NPA et révolution bolivarienne : le jeu trouble de l’extrême-gauche française
Dans un dossier consacré à l’Amérique latine, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) dénonce le tournant « conservateur » pris par « les gouvernements progressistes sud-américains », et notamment la direction donnée à la révolution bolivarienne par Nicolás Maduro, le président du Venezuela.
Dans un article intitulé « Venezuela : les successeurs de Chávez contre les travailleurs », l’auteur [Pedro Huarcaya, NDLR] dénonce un certain nombre de mesures prises par le gouvernement vénézuélien et considérées par lui comme « contraires aux intérêts du peuple ». Il conclut l’article en invoquant la nécessité pour les Vénézuéliens de « dépasser cette direction qui s’affirme de plus en plus comme un adversaire », en rappelant « la capacité de résistance imprévisible des classes populaires » latino-américaines. À l’heure où, plus que jamais, « les successeurs de Chávez » sont attaqués par l’opposition vénézuélienne d’extrême-droite appuyée et financée par l’impérialisme, il semble important de répondre point par point à ces attaques lancées par un parti français se disant d’extrême-gauche et qui, lui aussi, appelle de façon à peine masquée au renversement d’un gouvernement sud-américain démocratiquement élu.
L’article en lui-même est habilement construit : une première partie dresse un historique en apparence impartial des évènements qui agitent le Venezuela depuis maintenant plus de quinze ans. La seconde partie est un plaidoyer contre le gouvernement de Nicolás Maduro, qui se conduirait de plus en plus comme un pouvoir oppresseur des classes populaires, en rupture avec la direction donnée par le défunt président Hugo Chávez. La conclusion pose la nécessité d’un changement de gouvernement. Dans cette montée en puissance argumentative, l’auteur déploie un certain nombre de « faits » pour aboutir, implacable, à cet appel à la sédition des classes populaires à l’encontre de la révolution bolivarienne. Analysons ces faits un par un.
La gauche française contre la géopolitique sud-américaine
Le premier grief soulevé par l’auteur concerne la politique étrangère du gouvernement vénézuélien sous « l’ère Chávez », c’est-à-dire son soutien à Kadhafi et à Bachar Al-Assad « en dépit des répressions sanglantes qu’ils perpétraient contre leur peuple ». Cette ligne de fracture entre la « gauche » française et les mouvements socialistes sud-américains n’est pas nouvelle. Alignés sur les positions de l’OTAN, la gauche et l’extrême-gauche française se font systématiquement les relais de la propagande médiatique mondiale en soutenant le renversement de régimes qui « oppriment leur peuple ». Or, tout démontre que ces régimes n’ont pas « opprimé leur peuple » mais qu’ils se sont défendus contre une attaque de l’OTAN, exécutée par djihadistes interposés. D’ailleurs, la situation en Libye est-elle meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’était avant les bombes de l’OTAN ? Où sont la liberté et la démocratie qui ont été promises à ces peuples ? Aussi introuvables semble t-il que les 200 milliards de réserves en dollars que possédait la Libye sous l’ère Kadhafi. De riche, ce pays est devenu endetté, puisqu’en plus de voir ses richesses pillées au nom des droits de l’Homme, il doit maintenant rembourser les bombes qui ont servi à ce hold-up ! La position du NPA et du Front de Gauche, analogue à celle de BHL, ne résiste pas à l’épreuve de la vérité. Les faits sont têtus et donnent raison à Hugo Chávez.
