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Lundi, 23 Déc. 2024

Un calife dans un labyrinthe de miroirs

Auteur : Pepe Escobar | Editeur : Walt | Mercredi, 22 Oct. 2014 - 13h46

Il est invincible. Il coupe des têtes. Il fait de la contrebande. C’est un conquérant. C’est l’ultime touche-à-tout. Aucun missile Tomahawk ou Hellfire ne peut l’atteindre. Il arrive toujours à ses fins : à Kobané, dans la province d’Anbar, avec la maison des Saoud (qu’il veut remplacer) pour nuire à Poutine (qu’il veut décapiter), au moyen d’une baisse du prix du pétrole.

S’il s’agissait d’un remake de ce film noir classique qu’est La Dame de Shanghai d’Orson Welles, l’avocat (américain ?) et la femme fatale (chiite ?) seraient tous les deux tués dans la scène des miroirs. Mais le calife de l’État islamique survivrait comme un Orson Welles plus grand que nature, libre de rôder, de piller et de déclamer « embrasse le soleil levant pour moi », qui illuminerait de ses rayons ce bon califat établi en Syrak sur les cendres des accords Sykes-Picot.

Il progresse à grands pas dans la province d’Anbar. Les brutes du calife se rapprochent d’Abou Ghraib, rien de moins, cet ancien quartier général de la torture de Double You, Dick et Rummy. Ils ne sont qu’à 12 km de l’aéroport international de Bagdad, donc pratiquement en mesure d’abattre un avion de passagers avec un missile sol-air porté à l’épaule MANPADS. Les vols de la Emirates n’ont toutefois rien à craindre. Après tout, ce sont des commanditaires de confiance.

Hit, dans la province d’Anbar, fait dorénavant partie du califat. Les forces de police et le commandement opérationnel ont presque totalement perdu le contrôle de Ramadi. Le calife exerce maintenant son emprise sur l’axe crucial formé par Hit, Ramadi et Falloujah, la route 1 entre Bagdad et la frontière avec la Jordanie, ainsi que la route 12 entre Bagdad et la frontière avec la Syrie.

Les brutes du calife sont en train de soumettre rien de moins que toute la fameuse ceinture de Bagdad, l’ancien triangle de la mort, ainsi nommé pendant la période pure et dure de l’occupation américaine en 2004. Petit message à Donald Rumsfeld : les vestiges dont vous parliez, ils sont de retour en force. Ce sont même eux qui mènent.

Ramadi et Falloujah en sont réduits à un amas d’écoles, d’hôpitaux, d’habitations, de mosquées et de ponts bombardés. Les quartiers résidentiels sont pratiquement déserts. D’après les Nations-Unies, il y aurait au moins 360 803 personnes déplacées à l’intérieur de la province d’Anbar, auxquelles s’ajoutent 115 000 autres dans les territoires conquis par le calife. Au moins 63 % des 1,6 million de personnes vivant dans la province sont considérées comme étant dans le besoin. Leur accès minimal à l’eau, à la nourriture et aux soins de santé a de quoi faire dresser les cheveux sur la tête, et elles reçoivent peu ou absolument pas d’aide humanitaire de la part de cette pure fiction qu’est la communauté internationale. L’ambassadrice américaine à l’ONU, Samantha Power, n’invoque pas non plus à pleins poumons la responsabilité de protéger (R2P).

Comment se fait-il que le scénario de Domination tous azimuts du Pentagone n’ait pas prévu cela ? Rien ne leur a échappé bien sûr. Sauf qu’ils s’en balancent. A l’occasion, le Pentagone déploie des hélicoptères AH-64 pour attaquer une partie des brutes du calife à Ramadi et à Hit. Mais ils sont facilement à portée des sytèmes de défense anti-aérienne portables. Ils restent donc stationnés à l’aéroport international de Bagdad et leur seule mission est d’assurer la protection de l’aéroport. Pourquoi se soucierait-on des dommages collatéraux locaux parmi les civils ?

Mariage de déraison

Le calife progresse aussi à grands pas à Kobané, qui était jusque-là la troisième ville en importance du Kurdistan syrien, au nord-est. Un autre exode aux proportions bibliques touche au moins 300 000 réfugiés, dont 180 000 ont pris le chemin de la Turquie.

