Pourquoi la Russie n’a pas reconnu officiellement les élections dans le Donbass ?
Il y a peu, j’avais rédigé un article où j’expliquais la reconnaissance par Moscou des élections à la Rada suprême – élections particulières dans un pays divisé et en guerre – par le projet d’une reconnaissance analogue des élections cruciales du 2 novembre dans le Donbass. Force m’est de reconnaitre que je fis erreur. Après une brève période de déception, j’essayai d’en cerner les véritables raisons partant toujours du constat que la Russie soutenait les débuts de la jeune Novorossia.
Pour mieux comprendre comment la Russie a reconnu la Novorossia mais d’une manière non-officielle, il ne faut pas oublier qu’elle se trouvait dès le début de la crise ukrainienne entre le marteau et l’enclume. D’un côté, bien que le putsch de fin février ait été soigneusement préparé de l’extérieur, l’Ukraine n’en restait pas moins un Etat souverain libre de mener la politique qui lui convenait. Avec ou sans l’aide des brioches de Mme Nuland, des discours enflammés de M. BHL place Maïdan ou des promesses miroitantes de la baronne Ashton. D’un autre côté, la situation historiquement extraordinaire de l’Ukraine fait qu’une partie considérable de ce pays, en particulier son poumon économique, les régions de Donetsk et de Lougansk, est, de un, peuplées de populations russes à 60%, de deux, frontalière de la Russie.
Le Kremlin a donc été confronté dès le printemps à un dilemme très difficilement soluble : laisser massacrer les habitants russes /russophones du Sud-Est et tolérer par la suite une nouvelle zone d’occupation otanienne à sa frontière ou résister. Il fallait donc soit déployer des efforts diplomatiques titanesques en défiant les imprécations du couple UE-USA et en adoptant une politique plutôt attentiste, soit trancher le nœud gordien en optant pour une option militaire de type anti-blitzkrieg. Cette dernière aurait pu être envisagée tout de suite après le 2.11 si la Novorossia, une fois son indépendance acquise de facto, demandait l’aide de Moscou. Mais c’est précisément à ce stade que la Russie aurait été prise à partie par l’Occident qui arrive à « prouver », images non-identifiées et anachroniques à l’appui, que des colonnes militaires étaient sur le point de gagner Donetsk. Qu’en aurait-il été en cas de reconnaissance ? L’oligarchie occidentale dont les liens avec une certaine partie de l’oligarchie russe ne sont pas à démontrer aura alors contribué à déstabiliser une Russie assez affectée, malgré un grand nombre d’aspects positifs, par l’affaiblissement du rouble.
Mais il y a plus. La ligne de démarcation militaire (séparatiste par extension bien que le terme soit approximatif et plutôt péjoratif) passe il est vrai par l’axe Lougansk-Donetsk. Néanmoins, toute reconnaissance officielle précipitée de cette région ferait croire qu’Odessa, Marioupol et Kharkov (octroyées à l’Ukraine en 1922) sont livrées à l’abandon. Sans soutenir les oligarchies euro-bandéristes de Kiev, elles ne se soulèvent pas par crainte de répression. Comment se sentiraient leurs populations une fois les frontières de la Novorossia juridiquement fixées ? Plutôt livrées à leur triste sort.
Sur un plan diplomatique, il apparait ainsi compréhensible pourquoi Moscou s’est prononcé samedi dernier pour une médiation américaine dans la crise ukrainienne. Connaissant les prémisses de cette crise, on peut imaginer ce qu’il lui en a coûté. Ceci dit, il est tout à fait judicieux d’impliquer Washington dans le processus de pacification engagé dans la mesure où ses provocations deviennent automatiquement plus contrôlables.
Ces considérations énoncées, je donne la parole à M. Bruno Drweski, géopolitologue et directeur de publication de la revue La Pensée libre.
La Voix de la Russie. La Russie n’a pas reconnu officiellement les élections dans les RPD et RPL malgré le fait qu’elle les soutienne (les « respecte ») à part entière. Comment auriez-vous interprété cette décision ?
Bruno Drweski. Il y a sans doute plusieurs éléments à prendre en compte. Premièrement, ces Républiques se sont constituées sur un territoire qui faisait partie intégrante de l’Ukraine ce qui sur le plan du droit international pose un certain nombre de problèmes. Nous avons d’un côté le facteur de l’autodétermination, de l’autre, celui de l’intégrité territoriale. Il s’agit donc d’un double aspect légaliste fondamental qui se double du fait que la Russie est alliée avec la Chine qui elle est très sourcilleuse sur ce point. Il faut se rappeler que la Chine n’avait pas reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dont le statut était pourtant assez différent de celui du Donbass.
