Les semences de fermes criminalisées par des accords commerciaux
Quoi de plus normal que de conserver les semences d’une saison à l’autre ? Après tout, c’est bien comme ça que nous faisons pousser les plantes dans nos fermes et nos jardins. Et pourtant, du Guatemala au Ghana, du Mozambique à la Malaisie, cette pratique courante est transformée en délit, pour permettre à une demi-douzaine de grandes multinationales de faire des semences une propriété privée et d’en tirer de l’argent.
Mais les gens réagissent et dans plusieurs pays, la mobilisation populaire force déjà les gouvernements à mettre les plans de privatisation des semences en attente.
Les accords commerciaux sont devenus l’outil idéal pour les gouvernements, qui travaillent main dans la main avec les lobbies des grandes entreprises, pour faire passer les nouvelles règles destinées à restreindre le droit des paysans à se servir des semences. Jusqu’à relativement récemment, le plus important de ces accords était l’Accord de l’Organisation mondiale du Commerce (l’OMC) sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Adopté en 1994, l’accord sur les ADPIC était, et c’est encore le cas, le premier traité international à établir des normes mondiales pour les droits de « propriété intellectuelle » concernant les semences.Le but est de garantir que des sociétés comme Monsanto ou Syngenta, qui dépensent de l’argent pour la sélection végétale et le génie génétique, puissent contrôler ce qui arrive à leurs semences en empêchant les agriculteurs de les réutiliser, ce qui ressemble fort aux procédés employés par Hollywood ou Microsoft pour essayer d’empêcher les gens de copier ou de partager les films ou les logiciels en attachant des verrous juridiques ou technologiques à leurs produits.
Mais les semences ne sont pas des logiciels. L’idée même de « breveter le vivant » suscite une énorme contestation. Pour cette raison, l’accord de l’OMC formait une sorte de compromis mondial entre gouvernements. L’accord stipule que les pays ont le droit d’exclure les végétaux et les animaux (autres que les microorganismes) de leurs lois sur les brevets, mais qu’ils doivent fournir une forme de protection de la propriété intellectuelle sur les obtentions végétales, sans toutefois spécifier comment faire.
Les accords commerciaux négociés en-dehors de l’OMC, en particulier ceux qui émanent des puissantes économies du Nord, ont tendance à aller beaucoup plus loin. Ils exigent souvent que les pays signataires brevètent les plantes et les animaux, ou suivent les règles de l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV), basée à Genève, qui crée des droits similaires à un brevet sur les obtentions végétales. Que ce soit sous la forme de lois sur les brevets ou l’UPOV, ces règles décrètent généralement qu’il est illégal pour les paysans de conserver, échanger, vendre ou modifier les semences qu’ils ont gardées quand elle proviennent de variétés soi-disant protégées.En fait en 1991, la Convention de l’UPOV a été modifiée pour donner encore plus de monopole aux entreprises d’agrobusiness, aux dépens des communautés de petits agriculteurs et des populations autochtones. C’est cette version 1991 de l’UPOV que promeuvent aujourd’hui largement les accords commerciaux.
L’attaque implacable des ALE
Vers l’époque où l’accord sur les ADPIC était en voie d’être conclu, l’Accord de libre-échange nord-américain – signé par le Mexique, le Canada et les États-Unis – fut l’un des premiers accords commerciaux à être négocié hors de l’arène multilatérale pour resserrer l’étau autour de la privatisation des semences. Il obligeait le Mexique à rejoindre le club UPOV des pays qui accordaient des droits exclusifs aux entreprises semencières pour empêcher les agriculteurs de recycler et de réutiliser les semences vendues par les entreprises. Le précédent était établi pour tous les accords de libre-échange américains qui allaient suivre, tandis que l’Union européenne, l’ Association européenne de libre-échange et le Japon s’empressaient de prendre le même chemin.
Un système incessant de pressions diplomatiques et financières pour amener « en coulisse » les pays à privatiser les semences (ces accords commerciaux sont en effet négociés en secret) est en place depuis. Les enjeux sont importants pour l’industrie des semences. Au niveau mondial, 10 entreprises contrôlent à elles seules 55 % du marché des semences commerciales.
