. Donc, en novembre 2007, l’administration Bush II a présenté une déclaration officielle à propos de ce que devrait être tout arrangement futur avec l’Irak. Il y avait deux exigences majeures : l’une, que les États-Unis soient libres de mener des opérations de combat à partir des bases militaires qu’ils conserveront ; et l’autre que soient encouragés les flux d’investissements étrangers vers l’Irak, en particulier les investissements américains. En janvier 2008, Bush a explicité cela clairement dans une de ses déclarations. Quelques mois plus tard, face à la résistance irakienne, les États-Unis ont dû renoncer. Le contrôle de l’Irak est en train de s’évanouir sous leurs yeux.
La guerre en Irak était une tentative de rétablir par la force quelque chose comme l’ancien système de contrôle, mais elle a été repoussée. En règle générale, je pense que les politiques américaines restent les mêmes depuis la Deuxième Guerre mondiale. Mais la capacité de les mettre en œuvre décline.
Barsamian. Le déclin est-il dû à la faiblesse économique ?
Chomsky. En partie parce que le monde est en train de se diversifier. Il dispose de centres de pouvoir multiples. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient vraiment à l’apogée de leur puissance. Ils avaient la moitié des richesses du monde, et tous leurs concurrents avaient été gravement endommagés ou détruits. Ils avaient une position de sécurité incroyable et élaboraient des plans pour diriger le monde, ce qui n’était pas irréaliste à l’époque.
Barsamian. Est-cela qu’on a appelé la grande airede planification? [zone à subordonner aux intérêts économiques des US, NdT]
Chomsky. Oui. Juste après la Seconde Guerre mondiale, George Kennan, chef du personnel de la planification de la politique du département d’État des États-Unis, et d’autres, en ont esquissé les détails, puis ils ont été mis en œuvre. Ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et dans une certaine mesure en Amérique du Sud nous ramène tout droit à la fin des années 1940. Le premier grand succès de la résistance à l’hégémonie américaine a eu lieu en 1949. C’est lorsque se produisit un événement appelé la perte de la Chine, cette expression est significative.
C’est une formulation très intéressante, et jamais contestée. Il y eut beaucoup de discussions pour savoir qui était responsable de la perte de la Chine. C’était devenu un problème national énorme. Mais c’est une phrase très intéressante. Vous ne pouvez perdre que quelque chose qui vous appartient. Cela était tout simplement pris pour un fait acquis : nous possédons la Chine et si elle se dirige vers l’indépendance, c’est que nous l’avons perdue. Plus tard apparurent les préoccupations au sujet de la perte de l’Amérique latine, puis la perte du Moyen-Orient, la perte de… certains pays, le tout basé sur la prémisse que nous possédons le monde et que tout ce qui affaiblit notre contrôle est une perte pour nous et nous nous demandons comment le récupérer.
Aujourd’hui, si vous lisez, disons, des revues de politique étrangère ou si vous écoutez les débats républicains ridicules, vous verrez qu’ils se demandent : Comment pouvons-nous éviter de nouvelles pertes ?
Par ailleurs, la capacité de préserver le contrôle a fortement diminué. En 1970, le monde était déjà ce que l’on appelait tripolaire économiquement, avec un centre industriel en Amérique du Nord, aux États-Unis, un centre européen basé en Allemagne, à peu près comparable en taille, et un centre en Asie de l’Est, basé au Japon, qui était alors la zone de croissance la plus dynamique dans le monde. Depuis cette époque, l’ordre économique mondial est devenu beaucoup plus diversifié. Il est donc plus difficile pour nous de mener à bien nos politiques, mais les principes sous-jacents n’ont pas beaucoup changé.
Prenez la doctrine Clinton. La doctrine Clinton disait que les États-Unis avaient le droit de recourir à la force unilatéralement, afin d’assurer un accès sans restriction aux marchés clés, à l’approvisionnement en énergie et aux ressources stratégiques. Cela va au-delà de tout ce que George W. Bush a dit. Mais c’était dit posément , sans arrogance ni agressivité, donc cela n’a pas causé beaucoup d’émoi. La croyance dans cette vocation persiste jusqu’à ce jour. Elle fait aussi partie de la culture intellectuelle.
Juste après l’assassinat d’Oussama ben Laden, au milieu de toutes les acclamations et des applaudissements, il y eut quelques commentaires critiques remettant en question la légalité de l’acte. Depuis des siècles, il y avait quelque chose appelé la présomption d’innocence. Si vous appréhendez un suspect, c’est un suspect et non un coupable, jusqu’à preuve du contraire. Il doit être traduit en justice. C’est un principe essentiel de la loi américaine, vous pouvez remonter à la Magna Carta [Grande Charte,promulguée en Angleterre en 1215 pour protéger les libertés, NdT].
Donc quelques voix se sont élevées disant que nous ne devrions peut-être pas jeter aux orties les fondements de la loi anglo-américaine. Cela a conduit à un grand nombre de réactions furieuses de colère et de mécontentement, mais les plus intéressantes sont venues, comme d’habitude, de l’extrême du centre-gauche du spectre politique.
