"Raciste", "toxique", "subtilement négationniste", "antisémite", "sexiste" : le CRAN s’attaque à Tintin
Le célèbre héros d'Hergé a été de nouveau pointé du doigt par une association luttant contre le racisme. L'occasion de revenir sur les différentes polémiques qui secouent le personnage et son auteur depuis de nombreuses années.
Tintin serait-il donc le parfait bouc-émissaire ? Les 24 albums écrits entre 1929 et 1983 n'ont pas tous été épargnés par de nombreuses polémiques, de même que son auteur belge, le grand Hergé. Lundi 8 décembre, un groupe antiraciste a de nouveau pointé du doigt le caractère discriminant de Tintin Au Congo, en voulant y apposer un autocollant portant la mention: «Produit toxique. Relents racistes. Peut nuire à la santé mentale». Raciste, antisémite, sexiste, d'où vient l'acharnement qui frappe régulièrement l'intrépide reporter à la houppette? Trois experts en tintinophilie, Benoît Peeters, Didier Pasamonik et Bob Garcia répondent à ces questions.
Tintin est-il raciste?
C'est l'aventure au Congo, conçue par Hergé en 1930, qui depuis toujours alimente la polémique sur le racisme du personnage. Le contexte et les motifs de la réalisation de ce volume étaient alors très particuliers: «Tintin au Congo a été commandé par l'abbé Wallez, qui dirigeait le journal Le Vingtième Siècle à l'époque, explique Bob Garcia, auteur de nombreux ouvrages analytiques sur Tintin. Hergé n'est pas à l'origine du projet. Il se met à la tâche sans enthousiasme, mais en bon élève du journal. Le but de l'abbé était quant à lui prosélytique et patriotique.» À l'époque, la Belgique détient une partie du Congo en tant que colonie. Rien de ce que vit Tintin au cours de ses aventures dans ce pays n'a donc choqué les lecteurs du journal. Au contraire, véritable œuvre de propagande coloniale, elle devait donner envie aux métropolitains d'aller y vivre et travailler, d'après Didier Pasamonik: «Le Vingtième Siècle est un journal de petite diffusion à l'époque, environ 10.000 exemplaires. Destinée à la jeunesse, l'idée de la BD était de séduire les petits Belges pour qu'ils deviennent les futurs cadres de la colonie congolaise.»
Cependant, cette aventure dispose d'une version assez différente aujourd'hui de l'originale. Hergé avait déjà subi de son vivant de nombreuses attaques sur le ton de cette BD, dont il a atténué de nombreux aspects jugés racistes et colonialistes. La leçon de mathématiques que Tintin dispense aux jeunes congolais est ainsi une version entièrement redessinée, puisqu'à l'origine il enseignait une leçon de géographie sur la «patrie», la Belgique.
«Tintin n'a rien à se faire pardonner. Il existe de nombreux contre-exemples permettant de voir dans ses aventures une œuvre sur le respect de l'autre et de sa culture. » Benoît Peeters.
Le Groupe d'intervention contre le racisme estime néanmoins que le volume doit être préfacé pour prévenir le lecteur, comme au Royaume-Uni. «Une préface permettrait effectivement la mise en perspective de l'album, déclare le biographe d'Hergé Benoît Peeters. Ce n'est pas pour s'excuser, ou pour une quelconque forme de repentance, il s'agit de restituer, de recontextualiser cet ouvrage. Tintin n'a rien à se faire pardonner. Il existe de nombreux contre-exemples permettant de voir dans ses aventures une œuvre sur le respect de l'autre et de sa culture.»
Pour Bob Garcia, le volume Coke en stock peut ainsi être interprété complètement à l'opposé de l'aventure au Congo: «Je recommande la création d'un autocollant “Lisez cette BD” pour Coke en stock. Tintin et le capitaine Haddock y prennent la défense des Noirs contre des esclavagistes. Cependant, les méchants sont des Arabes, ce qui pose un autre problème!»
Si Casterman n'est pas contre une préface de Tintin au Congo, c'est la société Moulinsart qui bloque cette demande, craignant que le phénomène ne se répercute sur d'autres volumes de la série d'Hergé, qui est également critiquée sur d'autres aspects tout autant épineux.
Tintin est-il antisémite?
Hergé a écrit cinq des aventures de Tintin pendant la Seconde Guerre mondiale et l'occupation de son pays par l'Allemagne. Parmi elles, L'Étoile mystérieuse est la pièce à charge majeure contre Hergé, bien plus que l'aventure au Congo, jugée «négationniste» par le Groupe d'intervention contre le racisme. La publication du Vingtième Siècle et du supplément Tintin s'arrête au Printemps 1940 pendant l'invasion, mais Hergé a décidé de la reprendre dès octobre dans les colonnes du Soir Jeunesse avec Le Crabe aux pinces d'or. «Hergé n'a pas eu un comportement exemplaire pendant la guerre, mais est bien loin d'avoir été un collaborateur», considère Benoît Peeters.
L'année suivante arrive L'Étoile mystérieuse, où dans un décor apocalyptique, Tintin rejoint une expédition de savants de pays occupés par l'Allemagne ou neutres, contre une expédition américaine. Le méchant de l'histoire est alors un financier juif américain du nom de Blumenstein. «Il y a de nombreux traits antisémites réels dans L'Étoile mystérieuse, mêlé à du collaborationnisme, explique Didier Pasamonik. Mais finalement, dans le contexte de l'époque et quand on connaît son entourage, on se demande surtout comment Hergé ne peut pas être plus antisémite que cela: son rédacteur en chef Jacques Van Melkebeke publiait des ouvrages à consonance fascistes (Pour un ordre nouveau), tout son milieu était catholique et conservateur.»
Comme avec Tintin Au Congo, Hergé va atténuer certains des aspects politiquement incorrects de la BD après la guerre. Dans une nouvelle version de l'épisode, toute allusion à une rivalité entre États-Unis et Europe va disparaître, et transforme le nom du méchant financier en Bolhwinkel, plus bruxellois.
Tintin est-il sexiste?
Les aventures de Tintin n'ont pas laissé le souvenir de personnages féminins majeurs, mis à part la Castafiore. Les femmes sont peu présentes, âgées et mal considérées. Rien qui se rapprocherait du héros reporter. Cela relève surtout d'une autocensure d'Hergé, pour Didier Pasamonik: «En 1949, une loi de censure voit le jour, établissant une commission qui interdisait tout flirt et rhabillait jusqu'au cou toutes femmes dénudées. Tintin suit l'ordre des choses et de son époque, où on n'était pas ouvert à tous.» Surtout, l'œuvre d'Hergé s'inscrit dans la manière d'éduquer les plus jeunes à l'époque: «Tintin est dans la pure tradition du livre pour enfant. La sexualité n'était jamais évoquée», poursuit l'éditeur et directeur de collection Didier Pasamonik.
Les Aventures de Tintin sont même loin d'être une exception à l'époque. L'absence de présence féminine, ou sa mauvaise considération, est assez courante, d'après Pasamonik: «C'est très courant dans les BD d'avant les années 1960, comme Les Pieds Nickelés ou Bécassine. On peut même citer Astérix. Quelqu'un s'est amusé à compter le pourcentage de femmes dans les personnages de la série: moins de 5 %! Astérix est tout autant sexiste.»
- Source : Charles Binick, Olivier Delcroix