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Lundi, 23 Déc. 2024

Le canard boiteux regarde passer la caravane de la route de la soie

Auteur : Pepe Escobar | Editeur : Walt | Vendredi, 14 Nov. 2014 - 10h04

Il n’y a pas illustration plus éloquente de la direction que prend le monde multipolaire que ce qui ressort du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) à Pékin.

Regardez les photos officielles de plus près. La position de chacun en dit long, surtout en Chine, où la signification symbolique a une importance capitale. Regardez qui se retrouve à la place d’honneur, juste à côté du président Xi Jinping. Regardez maintenant où on a relégué le canard boiteux chef d’État de la nation indispensable. C’est vrai que les Chinois sont aussi passés maîtres dans l’art d’envoyer un message universel.

Quand le président Xi a pressé l’APEC de tirer ses marrons du feu de l’économie de l’Asie-Pacifique et du monde, ce qu’il voulait dire, indépendamment des décisions peu concluantes du sommet, c’est ceci :

1- Pékin ne va pas y aller de main morte pour promouvoir la zone de libre-échange de l’Asie-Pacifique (FTAAP), la vision chinoise d’un accord commercial tout compris où tous ressortent gagnants, qui encourage vraiment la coopération Asie-Pacifique, contrairement au partenariat transpacifique (TPP) initié par les USA et expurgé par les grandes sociétés, qui est loin de faire l’unanimité.

2- Le plan directeur vise la connectivité complète, pour reprendre les mots de Xi, ce qui implique la création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures; la conclusion d’un nouveau méga-contrat gazier entre Pékin et Moscou, cette fois par l’entremise du gazoduc Altaï reliant la Sibérie occidentale à la Chine ; et le déboursement déjà amorcé, par la Chine, de rien de moins que 40 milliards de dollars pour démarrer la construction de la ceinture économique de la Route de la soie et de la Route maritime de la soie du XXIe siècle.

Tout converge de nouveau vers l’offensive plurinationale la plus spectaculaire, ambitieuse et généralisée encore jamais menée en matière d’infrastructure : la mise en place de nouvelles et multiples Routes de la soie, qui forment un réseau complexe de trains à grande vitesse, de pipelines, de ports, de câbles à fibres optiques et d’équipement de télécommunication ultramoderne que la Chine est déjà en train de construire dans les pays de l’Asie centrale et dont les ramifications s’étendront à la Russie, à l’Iran, à la Turquie, à l’océan Indien et même jusqu’à Venise et Berlin, en Europe.

Pékin veut que l’interconnexion du rêve pour l’Asie-Pacifique de Xi s’étende bien au-delà de l’Asie de l’Est, en ayant les yeux rivés sur les échanges commerciaux paneurasiatiques, dont le centre névralgique sera bien entendu l’Empire du Milieu.

La campagne Développons l’Ouest a été officiellement lancée en Chine à la fin des années 1990. Les nouvelles Routes de la soie se veulent les versions turbos des campagnes Développons l’Ouest et Développons le Sud, axées sur l’expansion des différents marchés. Dans un proche avenir, l’Eurasie pourrait fort bien être parée d’une immense ceinture de soie chinoise, en copropriété avec la Russie sous certaines latitudes.

Votre guerre, vous la voulez chaude ou froide ?

Pendant que Pékin rêve, Noam Chomsky s’est exprimé ouvertement à propos d’une réaction en chaîne comme en 1914, entrainée par les bourdes catastrophiques de l’Occident qui pourraient rapidement échapper à tout contrôle et dont les enjeux sont, de nouveau, nucléaires. Moscou a une sainte horreur d’envisager cette terrible possibilité, ce qui explique pourquoi la Russie, malgré la provocation incessante des USA et les sanctions, fait preuve d’une retenue titanesque. Non seulement la Russie ne peut être isolée de la façon dont les USA s’y sont pris avec l’Iran, mais Moscou a aussi dénoncé le bluff des néoconservateurs américains en Ukraine.

Lors d’un discours crucial à la réunion du Club Valdaï à Sotchi, évidemment ignoré par les médias institutionnels occidentaux, le président Poutine a tiré les conclusions qui s’imposent. Les élites de Washington et Wall Street n’ont absolument aucune intention de permettre la moindre multipolarité dans les relations internationales. Ce qui reste, c’est le chaos. Cette question, je l’ai abordée sous différents angles pendant les années Obama et elle est au cœur de mon tout dernier livre.

Moscou est parfaitement au courant des interrelations complexes avec l’Europe, notamment l’Allemagne, et avec le Consensus de Washington dont l’étoile pâlit, mais qui reste influent. La Russie a toutefois en main la carte maîtresse qui en fait une puissance eurasiatique. En cas de pépin, elle pourra toujours pivoter vers l’Asie.

Gorbatchev avait tout à fait raison à Berlin quand il a souligné comment l’Otan s’est lancée dans une expansion sans limite vers l’Est, brisant du même coup la promesse que Bush père lui avait faite personnellement, et comment l’Occident, c’est-à-dire les USA et quelques vassaux européens, semble maintenant obsédé par le déclenchement d’une nouvelle guerre froide, en ayant transplanté (métaphoriquement) le nouveau mur de Berlin à Kiev.

