Cet article a été réalisé en partenariat avec le magazine Kaizen.
En se promenant sur le port de Sanary-sur-Mer, dans le Var, on remarque d’abord les bateaux de plaisance. En se rapprochant des étals de poissons frais, plusieurs petits bateaux de pêche font leur apparition. Il y a celui de Jean-Michel Cei. Un fort mistral l’a contraint à rester à quai. Pêcheur depuis l’âge de 17 ans, il est membre de la prud’homie de Sanary-sur-Mer. Mais qu’est-ce donc qu’une prud’homie ? Méconnues, elles existent pourtant depuis le Moyen-âge sur le littoral méditerranéen. Qui en compte aujourd’hui 33, de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales) à Menton (Alpes-Maritimes), en passant par la Corse (voir la carte en fin d’article).
Celle de Sanary a été créée en 1661 sous la forme de confrérie avant de se transformer en prud’homie en 1792, après la Révolution. Elles regroupent l’ensemble des artisans-pêcheurs locaux. Et ont pour mission de gérer localement l’activité de pêche ainsi que les conflits qu’elle occasionne. « Nous faisons en sorte que les pêcheurs n’agissent pas n’importe comment, qu’ils ne mettent pas des tonnes de filets », illustre Jean-Michel Cei. A l’heure où les pratiques industrielles de la pêche sont décriées et que des ressources en poissons sont menacées, constituent-elles une alternative efficace ?
Dans la pratique, il s’agit d’adopter – à la majorité – des règlements en assemblée générale. Ceux-ci précisent comment doit s’exercer le métier : les types de lignes autorisés, les temps de trempage des filets, les périodes de pêches prévues pour laisser reposer les fonds, ainsi que les zones de pêche permises. « Ce qui motive nos décisions, c’est le respect de la personne et des générations futures », insiste le pêcheur varois. « On vise à préserver le renouvellement de la ressource sur le territoire, afin d’assurer la vie de la communauté de pêcheurs dans le temps », ajoute Élisabeth Tempier, secrétaire de la prud’homie de Sanary-sur-Mer.
Les règlements limitent les engins de pêche et donc la quantité de poisson pêchée. La taille des bateaux n’excède pas 12 mètres. Des mesures spécifiques de protection sont également prises pour certaines espèces comme la langouste. Et quand le règlement ne suffit pas ? « Nous procédons à un tirage au sort entre les patrons-pêcheurs lorsqu’ils sont en compétition pour les mêmes postes », illustre Jean-Michel Cei, élu « premier prud’homme » en 2004, par sa communauté.
« On ne laisse pas mourir les pêcheurs dans leur coin »
La dimension culturelle et sociale des prud’homies est très forte. « Nous sommes attentifs à la situation individuelle de chacun des membres de la communauté, renchérit Jean-Michel. On ne laisse pas mourir les pêcheurs dans leur coin. » « L’enjeu de la prud’homie, c’est que tout nouvel arrivant puisse vivre de son métier », précise Élisabeth Tempier. Ainsi, les pratiques de pêche industrielles à grande échelle, comme le chalutage, sont interdites, ou fortement réglementées, afin de permettre aux moins fortunés de vivre de leur activité. « Ce sont ces derniers qui, au final, protègent la communauté d’une surexploitation liée aux techniques intensives. »
La polyvalence est l’autre pilier des prud’homies. « C’est la véritable richesse, souligne Jean-Michel Cei. Il faut pouvoir se reporter sur une autre espèce quand celle visée par le pêcheur commence à chuter. » Au lieu d’investir dans des bateaux très puissants, les patrons-pêcheurs s’adaptent à leur environnement, et au passage au large des différentes espèces. « La pêche, ce sont des logiques de territoires avec des milieux qui évoluent très rapidement, observe Élisabeth Tempier. C’est tout le contraire de la politique européenne qui concentre l’effort de pêche sur quelques espèces. »
« La diversité est le moyen essentiel de préserver la biodiversité et de s’adapter aux écosystèmes littoraux spécifiques », appuie Alain Le Sann, du collectif Pêche et développement de Lorient, en Bretagne. Plutôt que d’interdire drastiquement, il préconise de réglementer. « Cela n’a pas de sens d’avoir des mesures généralisées pour tout le monde. On voit certaines espèces très abondantes que l’on nous interdit de pêcher, et d’autres en danger soumises au laissez-faire, s’agace Jean-Michel Cei. Les gens qui prennent les décisions ne connaissent ni le secteur ni le métier. La prud’homie, c’est le seul moyen que l’on a de préserver la petite pêche, de se défendre. »
Résistance aux logiques productivistes
Jusque dans les années 1960, les prud’homies de patrons-pêcheurs ont été le relais reconnu par l’État pour une gestion décentralisée de la pêche méditerranéenne. Avec la mise en place de la politique européenne commune de la pêche, les prud’homies peinent à faire valoir leurs droits au niveau européen et national. « Cela fait plus de 50 ans que les prud’homies sont dans la résistance face à des politiques productivistes », constate Élisabeth Tempier. Mieux intégrées au niveau local et régional, les prud’homies participent souvent aux concertations pour la gestion littorale, et contribuent à la restauration de cours d’eau ou à la création et à la gestion de réserves naturelles.
Le travail mené par les prud’homies méditerranéennes, sans équivalent sur les autres côtes, a attiré l’attention de Michèle Mesmain de Slow Food International, une organisation qui a pour objectif de sensibiliser les citoyens à la consommation responsable. Ces derniers mois, elle a accompagné les patrons-pêcheurs de Sanary-sur-Mer dans la création d’une Sentinelle : un projet de l’ONG en faveur de la sauvegarde et la promotion du patrimoine alimentaire et de la biodiversité agricole.
« La prud’homie est un modèle de gouvernance locale qui a fait ses preuves, qui colle au territoire, qui pérennise des savoirs, des métiers et la ressource, qui permet de gérer les difficultés au cas par cas avec justesse et souplesse, tout en assurant des retombées économiques locales », explique-t-elle. Les membres de la prud’homie de Sanary-sur-Mer espèrent que le projet Sentinelle rendra visible leur institution auprès du public comme des dirigeants français et européens. En vue de faire reconnaître que la seule logique durable pour la pêche se joue à l’échelle du territoire.