D’ailleurs, emprunts du racisme latent propre à la gauche de Jules Ferry, les pourfendeurs de la politique étrangère d’Hugo Chávez invoquent systématiquement son supposé « anti-impérialisme primaire », résumé par la phrase : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Avec ce simple adage, ils prétendent expliquer les rapports géopolitiques de l’Amérique du Sud avec le monde, comme si les dirigeants de ces pays n’étaient pas capables de fonder leurs positions sur autre chose qu’un raisonnement binaire. En réalité, bien loin d’être décidée avec légèreté, la politique étrangère d’Hugo Chávez correspondait à une vision géopolitique profonde et cohérente, construite autour de la promotion d’un monde multipolaire, voire même « multinucléaire », et sur la critique de la domination d’une hyper-classe sur le monde, laquelle domination se fonde sur la spoliation des richesses des Nations et sur la diabolisation de ceux qui y résistent. C’est ce que les Sud-américains appellent « l’anti-impérialisme ». Et le fait qu’Hugo Chávez ait nommé son ministre des Affaires étrangères, Nicolás Maduro, comme successeur à la tête du Venezuela démontre l’importance capitale que revêtait pour lui cette ligne géopolitique, indissociable de l’ensemble idéologique bâti par le défunt président vénézuélien et que l’on appelle le « chavisme ». Inutile donc d’applaudir son socialisme mais de dénoncer sa ligne géopolitique ou son nationalisme : ces trois éléments forment ensemble un tout indivisible.
L’épineuse question de la corruption
La seconde critique formulée par l’auteur concerne la corruption qui gangrène le Venezuela et notamment les hautes sphères de l’État, créant une catégorie de fonctionnaires supposément richissimes et que l’opposition a baptisée « la bolibourgeoisie ». Là, l’auteur semble découvrir l’eau chaude et s’indigne de cette corruption que tout État sud-américain, révolutionnaire ou non, a du mal à maîtriser tant les institutions en sont imprégnées depuis des siècles. Mais ici, l’auteur insinue que Nicolás Maduro protégerait, à l’ombre des instances étatiques, des hommes dont il serait de notoriété publique qu’ils sont corrompus. Et il désigne nommément Diosdado Cabello, président de l’Assemblée nationale, en tant qu’emblème de cette forfaiture.
Malheureusement, je n’ai pas en main les preuves dont dispose, je n’en doute pas, le militant du NPA pour dénoncer ainsi publiquement le haut dirigeant d’un pays étranger. Toutefois, je m’étonne du fait que l’opposition vénézuélienne, avec la toute-puissance médiatique qui est la sienne, appuyée par ses nombreux relais internationaux, n’ait pas brandi triomphalement ces preuves innombrables et irréfutables qui permettraient d’anéantir médiatiquement et donc politiquement ce gouvernement si corrompu. Il est clair que s’ils ne brandissent pas ces preuves, c’est qu’ils ne les ont pas. Et que même s’ils les avaient et qu’ils les brandissaient, eux en revanche ont démontré durant les longues décennies où ils étaient au pouvoir leur niveau extrême de corruption puisque c’est la manne pétrolière tout entière qu’ils détournaient à leur seul profit. Chose à laquelle, rappelons-le, la révolution bolivarienne a mis fin, même si des dirigeants vénézuéliens détournent probablement mais marginalement des capitaux.
Au fond, ce n’est pas le constat du mal causé à la société vénézuélienne par la corruption que je récuse, bien que j’eusse préféré que l’auteur en apportât la preuve dans le cas de Diosdado Cabello, mais c’est la conclusion qu’il en tire à la fin de son article : il faudrait changer de gouvernement. Comment peut-il croire en toute sincérité que les forces qui tireraient parti d’un tel renversement seraient moins corrompues que le gouvernement actuel ? Il est évident que le NPA a un positionnement qui est trouble, ou au mieux dangereusement naïf. Par ailleurs, je relève ici une contradiction fondamentale : la résolution du problème de la corruption – si tant est qu’il puisse être résolu à court/moyen terme – nécessiterait forcément de la part du pouvoir exécutif une politique beaucoup plus ferme, pour surveiller, débusquer et punir les fonctionnaires publics corrompus. La justice vénézuélienne, loin d’être irréprochable, devrait également faire l’objet de telles mesures de contrôle. Or l’auteur s’offusque déjà d’une concentration des pouvoirs au Venezuela ! Que dirait-il, et avec lui toute la « communauté internationale » dont les positions sont étrangement si proches des siennes, si une telle politique était mise en place ? J’entends déjà les cris de réprobation, les protestations outrées de toute la bien-pensance occidentale. Je lis déjà les gros titres dénonçant les « purges » au sein de l’appareil d’État vénézuélien, les « persécutions politiques » et le « non-respect de la séparation des pouvoirs » ! Donc l’auteur commet l’erreur de dénoncer à la fois le problème (la corruption) et sa solution (plus de fermeté). Il faut choisir.