Par ailleurs, il me semble que la Russie a tout intérêt à ce que les choses évoluent dans l’ensemble de l’Ukraine. Dans ce contexte-là, on peut supposer que le Donbass pourrait jouer un rôle important dans la modification des rapports internes en Ukraine. On ne peut pas exclure que Moscou envisage cette stratégie ce qui expliquerait pourquoi ces deux Républiques n’ont pas été reconnues, tout au moins pour le moment. Ceci dit, il va de soi qu’elles sont appuyées puisqu’il s’agit d’un mouvement populaire massif que même les Occidentaux ne devraient pas nier dans la mesure où il est établi que les habitants du Donbass n’étaient pas satisfaits par les conséquences du Maïdan.
LVdlR. On a qui plus est l’impression que les oligarchies russes s’inquiétaient assez de l’ampleur que prenait ce mouvement populaire, probablement parce que les coordonnées civilisationnelles de la jeune République sont fondées sur un rejet total du système oligarchique …
Bruno Drweski. Effectivement ! Le mouvement du Donbass est dans une large mesure ouvrier, avant tout en vertu de la spécificité de l’économie locale tenant en grande partie au charbon et à l’acier. Cet aspect contrarie clairement les intérêts des oligarques ukrainiens. C’est sans compter que les oligarques russes ont eux aussi matière à réflexion avec cette évolution qui pour eux va dans un sens assez peu appréciable.
A cet égard, on voit bien que la politique générale du gouvernement russe depuis plusieurs années vise à « discipliner » les oligarques. On ne peut d’ailleurs pas exclure que les évènements du Donbass conditionnent l’opinion publique russe cela d’autant plus qu’il y a en Russie des divergences internes quant au système vers lequel le pays devrait s’acheminer sachant que le libéralisme pur et dur que l’on a testé après 1991 a été pour le moins un échec.
LVdlR. L’UE a annulé la signature de l’association économique avec l’Ukraine en se disant choqué par les évènements du Sud-Est – on fait mine de ne découvrir que maintenant les terribles exactions commises dans les régions concernées mais enfin, mieux vaut tard que jamais ! Est-ce que selon vous ce rejet (provisoire ?) de l’Ukraine par l’Occident pourrait marquer le début de la fin des opérations punitives dans le Donbass ?
Bruno Drweski. Vous avez raison de relever une certaine hypocrisie de la part des pays occidentaux parce que la réalité des exactions a surgi au grand jour dès le début des évènements, avant tout à Kiev et à Odessa, des exactions qui auraient dû pour le moins alerter les consciences des dirigeants européens qui en ces temps-là n’ont rien manifesté. Nous sommes en l’occurrence face à un prétexte. Comme il s’agit dans ce cas d’un accord d’association économique, d’autres paramètres entrent en ligne de compte. L’économie ukrainienne est dans un tel état que les grandes puissances de l’UE veulent bien qu’il y ait association sans pour autant s’engager à subir la charge économique que représente l’Ukraine. Ils ont donc facilement trouvé un prétexte après avoir fait un calcul peut-être plus correct qu’auparavant. Parallèlement, on pourrait y voir un moyen de pression sur Kiev pour qu’il aille « dans le droit chemin », c’est-à-dire dans le sens de la politique du FMI, de la politique de régression sociale à laquelle l’Ukraine est sommée de se soumettre et dont même les dirigeants issus du Maïdan devraient commencer à se demander si elle est réaliste.
Ainsi donc, aux pressions de l’UE pour que l’Ukraine se soumette aux règles du libéralisme dans sa forme pure et dure qui a porté des fruits véreux en Europe – on le voit à l’exemple de la Grèce et historiquement à l’exemple des républiques de l’ex-URSS après 91 – viennent s’opposer les désidératas de ceux qui ont pu croire au Maïdan comme à un mouvement social appelé à mettre fin aux injustices. Une certaine partie de la population y a véritablement cru malgré le caractère douteux de l’évènement vu l’identité des inspirateurs et des organisateurs de ce Maïdan.
Nous avons en somme un jeu qui rappelle celui du chat et de la souris entre les dirigeants occidentaux, les actuels dirigeants ukrainiens et l’écrasante majorité de la population ukrainienne qui n’ont pas forcément le même programme à l’esprit que celui qui est concocté à Bruxelles ».
- Source : Françoise Compoint