La suppression des notes à l'école est programmée
À la mi-septembre, je me suis rendu Rue de Grenelle, à la demande du ministère qui souhaitait m'interviewer sur la douloureuse question de l'évaluation - celle des élèves, bien sûr, le ministre n'est pas assez suicidaire pour se pencher sur celle des enseignants. M'interviewer ou se procurer à bon compte - les frais de déplacement sont à la charge des invités - une caution "réactionnaire", puisque c'est ainsi que m'identifient les têtes creuses du ministère et de la pédagogie réunis.
Ambiance cordiale et malentendu global
J'ai donc été reçu par le conseiller chargé du problème (c'est l'évaluation le problème, mais j'ai vite compris que c'était aussi ma pomme), une certaine Agathe C. qui, beauté des coïncidences, est une ancienne élève de la section BL du lycée Thiers, celle-là même où j'enseigne. Cela nous a permis d'évoquer les figures tutélaires de l'équipe, et de commencer bille en tête en constatant que pour une ancienne élève de prépa, un lieu où la note sévit de façon magistrale et souvent violente, elle ne paraissait pas "trop matisé", si je puis ainsi m'exprimer. Et son passage à l'ENS et à l'ENA (ça ne la frustre pas, d'avoir plus de diplômes et de compétences qu'un ministre qui a échoué deux fois au concours d'entrée de l'ENA ?), autres lieux de la sélection épouvantable de l'école bourgeoise, ne l'a pas trop marquée non plus.
- Pourquoi diable, ai-je innocemment demandé, priver les élèves à venir du bienfait d'une évaluation chiffrée qui vous a si bien profité ?
La réponse fut diffuse - la jeune femme parle couramment le sabir émollient du ministre : je plaidais la liberté des enseignants et l'intérêt des élèves, elle jargonnait les idées reçues des pédagogues du SGEN et des Cahiers pédagogiques, assaisonnées de considérations électoralistes sur la nécessaire présence des parents. Ce fut long, sympathique et stérile.
Des conclusions écrites par avance
Mercredi 8 octobre s'est donc tenu un Conseil supérieur de l'éducation, cette instance d'enregistrement des décisions ministérielles où les syndicats viennent faire de respectueuses remontrances - et certains les firent. Il en est sorti la liste d'un jury de personnalités qualifiées (qualifiées par qui, on le sait, mais pour quelles compétences, on l'ignore) où les enseignants sont minoritaires ; mais ceux qui y sont se sont fait remarquer par leur laxisme ou leur engagement dans des expérimentations pédagogiques dont ils ne sont jamais les victimes, le rôle étant dévolu à des élèves pris en otages. L'un d'eux a été récemment décoré par le ministre. Un autre milite dans une Fondation dont le même ministre est membre de droit. On n'est jamais aussi bien servi que par des gens serviles.
Le Snes avait prévenu : "Il ne faut pas se tromper de débat et faire porter à l'évaluation chiffrée le chapeau de la difficulté - voire de l'échec scolaire - alors que dans le même temps l'évaluation par compétences et le livret de compétences seraient parés de toutes les vertus pour faire réussir les élèves." Sollicité pour cet article, il n'a pas répondu. Le SNALC est le seul syndicat à avoir manifesté clairement sa stupéfaction devant un processus prévisible mais néanmoins arbitraire. Il a décidé de se retirer de cette délibération aux conclusions pré-rédigées. FO est aux fraises, comme toujours, et le SGEN et le SE-UNSA aux ordres. Tout va bien, on tente de brusquer les événements avant le retour inéluctable d'une droite vengeresse aux affaires en 2017. Comme si on voulait produire de l'inéluctable avant le cataclysme dont on est par ailleurs responsable.
Ce que la Toile compte de commentateurs compétents ne s'y est pas trompé. Mais les Cahiers pédagogiques, le bras armé des Sciences de l'éducation, saluent l'initiative du ministre et le choix des intervenants. Nous voilà donc sauvés.
Tout était déjà écrit. Après tout, le primaire, où les notes ont disparu depuis vilaine lurette, avait montré la voie. Et Florence Robine, patronne de la DGESCO, le bras armé du ministère, avait indiqué par avance l'axe de réflexion/décision du ministre. Plus question de tri ou de sélection : pour faire réussir tous les élèves, y compris ceux - et leur nom est légion - qui n'ont aucune base, il suffit de briser les thermomètres - en l'occurrence de noter systématiquement autour de 10. Ou, mieux, de supprimer les notes. Et de se contenter d'évaluer des compétences selon deux critères : "acquis"/"en cours d'acquisition". "Non acquis" est une appréciation à éviter, tant elle risquerait de heurter la sensibilité de violette des cancres et des rejetons des pédagos. Ou de donner aux autres élèves et à leurs parents une juste indication des problèmes en cours.
Quelqu'un s'étonne-t-il que pendant ce temps le privé fasse recette et en soit à refuser des élèves ?
Qu'est-ce qu'évaluer ?
Autant le répéter : on ne note pas un élève, mais une performance ponctuelle. On a une note, on n'est pas cette note. Admettons pour la beauté du raisonnement que quelques enseignants, débordés par la chaude ambiance qui règne dans les collèges, utilisent parfois les notes comme moyen de pression : ils n'ont rien d'autre, maintenant que Najat Vallaud-Belkacem a décidé de renoncer aux redoublements, comme nous l'avons vu précédemment.
Dans un monde soumis à la compétition la plus sévère, où les performances (sportives, par exemple) sont l'objet de toutes les attentions, le ministre décide unilatéralement, en s'appuyant sur un comité Théodule plein de béni-oui-oui, de supprimer ce qui permettait encore aux parents les moins informés de suivre les progrès ou les difficultés de leur enfant.
Après moi, le déluge
Cela permettra à Najat Vallaud-Belkacem de se faire inviter dans quelques émissions - j'ai bien compris, au terme de mon entretien au ministère, qu'il ne s'agit jamais, au fond, que de faire parler de soi, parce qu'ils croient tous qu'un ministre absent du buzz, comme on dit, est un ministre mort. Alors n'importe quoi, pourvu qu'on en cause dans les gazettes. Cet article même doit plaire à Agathe C. et à Najat Vallaud-Belkacem. Et de ce monde d'apparences et de faux-semblants, ce sont encore une fois les élèves qui sont les dindons de la sinistre farce.
Cette commission n'est jamais qu'un amuse-peuple, en ces temps où toute réévaluation (pourtant si nécessaire) des salaires est décrétée impossible, et où les gardiens du temple de la pédagogie interdisent qu'on revoie les programmes dans le sens de l'exigence. Et comme le SNALC pré-cité, j'appelle humblement Étienne Klein, vrai scientifique chargé de patronner cette sinistre farce, et qui en tant qu'ancien élève de Centrale-Paris doit savoir ce qu'est une vraie évaluation, à démissionner de la présidence de ce jury de fantoches et de fantasmes. Il se le doit, il nous le doit.
P.S. Mes récents articles sur l'affaire du tchador qui a secoué l'IEP d'Aix-en-Provence et le monde de la laïcité m'a valu une réponse sur un site salafiste remettant en cause mon droit à enseigner. J'ai dû viser juste là où ça fait mal. Tant mieux. J'en parle par ailleurs.
- Source : Jean-Paul Brighelli