La récupération d’un conflit salarial ancien
Car en effet, la troisième critique que celui-ci formule à l’endroit du gouvernement de Maduro, et qui illustrerait selon lui le « tournant conservateur », c’est d’avoir fait preuve d’autoritarisme en n’accédant pas aux exigences de l’un des syndicats qui défend les travailleurs de SIDOR. Pire, le gouvernement aurait « réprimé » une manifestation d’employés mécontents. SIDOR est une entreprise sidérurgique nationalisée en 2008 par Hugo Chávez. Elle est située sur le plateau vénézuélien de la Guyane. Il faut savoir que la production d’acier est un élément-clé dans la réussite – ou l’échec – de l’un des plus grands chantiers entrepris par le gouvernement d’Hugo Chávez et poursuivi par Nicolás Maduro : la grande mission logement « Vivienda Venezuela », qui s’est donnée comme objectif herculéen de sortir les Vénézuéliens des bidonvilles. Mais le syndicat de SIDOR, depuis la présidence d’Hugo Chávez, entend bloquer périodiquement la production d’acier pour des raisons salariales. En 2014, SUTISS, le syndicat qui appelle régulièrement à la grève, réclame au gouvernement le paiement rétroactif de 500 000 bolivars par travailleur (soit plus de 60 000 euros par tête, au taux de change officiel) correspondant à une « erreur » dans le calcul des primes depuis 5 ans. Soulignons, d’une part, que ce calcul avait été mal défini en 2008 par les syndicats et les dirigeants de l’entreprise publique et qu’il pouvait donner lieu à diverses interprétations (c’est là le cœur du conflit) et que, d’autre part, la direction de SIDOR a accepté le recalcul de ces primes à partir de 2013 ainsi que la plupart des avantages sociaux exigés par ce syndicat. Mais la direction de SIDOR, nommée par le président de la République, refuse la rétroactivité du versement des primes, qu’elle juge illégitime puisque l’ancien calcul avait été accepté par les syndicats.
Notons que si l’État versait l’entièreté de ce que le syndicat SUTISS réclame, cela correspondrait à une dépense approximative d’un milliard d’euros (60 000 euros multiplié par 15 580 travailleurs que compte l’entreprise). Ce montant représente une somme considérable que le syndicat refuse catégoriquement de revoir à la baisse. Cela peut effectivement laisser penser que les dirigeants de ce syndicat ne souhaitent pas trouver un terrain d’entente. Et cela explique également le champ lexical du gouvernement et notamment l’expression « mafia syndicale », prononcée il est vrai par Diosdado Cabello. Mais celui-ci était exaspéré, à tort ou à raison, par le comportement de ce syndicat auquel sont affiliés 2 000 travailleurs sur 15 580 et qui bloque à lui seul la production d’acier du pays, laquelle, en 2014, a atteint le niveau le plus bas de son histoire. Par ailleurs, contrairement à ce que laisse entendre l’auteur de l’article, il n’y a pas de « rupture » avec la direction donnée par Hugo Chávez, qui déclarait en 2011 sur cette question délicate :
« Vous bloquez la production d’acier, vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Si vous voulez, brûlez tout, moi, je ne travaille pas comme ça. Je ne gouverne pas sous le chantage ! Je ne vais pas gouverner comme ça ! Je ne suis pas venu ici pour qu’on me fasse du chantage, y compris par des gens qui disent me soutenir ! Soit tu es avec moi, soit tu es contre moi ! »
La foule scande : « C’est comme ça qu’on gouverne ! »
On le voit ici clairement, Hugo Chavez n’était pas non plus spécialement disposé à accéder aux requêtes extravagantes du syndicat SUTISS. En 2012, il déclarait encore au sujet de ce conflit :
« L’intérêt des travailleurs, pour nous, est sacré. Mais il y a autre chose qui est sacré : c’est l’intérêt national, l’intérêt populaire, l’intérêt de la révolution. »
Ainsi, il n’y a pas de « droitisation » du gouvernement vénézuélien. Il y a simplement un conflit salarial qui dure depuis plusieurs années et qui ne trouve pas d’issue en raison de l’attitude irresponsable de certains dirigeants syndicaux. L’auteur de l’article parle à raison de démocratie. Mais dans quel camp est la démocratie ? Dans celui de dirigeants syndicaux qui mettent en péril un processus de libération nationale pour une question de primes non-concédées par l’État, ou dans celui d’un président démocratiquement élu au suffrage universel par des millions de Vénézuéliens ? Rappelons également, car c’est fondamental, le rôle central qu’avait joué en avril 2002 le syndicat des travailleurs CTV dans le coup d’État contre Hugo Chavez et qui explique la méfiance actuelle du gouvernement vénézuélien à l’égard de ce mouvement syndical.