Matthew Yglesias, un commentateur de gauche-libéral bien connu et très respecté, a écrit un article dans lequel il se moque de ces points de vue. Il a dit qu’ils étaient incroyablement naïfs et stupides. Puis il a expliqué la raison. Il a dit : L’une des principales fonctions de l’ordre institutionnel international est précisément de pouvoir légitimer l’utilisation de la force militaire meurtrière par les puissances occidentales.
Bien sûr, il ne parle pas de la Norvège. Il vise les États-Unis. Donc, le principe sur lequel repose le système international est que les États-Unis ont le droit d’utiliser la force à volonté. Parler de la violation du droit international par les États-Unis ou quelque chose du même genre est incroyablement naïf et complètement stupide. Incidemment, j’étais la cible de ces remarques, et je suis heureux de reconnaître ma culpabilité. Je pense que la Magna Carta et le droit international valent la peine qu’on leur accorde une certaine attention.
Je mentionne simplement que pour illustrer cela, aussi bien dans la culture intellectuelle, que dans ce qu’on appelle l’extrême du centre-gauche de l’échiquier politique, les principes à la base de ces pratiques prédatrices n’ont pas beaucoup changé . Mais la capacité de les mettre en œuvre a été fortement réduite. Voilà pourquoi vous entendez tout ce discours sur le déclin américain. Jetez un oeil à l’édition de fin d’année deForeign Affairs, le journal phare de l’establishment.
Sa page de couverture demande, en caractères gras, L’Amérique est-elle finie ? C’est la plainte classique de ceux qui croient que tout leur appartient. Si vous croyez que vous devriez tout posséder et si quoi que ce soit vous échappe, c’est une tragédie, et le monde s’effondre. Donc, l’Amérique est-elle fichue ? Il y a longtemps nous avons perdu la Chine, nous avons perdu l’Asie du Sud-Est, nous avons perdu l’Amérique du Sud. Peut-être que nous allons perdre le Moyen-Orient et les pays d’Afrique du Nord. L’Amérique est -elle finie ? C’est une sorte de paranoïa, mais c’est la paranoïa des super-riches et des super-puissants. Si vous n’ avez pas tout, vous n’avez rien, c’est une catastrophe.
Barsamian. Le New York Times dit que le dilemme de la politique des Printemps arabes vient de la difficulté à concilier les objectifs américains contradictoires, que sont le soutien à un changement démocratique, le désir de stabilité, et la crainte des islamistes, qui sont devenus une force politique puissante. The Times identifie ces trois objectifs des États-Unis. Qu’en pensez-vous ?
Chomsky. Deux d’entre eux sont exacts. Les États-Unis sont en faveur de la stabilité. Mais vous devez vous rappeler ce que signifie la stabilité. Stabilité signifie se conformer aux ordres américains. Ainsi, par exemple, l’une des accusations contre l’Iran, la grande menace pour la politique étrangère, prétend que ce pays cherche à déstabiliser l’Irak et l’Afghanistan. Comment ? En essayant d’étendre son influence dans les pays voisins. Alors que nous, par contre, nous stabilisons les pays en les envahissant et en les détruisant.
J’ai parfois cité une de mes illustrations favorites de ce fait, qui me vient d’untrès bon analyste libéral de politique étrangère, James Chace, très connu et ancien rédacteur en chef de Foreign Affairs. En s’exprimant au sujet du renversement du régime de Salvador Allende et de l’imposition de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, il a écrit que nous devions déstabiliser le Chili dans l’intérêt de la stabilité. Cela n’est pas perçu comme une contradiction, et ce n’en est pas une. Nous avons dû détruire le système parlementaire, afin d’obtenir la stabilité, ce qui signifie qu’ils font bien ce que nous disons. Donc, oui, nous sommes en faveur de la stabilité dans ce sens technique.
La préoccupation par rapport à l’islam politique est comme la préoccupation qui naît de tout développement indépendant. Vous devez vous préoccuper de tout ce qui est indépendant, car cela peut vous ruiner. En fait, c’est un peu paradoxal, parce que, traditionnellement les États-Unis et la Grande-Bretagne ont fortement soutenu le fondamentalisme islamique radical, pas l’islam politique, en tant que force pour contrer le nationalisme laïc, qui est la véritable préoccupation. Ainsi, par exemple, l’Arabie saoudite est l’État fondamentaliste le plus extrême dans le monde, un État islamique radical. Il a un zèle missionnaire, propage l’islam radical au Pakistan et finance la terreur. Mais ce pays est le bastion de la politique américaine et britannique. Ils l’ont toujours soutenu contre la menace du nationalisme laïc venant d’Égypte avec Gamal Abdel Nasser, ou d’Irak avec Abd al-Karim Qasim, parmi beaucoup d’autres. Mais ils n’ aiment pas l’islam politique, car il peut devenir indépendant.
