Kobané : double jeu turc…
« La terreur ne sera pas stoppée tant que nous ne coopérerons pas en vue d'une opération terrestre », vient de s'émouvoir le président turc Recep Tayyip Erdogan qui plaide désormais pour « une intervention militaire au sol »... Malgré cette déclaration enflammée et le feu vert de son parlement il y a cinq jours, la présidence turque répugne à engager la moindre opération militaire contre les jihadistes de Dae'ch qu'elle arme et finance depuis l'automne 2011.
L'abandon aux jihadistes de la ville Kobané est emblématique du double discours d'Ankara qui conditionne son intervention à la création d'une zone tampon et d'exclusion aérienne (semblable à ce qui fût instauré en Libye par la résolution 1973 des Nations unies), ainsi qu'à la formation militaire des rebelles syriens « modérés », comme l'a rappelé le premier ministre turc Ahmet Davutoglu sur CNN, lundi dernier. La Turquie essaie de faire passer le message qu'elle ne fera rien à Kobané si elle n'obtient pas l'engagement de la coalition internationale et surtout des États-Unis qu'ils viseront aussi le régime de Bachar al-Assad. Ce chantage explique la non-intervention et le double jeu d'Ankara : aider les Kurdes d'Erbil et de Kirkouk qui vendent leur pétrole à bas prix tout en laissant massacrer les Kurdes de Syrie parce qu'ils ont l'impudence de ne pas s'être révoltés contre Bachar al-Assad…
Paris, dont la participation à la Coalition demeure très symbolique - deux frappes aériennes en trois semaines -, a, semble-t-il, décidé d'adopter une posture équivalente à celle d'Ankara. D'un côté, Laurent Fabius affirmait, mardi devant la représentation nationale, que « tout doit être fait pour que les terroristes de Dae'ch soient stoppés et repoussés »… « Tout », mais quoi au juste ??? D'un autre côté, au Quai d'Orsay - où l'on refuse toujours de recevoir les forces démocratiques kurdes -, on justifie l'abandon de Kobané par « la répartition des tâches entre les pays membres de la coalition ». Quelle efficacité ! Autre argument invoqué, le choix des partenaires syriens « jugés fréquentables ». Vendredi dernier le porte-parole du ministère des Affaires étrangères affirmait sans rire : « pour nous, l'interlocuteur qui peut lutter sur le terrain le plus efficacement contre Dae'ch comme contre Bachar Al Assad, c'est la Coalition nationale syrienne ». Proprement hallucinant ! A ce jour, le Coalition nationale syrienne, qui n'a cessé de donner le triste spectacle de ses luttes intestines, de sa corruption et de sa non-représentativité, n'entretient quasiment aucun lien avec les principales formations de la rébellion armée syrienne.
Les amis de mes ennemis sont mes amis.
Indécrottable, Paris inscrit toujours le départ de Bachar al-Assad en tête de ses préoccupations proche-orientales, bien avant la neutralisation des jihadistes de Dae'ch et d'Al-Nosra. Il n'y a pas si longtemps du reste, Laurent Fabius n'osait-il pas dire que « les gars d'Al-Nosra font du bon boulot… » Rappelons que Nosra, c'est tout bonnement Al-Qaïda en Syrie. Ses activistes seraient-ils devenus plus fréquentables que le régime de Damas ? Lorsqu'on demande à nos autorités qui arment la rébellion syrienne dite « modérée », ce que recouvre exactement et concrètement cette expression, les réponses demeurent des plus fumeuses, d'autant que des sympathisants d'Al-Nosra étaient reçus, il y a quelques mois, à l'Assemblée nationale… On hallucine encore et en clair devant cette option visant à « dégager » prioritairement Bachar al-Assad avant de « dégager » les « barbares » de l'Etat islamique ! Dans le même temps, on apprend que les services français tentent de reprendre langue avec leurs homologues syriens pour mieux gérer le retour au pays des jihadistes d'origine française. Quelle cohérence !
Sur le terrain, les Kurdes de Kobané ont mené une résistance autant héroïque que désespérée contre les jihadistes de Dae'ch sans obtenir beaucoup de soutien aérien et terrestre. Il est vrai que leur chef Barhoum avait rejeté les exigences turques d'installation de têtes de pont devant servir à des opérations contre l'armée gouvernementale syrienne. Bref, on nous rejoue la comédie libyenne : la « responsabilité de protéger » les populations civiles pour mieux mener des opérations de changement de régime… On connaît le résultat ! A 150 kilomètres d'Alep et 30 kilomètres de la frontière syrienne, Kobané constitue un verrou stratégique qui commande l'accès à une cinquantaine de localités syriennes. Inutile de préciser l'importance de la maîtrise de cette région pour la suite des opérations militaires engagées en Syrie.
Petits calculs
Enfin, de bonnes sources, on peut dire que Washington cherche clairement à punir le parti de gauche de l'Union démocratique du Kurdistan (PYD) qui a toujours refusé de collaborer avec la Coalition nationale syrienne qu'adore tellement Laurent Fabius. Les Kurdes de Syrie ont toujours globalement rejeté les ingérences occidentales en Syrie pour renverser Bachar al-Assad et leurs supplétifs parisiens (les sœurs Kodmani et ce pauvre Buran Ghalioun). Très proche de son homologue de Turquie - le PKK -, le PYD se garde depuis toujours de toute ingérence turque et islamiste dans sa grande région, le long de la frontière syro-turque aux abords d'Alep. Ankara qui détient toujours le chef du PKK cherche toujours à détacher les Kurdes d'Irak de leurs compatriotes d'Iran, de Syrie et de Turquie. L'abandon des habitants de Kobané s'inscrit malheureusement dans les circonvolutions de ce plan turc qui bénéficie de l'aval de Washington et, dans une moindre mesure, de Paris.
Malheureusement encore, Kobané a fait les frais des petits calculs d'Ankara et de Washington préférant la présence des jihadistes de Dae'ch à une influence durable d'un PYD qui s'accommode de la reconquête de l'axe Damas/Alep par l'armée gouvernementale syrienne. Washington continue à miser sur un Barzani pro-occidental contre un PYD très influent et populaire en Syrie, en Turquie et aussi en Irak…
En définitive, on peut légitimement s'interroger sur les vraies finalités de la Coalition internationale contre l'Etat islamique. On peut légitimement se demander si elle ne vise pas davantage à faire de la Syrie ce qui a été fait de l'Afghanistan, de l'Irak et de la Libye qu'à éradiquer la barbarie d'islamistes dont les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux se sont toujours très bien accomodés…
Note: Richard LabévièreRédacteur en chef, Grand reporter à la TSR, rédacteur en chef à RFI et de la revue Défense de l'IHEDN. Il est aujourd'hui consultant en relations internationales. Collaborateur du mensuel Afrique-Asie, il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont "Les dollars de la terreur", "Le grand retournement / Bagdad-Beyrouth", "Quand la Syrie s'éveillera" et "Vérités et mythologies du 11 septembre".
- Source : Richard Labévière