Pour conclure, les trois arguments principaux invoqués par le NPA pour se désolidariser publiquement de la révolution bolivarienne sont contestables. Précisons que l’article est émaillé de ce que, dans le doute, nous appellerons des « erreurs », comme par exemple l’affirmation selon laquelle le gouvernement vénézuélien aurait comme projet de privatiser l’entreprise CITGO, un réseau de pompes à essence couvrant les États-Unis : une filiale de PDVSA. Nicolás Maduro déclarait exactement le contraire, un mois avant que ne soit diffusé l’article du NPA :
« Le Venezuela va continuer de renforcer CITGO, renforcer nos investissements, que personne n’ait de doutes là-dessus. »
Au fond, cet article en dit plus long sur le NPA que sur le Venezuela. En hébertistes des temps modernes, ces militants attaquent les hommes qui assument devant l’histoire la réalité complexe et périlleuse du combat contre l’Empire. Car en définitive, en tant que militaire, nationaliste, chrétien et anti-impérialiste conséquent, Hugo Chávez ne pouvait objectivement recueillir les suffrages sincères d’une « gauche radicale » française totalement dévoyée qui, obligée de le soutenir hypocritement en raison de son aura révolutionnaire, combat en réalité chaque jour les valeurs qu’il portait aux nues de son vivant. Le lecteur ne sera pas étonné d’apprendre qu’au Venezuela, l’extrême-gauche, représentée entre autre par un groupuscule nommé Bandera Roja, se trouvait à la tête de la manifestation d’avril 2002, aux côtés de la centrale syndicale des travailleurs, laquelle manifestation violente conduisit au renversement anticonstitutionnel du président vénézuélien. Mieux, ces ultras tentèrent d’assassiner Hugo Chávez en raison de son « autoritarisme », juste avant la rébellion armée du 4 février 1992 qui le fit entrer dans l’Histoire. Laissons sur ce sujet sensible la parole à Hugo Chávez lui-même :
« Par la suite, en prison, nous avons découvert qu’avant la rébellion du 4 février 1992, on avait tenté de m’assassiner. Cela devait se produire trois mois auparavant, en décembre 1991. Le mouvement avait été infiltré par certaines organisations d’extrême-gauche – qui maintenant sont d’extrême-droite –, des groupes qui ont toujours été des mercenaires, certains provenant de Bandera Roja, les hommes de Gabriel Puerta Aponte et d’autres. Bandera Roja avait infiltré le mouvement dans le dos des commandants. Ils influençaient les officiers subalternes, les capitaines et un groupe de sergents, pour qu’ils ne reconnaissent pas notre leadership. Je refusais de les inclure dans le commandement. Nous avions des informations sur leurs tendances et nous savions qu’ils encourageaient tout un secteur des forces armées à lancer une rébellion contre nous, avec l’idée de prendre le contrôle de la rébellion. Lorsque nous avons détecté l’infiltration, nous l’avons combattue de toutes nos forces. »
En combattant les principes qui définissent la révolution bolivarienne – c’est-à-dire le nationalisme, le socialisme et l’anti-impérialisme – le NPA et avec lui toute la gauche « radicale » française ne jouent-ils pas en France le même rôle que Bandera Roja au Venezuela ? Au vu de la convergence de leurs luttes, le doute est permis.
- Source : Vincent Lapierre