Pour ces grandes entreprises toutefois, cette part de marché n’est encore pas suffisante. Partout en Asie, en Afrique et en Amérique latine, quelque 70 à 80 % des semences utilisées par les paysans sont des semences paysannes, qu’ils obtiennent dans leurs propres fermes, chez des voisins ou auprès de communautés avoisinantes. Dans ces territoires qui restent à conquérir, les géants de l’agrobusiness veulent remplacer la sauvegarde des semences par des marchés des semences et prendre le contrôle de ces marchés. Pour se faciliter la tâche, ils réclament aux gouvernements des protections légales, pour créer et renforcer le monopole des grandes sociétés sur les semences. C’est là que les accords de libre-échange interviennent comme l’instrument parfait pour forcer les pays à changer leurs lois.
Dernières tendances
GRAIN a mené l’enquête pour démontrer comment depuis 15 ans, les accords commerciaux signés hors de la sphère multilatérale forcent les pays à se conformer aux souhaits de l’industrie concernant les droits de propriété intellectuelle pour les semences et ce faisant, renforcent les normes internationales. Une mise à jour récente de notre set de données montre que cette tendance est loin de se calmer. En réalité, des signes très inquiétants apparaissent à l’horizon.
- Récemment, les bénéfices les plus importants engrangés par Monsanto, Dupont, Limagrain et Syngenta – les plus gros semenciers mondiaux – proviennent des nouveaux accords commerciaux acceptés par les pays d’Amérique latine. En 2006, les États-Unis (patrie de Monsanto et de Dupont) ont conclu des accords majeurs avec le Pérou et la Colombie, obligeant l’un comme l’autre à adopter l’UPOV 91. Les États de l’AELE ont fait la même chose en 2008 et l’UE (patrie de Limagrain) en 2012. En Amérique centrale, le même scénario s’est déroulé : Les États-Unis ont réussi à mettre en place en 2007 un Accord de libre-échange très important avec l’Amérique centrale, qui force tous les pays à adhérer à l’UPOV 91. L’AELE a fait de même l’an dernier.
- L’Afrique a récemment fait un pas de plus vers le renforcement des marché de semences propriétaires. Après dix ans de pourparlers, des Accords de partenariat économique (APE) ont été conclus entre l’UE et les pays d’Afrique subsaharienne en 2014. La plupart ne font « que » libéraliser le commerce des biens pour l’instant, mais ils contiennent également un engagement à négocier des normes de propriété intellectuelle communes avec Bruxelles. L’idée est que ces normes seront fondées sur ce que les États caribéens ont déjà accepté dans leur APE de 2008, à savoir l’obligation d’au moins considérer la possibilité de rejoindre l’UPOV. Ceci est un point important car jusqu’à présent, les États africains n’avaient aucune obligation d’adopter l’UPOV comme norme et ont réellement essayé de mettre au point leurs propres systèmes de protection des obtentions végétales. Et s’il est vrai que des organismes africains comme l’Organisation régionale africaine de la propriété intellectuelle (l’ARIPO, anglophone) et l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (l’OAPI, francophone) sont déjà en train de rejoindre l’UPOV, ce serait cette fois, dans le cadre des accords commerciaux avec l’UE, les pays eux-mêmes qui rejoindraient l’UPOV. À un peu plus long terme, l’harmonisation en Afrique se fait de l’intérieur, avec la fusion et la réunion des blocs commerciaux subrégionaux pour former une seule zone de libre-échange sur le continent, prévue en principe pour 2017. Cette évolution devrait provoquer en même temps une harmonisation interne des lois de propriété intellectuelle sur tout le continent, ce qui risque de resserrer encore davantage l’étau.
- L’Accord de partenariat transpacifique (TPP) est très probablement le plus effrayant des ALE en cours de négociation, si l’on considère les conséquences qu’il peut avoir sur les droits des paysans à contrôler les semences en Asie et dans les pays du Pacifique. Les États-Unis qui mènent les discussions avec 11 autres pays riverains du Pacifique ont en effet décidé d’employer la manière forte. Une fuite montre, dans un document de négociation de mai 2014, que les États-Unis réclament non seulement l’application de l’UPOV 91 dans tous les pays concernés par le TPP, mais aussi carrément le brevetage des plantes et des animaux. Nous ne savons pas encore si ces demandes apparaîtront également dans le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) qui est actuellement en cours de négociation entre les États-Unis et l’UE, car les textes ne sont pas à la disposition du public.