Le pivot vers l’Asie de l’Est au détriment de l’Occident amorcé par Moscou est un processus se déployant à maints égards depuis des mois maintenant, au vu et au su de tous. On pourrait dévaster des hectares de forêt de plus pour expliquer sur papier comment ce résultat découle directement de la doctrine autoproclamée d’Obama en matière de politique étrangère, qui consiste à ne pas faire de conneries, et qu’il a baptisée ainsi à bord de l’avion présidentiel Air Force One au retour d’un voyage (un autre) en Asie en avril dernier.

Sur le plan énergétique, le Financial Times a vraiment dit n’importe quoi en qualifiant le nouveau méga-contrat gazier entre la Russie et la Chine de vengeance de Poutine. La Russie se tourne vers l’Est parce que c’est là qu’est la plus forte demande. Sur le plan financier, Moscou vient tout juste de mettre fin à l’arrimage du rouble au dollar US et à l’euro. Le dollar US a aussitôt chuté par rapport au rouble. Pour sa part, la VTB Bank a annoncé qu’elle pourrait quitter la bourse de Londres pour celle de Shanghai, qui est sur le point d’être reliée directement à celle de Hong Kong, qui attire d’ailleurs déjà des géants de l’énergie russes.

En faisant le rapprochement entre ces faits décisifs et le double contrat énergétique colossal transigé en yuans et en roubles, le portrait qui se dessine est celui d’une Russie qui s’emploie activement à se protéger contre toute attaque spéculative ou motivée politiquement lancée contre sa monnaie par l’Occident.

De toute évidence, le partenariat symbiotique et stratégique russo-chinois s’étend aux secteurs de l’énergie, des finances et (c’est inévitable) des technologies militaires. D’où la vente (d’une importance cruciale), par Moscou à Pékin, du système de défense antiaérienne S-400, puis du S-500 qui suivra.

Le S-500 peut intercepter tout missile balistique intercontinental ou missile de croisière américain. Quant aux missiles balistiques intercontinentaux russes, qui atteignent une vitesse de Mach 17 et qui sont dotés de la technique de mirvage, ils sont inégalables. Pour sa part, Pékin est en train de mettre au point ses propres missiles sol-mer capables d’enlever tout ce que la US Navy pourra rassembler, porte-avions, sous-marins et systèmes de défense antiaérienne mobile y compris.

Joindre la caravane qui passe

Du point de vue stratégique, Pékin et Washington sont aux antipodes de ce que j’ai appelé la naissance d’un siècle eurasiatique.

Pékin voit bien la lutte à mort livrée par Washington et Wall Street pour prolonger leur petit moment unipolaire. La Chine et le groupe des BRICS tendent vers ce que Xi définit comme un nouveau modèle de relations entre grandes puissances. Dans l’esprit de Washington et Wall Street, ce donnant-donnant cède sa place à c’est l’un ou l’autre, car les Maîtres de l’Univers autoproclamés croient qu’ils pourront toujours garder le butin pour eux parce que la Russie, puis la Chine, finiront par reculer pour éviter la confrontation. C’est l’aspect essentiel de la situation actuelle en Asie-Pacifique, qui ressemble quelque peu à celle de 1914 en Europe.

Avec le genre d’articles qui passe pour une analyse dans les milieux universitaires américains, qui s’ajoutent aux platitudes mythiques provenant du royaume des groupes de réflexion à courte vue auxquelles se cramponnent encore les élites de Washington et Wall Street, comme le rôle historique des USA en tant qu’arbitres de l’Asie moderne et principaux garants de l’équilibre des forces, faut-il s’étonner que l’opinion publique en Occident n’ait pas la moindre idée des répercussions qu’auront les nouvelles Routes de la soie sur la géopolitique de ce début du XXIe siècle ?

Un quart de siècle après la chute du mur de Berlin, les USA sont à toutes fins pratiques dirigés par une oligarchie. Du point de vue géopolitique, l’Europe est sans intérêt. La démocratie est devenue une parodie d’elle-même dans la majeure partie du monde occidental. L’impérialisme humanitaire et néoconservateur en Irak, en Libye, en Syrie et ailleurs a entraîné désastre après désastre. Le turbo-capitalisme financier est une bombe à retardement.

Il est vrai que la Russie et la Chine ne proposent pas de système de rechange, du moins pas encore. Mais pendant que les chiens de la guerre, de la haine et de l’inégalité aboient, la caravane sino-russe passe. La caravane vend l’intégration économique eurasiatique et non des bombes. Une véritable intégration Asie-Pacifique est peut-être encore un rêve diffus, mais ce que le sommet de l’APEC a de nouveau démontré très clairement, c’est l’implosion spectaculaire, au ralenti, de la domination géopolitique de l’ex-nation indispensable.


- Source : Pepe Escobar

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