Le premier des trois points, notre aspiration à la démocratie, a les mêmes accents de sincérité que Joseph Staline parlant de l’engagement de la Russie pour la liberté et la démocratie dans le monde. C’est le genre de déclaration qui vous fait rire quand vous l’entendez des bouches des commissaires ou des religieux iraniens, mais vous hochez poliment la tête, peut-être même avec crainte, quand vous l’entendez de la part de leurs homologues occidentaux.
Si vous regardez les faits, l’aspiration à la démocratie est une mauvaise plaisanterie. C’est même reconnu par les plus grands savants, même s’ils ne l’expriment pas de cette façon. L’un des principaux chercheurs sur la soi-disant promotion de la démocratie est Thomas Carothers, plutôt assez conservateur et très respecté, un néo-reaganien, pas un libéral flamboyant. Il a travaillé au département d’État de Reagan et écrit plusieurs livres étudiant le cours qu’a suivi la promotion de la démocratie, qu’il prend très au sérieux. Il dit, oui, c’est un idéal américain profond, mais il a une histoire cocasse. Toutes les administrations américaines sont schizophrènes. Elles ne soutiennent la démocratie que si celle-ci satisfait leurs intérêts stratégiques et économiques. Il décrit cela comme une étrange pathologie, comme si les États-Unis avaient besoin d’un traitement psychiatrique ou quelque chose de ce genre. Bien sûr, il y a une autre interprétation, mais qui ne peut pas venir à l’esprit d’un intellectuel bien formaté et bien éduqué.
En Egypte, plusieurs mois après sa chute, le président Hosni Moubarak se retrouvait dans le prétoire, faisant face à des poursuites pour des activités criminelles. Il est inconcevable que des dirigeants américains soient un jour tenus de rendre compte de leurs crimes en Irak ou au-delà. Est-ce que cela va changer un de ces jours prochains ?
Il s’agit essentiellement du principe Yglesias : le fondement même de l’ordre international réside dans le droit des États-Unis à utiliser la violence à volonté. Alors, comment pouvez-vous incriminer quelqu’un ?
Barsamian. Et personne d’autre n’a ce droit ?
Chomsky. Bien sûr que non. Mais peut-être nos clients le font-ils ? Si Israël envahit le Liban et tue mille personnes en détruisant la moitié du pays, alors d’accord, ça va. C’est intéressant. Barack Obama était sénateur avant d’être président. Il n’a pas fait beaucoup en tant que sénateur, mais il a fait certaines choses, dont une qui le remplit de fierté. En effet, si vous regardez son site Web avant les primaires, il a souligné le fait que, lors de l’invasion israélienne du Liban en 2006, il avait co-parrainé une résolution du Sénat demandant que les États-Unis ne fassent rien pour empêcher les actions militaires d’Israël tant qu’elles n’avaient pas atteint leurs objectifs, et demandant aussi de censurer l’Iran et la Syrie parce qu’ils soutenaient la résistance à la destruction du sud Liban par Israël (pour la cinquième fois en vint-cinq ans). Donc, Israël hérite du droit à la violence. Les autres clients aussi.
Mais les droits résident vraiment à Washington. Voilà ce que signifie posséder le monde. C’est aussi naturel que l’air que vous respirez. Cela ne peut pas être remis en question. Le principal fondateur de la théorie contemporaine des relations internationales, Hans Morgenthau, était vraiment une personne tout à fait décente, un des très rares politologues et spécialistes des affaires internationales à critiquer la guerre du Vietnam, pour des raisons morales, non tactique. C’est très rare. Il a écrit un livre intitulé Le but de la politique américaine. Rien qu’avec le titre vous pouvez deviner ce qui va suivre.
Les autres pays n’ont pas de buts. Le but de l’Amérique, par contre, est transcendant, il s’agit d’apporter la liberté et la justice au reste du monde. Mais c’est un bon élève, comme Carothers. Alors il a étudié les dossiers. Il a dit que, après avoir analysé le cas, il semblait que les États-Unis n’avaient pas été à la hauteur de leur finalité transcendante.
Mais ensuite il dit que critiquer notre but transcendant, c’ est tomber dans l’erreur de l’athéisme, qui nie la validité de la religion pour des motifs similaires, ce qui est une comparaison pertinente, car c’est une croyance religieuse profondément ancrée.
C’est si profond que cela devient difficile à démêler. Et remettre cela en question provoque une quasi-hystérie, et mène souvent à des accusations d’anti-américanisme ou de haine de l’Amérique, concepts intéressants qui n’existent pas dans les sociétés démocratiques, mais seulement dans les sociétés totalitaires, et chez nous, où ils sont simplement considérés comme acquis.
Note : Cet article est une adaptation de Soulèvement, un chapitre de Systèmes de pouvoir : conversations à propos du soulèvement général contre l’empire US, le recueil d’interviews de Noam Chomsky par David Barsamian paru début 2013 (avec nos remerciements pour l’éditeur, Metropolitan Books). Les questions sont de Barsamian, les réponses de Chomsky.
- Source : Noam Chomsky & David Barsamian