- Tandis que les limites de tout ce qui doit être privatisé ne cessent de s’accroître, les sanctions appliquées en cas de non-respect des normes se multiplient. Dans le cadre de nombreux ALE, les pays comme les États-Unis exigent que les agriculteurs qui enfreignent ces nouveaux droits de propriété intellectuelle sur les semences soient poursuivis au pénal, et non selon le droit civil. Dans certains cas, tels l’Accord économique et commercial global (AECG, ou CETA en anglais) récemment conclu entre l’UE et le Canada, un simple soupçon d’infraction peut faire saisir les biens d’un agriculteur ou geler ses comptes bancaires.
La mobilisation se durcit
La bonne nouvelle, c’est que les mouvements sociaux ne se laissent pas faire. Ils sont de plus en plus actifs, se font beaucoup entendre, deviennent plus hardis et mieux organisés. En 2013, les Colombiens de toutes classes sociales ont été choqués quand ils ont vu par eux-mêmes comment les ALE américains et européens pouvaient amener leur propre gouvernement à détruire brutalement des tonnes de semences qui avaient été conservées par des agriculteurs ignorants des nouvelles règles. L’indignation, arrivant au beau milieu d’une grève agraire nationale, a été si forte que le gouvernement a de fait accepté de suspendre temporairement la loi et de réexaminer la question directement avec les représentants des mouvements paysans.
En 2014, c’est au tour du Guatemala d’être bouleversé quand le grand public réalise que le gouvernement essayait de faire passer de force l’adoption de l’UPOV 91 sans véritable débat, à cause d’accords commerciaux comme le CAFTA. Les gens ont été furieux de voir que les communautés autochtones n’avaient pas été consultées, comme le veut la loi, surtout quand le but de cette loi, en fin de compte, est de remplacer les semences indigènes par les semences commerciales d’entreprises étrangères comme Monsanto ou Syngenta. Après des mois de pressions, le gouvernement a reculé et annulé la loi. Cependant, de même qu’en Colombie, le retrait n’a qu’une valeur temporaire, pendant que d’autres mesures sont en examen. Dans d’autres parties d’Amérique latine, au Chili et en Argentine par exemple, de nouvelles lois visant à mettre en place l’UPOV 91 et que les gens appellent souvent les « lois Monsanto » provoquent une résistance farouche et qui porte ses fruits parmi les mouvements sociaux.
De même, en Afrique, des vagues de protestation publique s’élèvent contre les régimes de protection des obtentions végétales que les pays sont aujourd’hui en train d’adopter. Au Ghana, une campagne très dynamique est lancée pour empêcher le pays d’adopter la législation UPOV 91.
Dans d’autres pays, des réseaux de mouvements civils tels que l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (ASAA), une coalition qui réunit des tendances très variées, introduisent des recours pour empêcher l’ ARIPO d’adopter une législation fondée sur l’UPOV et de rejoindre l’Union.
Les groupes de pression des grandes entreprises ont été trop loin dans leurs efforts de privatisation de ce que les gens considèrent comme un bien commun. Ils ne se sont pas limités aux semences. Le même processus se répète avec la terre, les minéraux, les hydrocarbures, l’eau, le savoir, l’Internet, et même certains microorganismes importants, comme la grippe aviaire il y a quelques années ou le virus Ebola aujourd’hui. Les populations réagissent pour empêcher que tout cela ne soit soumis au contrôle exclusif de quelques grandes entreprises ou des ministères de la défense. Un bon moyen de participer à cette lutte est de rejoindre les campagnes organisées pour mettre un terme aux nouveaux accords commerciaux comme le TTIP, l’AECG, le TPP et les ALE, et de faire abroger les anciens, comme les accords américains et européens passés avec le Mexique, l’Amérique centrale, la Colombie et le Chili. C’est dans les accords commerciaux que sont écrites bon nombre de ces règles et c’est là qu’il faut les effacer.
- Source : GRAIN