Le calife bénéficie de l’aide indirecte du sultan (ou de l’autre calife), le président turc Tayyip Erdogan. À Téhéran, on est furieux (et pour cause !), car on voit bien qu’il s’agit d’une nouvelle trahison contre les Kurdes, fomentée par l’Occident et la Turquie. Il est évident que le sultan Erdogan ne fait rien, pour mieux serrer la vis au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et au Parti de l’union démocratique (PYD) des Kurdes syriens. Mieux vaut les laisser mourir, car s’ils repoussent le calife, ils seront assez forts pour menacer la domination turque sur de larges pans de l’Anatolie peuplés essentiellement de Kurdes. La seule chose que le sultan Erdogan appuie, ce sont les bombardements inoffensifs de la coalition des poltrons insignifiants formée par le Pentagone.

Quiconque croit les dires du commandement central des USA, qui prétend que des avions de chasse de la maison des Saoud et des Émirats arabes unis font des raids aériens dans la périphérie de Kobané, mérite un billet aller seulement au pays d’Oz. Comme si ces clowns pouvaient déployer des bombes de précision et des spécialistes du pointage laser. D’abord, le Pentagone ne dispose d’aucune source de renseignement sur place, pas le moindre opérateur capable de pointer un laser sur une cible. Résultat : la coalition arrive à peine à toucher de temps à autre un des 25 chars d’assaut déployés autour de Kobané ou une des 2 000 jeeps Humvee entassés dans une vallée depuis presque deux semaines maintenant.

Sauf que la coalition arrive sans peine – ô miracle ! – à frapper l’infrastructure de l’État syrien, comme des installations de production d’énergie. En juin, l’excuse officielle du Pentagone était « nous n’avons pas d’armada de drones en Irak ». Aujourd’hui, aucune excuse ne peut expliquer comment les drones, capables de lire l’avertissement Fumer tue ! sur un paquet de Marlboro, n’arrivent pas à atteindre les possessions du calife à Kobané, tout comme dans la province d’Anbar d’ailleurs. C’est à la fois de l’incompétence et de la négligence. C’était tellement plus facile de frapper les fêtes de mariage au Waziristan. D’autant plus que personne n’y prêtait attention.

Au même moment, les brutes d’Erdogan ont décrété un couvre-feu dans toutes les principales villes du sud-est de l’Anatolie, allant même jusqu’à abattre des manifestants kurdes pacifiques. Quinze millions de Kurdes ne peuvent pas tous avoir tort. Erdogan souhaite que Kobané tombe. La Turquie demeure à toutes fins pratiques la principale plaque tournante logistique des brutes du calife. Le sultan se sert des troupes du calife, comme armée par procuration pour écraser les Kurdes.

Les conditions imposées par le service du renseignement militaire turc au chef du Parti de l’union démocratique kurde (PYD), Salih Muslim, qui était venu demander de l’aide, sont on ne peut plus claires : abandonner tout espoir d’autodétermination pour les Kurdes syriens, abandonner toutes les villes et les régions autonomes, laisser les Turcs établir une zone d’exclusion aérienne tampon à l’intérieur du territoire syrien.

Il serait très étonnant que l’administration Ne pas faire de conneries/Nous n’avons pas de stratégie Obama décrète que Erdogan doit partir. D’autant plus que ce duo pathétique formé de la conseillère à la Sécurité nationale Susan Rice et de son adjoint Ben Rhodes n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe.

Objectif zone verte !

Téhéran, pour sa part, a clairement évoqué le jeu perfide d’Erdogan. Le sultan sait fort bien que les énormes bombardiers B-1B survolant Kobané ne servent strictement à rien, pendant que les brutes du calife poursuivent leur avance par l’envoi massif de véhicules piégés. Des troupes au sol seront nécessaires. La Turquie, qui est membre de l’Otan, impose sa condition : un changement de régime à Damas, ou du moins son prélude, qu’est l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne tampon au-dessus de la Syrie.

Dans son ensemble, la situation demeure la même. Le sultan Erdogan et la maison des Saoud veulent un changement de régime à Damas (Erdogan rêve d’une marionnette sunnite au service d’Ankara, les Saoudiens veulent un combinard wahhabite). Israël se frotte les mains joyeusement. Ce serait encore mieux avec cette prime : l’attaque du nouveau gouvernement irakien que soutient encore l’Iran, dans la zone verte établie par les Américains. La vérité, c’est que Ne pas faire de conneries, c’est laisser le Conseil de coopération du Golfe, la Turquie et Israël se servir de Washington pour faire valoir leurs priorités, qui sont assez explicites.

Le sultan Erdogan, en sa capacité de chef mafieux, semble avoir appris une chose ou deux du film Les Affranchis de Martin Scorsese. Il soutire le maximum de l’équipe Ne pas faire de conneries, qui est en déroute. Le sultan voit déjà des bottes turques fouler glorieusement le sol syrien dans le cadre d’une intervention humanitaire de l’Otan, en bénéficiant de la protection de celle-ci, en tant que pays membre. Le nouveau secrétaire-général de l’Otan, l’ancien Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg, s’est récemment rendu à Ankara. L’Arabie saoudite a déjà voté en masse en faveur de la zone d’exclusion aérienne tampon. Même son de cloche du côté du général François Hollande, ce faux-fuyant pitoyable qui fait office de président en France.

Une fois encore, c’est Téhéran qui vient à la rescousse. Le ministère des Affaires étrangères a dûment annoncé que l’Iran était prêt à libérer Kobané des brutes du calife (il en a la capacité), si Bachar Al-Assad le demande. C’est comme ça qu’on déplace les pièces sur un échiquier. L’Otan se retrouve sans la moindre excuse pour monter une invasion de la Syrie, peu importe ce que concocte le chef mafieux Erdogan.

Opération Pas touche à ma Toyota

Le calife gagne aussi beaucoup en faisant saigner à blanc le Pentagone. La moindre frappe américaine contre ses brutes, à l’aide de F-15, de F-16 ou de F-22, peut coûter jusqu’à 500 000 dollars US. Le Pentagone vient d’ailleurs de révéler que, depuis juin, il a dépensé pas moins de 1,1 milliard de dollars dans sa lutte contre le calife.

Qu’est-ce que cela rapporte ? Pratiquement tout ce qui est détruit par les bombardements américains a été fabriqué aux USA, remis à l’armée irakienne et capturé comme il se doit pendant l’offensive du calife. Voila donc l’Empire du Chaos qui dépense une fortune, à même le Trésor américain, pour détruire des chars, des jeeps Humvee et d’autres matériels déjà payés par les contribuables des USA. Ces derniers fulminent. D’où l’opération Pas touche à ma Toyota.

En outre, le Pentagone ne sait pas du tout quoi faire pour amener les forces rebelles par procuration constituées par Obama à combattre le calife (sans soldats ou Marines sur le terrain, mais seulement des wahhabites fanatiques et des mercenaires de diverses tendances).

En partant, ils n’ont pas la moindre d’idée de ce qu’est un rebelle modéré. Les agitateurs doivent être soumis à une enquête, puis sont envoyés en Arabie saoudite (Tiens donc !) pour y suivre un entraînement. Là-bas, le gars aux commandes sera un grand manitou des opérations spéciales (Qui d’autre ?), le major-général Michael Nagata. Même dans le scénario le plus optimiste, le Pentagone ne pourra déployer son armée de rebelles modérés en Syrie avant l’été 2015.

Il y a de belles bouteilles de Château Margaux à parier que tous ceux qui vont acquérir le savoir-faire nécessaire en matière d’armement Made in USA vont finir par être capturés par les brutes du calife. Le même sort attend les rebelles fiables qui fournissent des renseignements de sécurité sur le terrain.

Mais le véritable chef-d’œuvre dadaïste, c’est, sans contredit, que le Pentagone commencera par demander poliment à ces rebelles de ne plus penser à se débarrasser d’Assad, et de combattre le calife à la place. Pour un certain temps du moins. Revenons à Jens Stoltenberg, le nouveau dirigeant de l’Otan : « L’année prochaine, lors d’une réunion ministérielle, nous prendrons des décisions en ce qui concerne ce qu’on appelle le fer de lance, mais, même avant qu’il ne soit créé, l’Otan dispose d’une armée puissante après tout. Nous pouvons la déployer partout où nous le voulons ». Pourquoi pas en Syrak alors, monsieur le dur à cuire ?

Si tout cela ressemble à s’y méprendre à une intrigue tirée directement de la populaire série The Blacklist, c’est parce que c’est le cas. Pourquoi ne pas demander à Red (James Spader) de combattre le calife ? À moins que Red ne soit le calife ? Il prétend combattre contre lui-même et il gagne, ostensiblement. Revenons maintenant à La Dame de Shanghai : « Te tuer, c’est me tuer moi-même ». Mais qui pourrait bien souhaiter la mort du calife, sachant le succès commercial phénoménal qu’il remporte indiscutablement ? 


- Source : Pepe Escobar

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