Bad Boys II : Moscou comprend tout
Ces Russes, on les dirait souvent tiraillés, en proie aux affres de l’incertitude, voire irrésolus, attentistes même. Et l’on s’étonne souvent de leur (apparente) absence de réaction. Sans doute sont-ils moins portés sur le scoop médiatique, moins enclins à la précipitation et aux effets d’annonce. Ils savent pourtant ce qu’ils veulent, et tout autant ce qu’ils ne veulent pas. Et l’on dirait bien que des nuages s’amoncellent à l’horizon, si l’on en croit Sergeï Viktorovitch Lavrov… sur le vif.
C’est un homme qui connait ses dossiers : diplomate depuis 1972, il a été pendant dix ans, de 1994 à 2004, le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’ONU ; aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, avec rang d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Russie, il est membre permanent du Conseil de sécurité de Russie.
Il est rare, très rare, que l’on puisse entendre ce qu’on pourrait appeler « le texte direct », c’est-à-dire les paroles d’un politique de premier rang qui dit ce qu’il pense, et non ce que demandent les règles de la diplomatie internationale ou l’opportunité politique. Je soupçonne que les dernières déclarations de Lavrov tombent à point pour ceux qui se posent la question russe maudite : « Le Kremlin comprend-t-il ce qui se passe ? »
Dans l’interview qu’il a donnée à l’Agence TASS (à propos, je félicite les collègues de ce retour au nom historique !!), Lavrov a mis tous les points sur les i ; sur la question de savoir comment le Kremlin voit la situation sur le front de l’ouest, il le dit clairement : le conflit entre les États-Unis et nous a un caractère fondamental, important et prémédité. Je cite :
« S’il n’y avait pas eu de Crimée et de sud-est de l’Ukraine, l’Ouest inventerait tout de même quelque chose. Le but qu’ils se sont fixé : faire à tout prix perdre l’équilibre à la Russie. Cette tâche, elle a été formulée il y a longtemps. Prenez la Syrie. Il y a de cela deux ans, tout le monde nous a montrés du doigt comme les défenseurs du dictateur qui tyrannisait son propre peuple. »
Pour les particulièrement doués, Lavrov répète son message encore une fois, et le texte en est tout ce qu’il y a de direct :
« Je répète : s’il y a un désir, le prétexte se trouvera. Ce n’est pas d’hier que Washington et certains Etats européens ont décidé d’isoler la Russie. »
En conséquence, ce n’est pas d’hier non plus que le Kremlin a compris cela : il voit la situation sur l’axe Syrie-Iran-Ukraine comme les maillons d’une chaîne et comme les épisodes d’une grande campagne visant à détruire la Russie.
Dans ce contexte, je veux commenter rapidement quelques derniers événements.
1- L'armistice: à mon avis il lui reste peu de temps à vivre.
Sur l’examen de son opportunité : mettre en place le réseau électrique, réparer et remettre en état de fonctionnement le gazoduc Lougansk-Donetsk qu’on n’utilisait plus depuis nul ne sait combien d’années, acheminer les convoyeurs de l’aide humanitaire et « l’aide humanitaire » elle-même : ce sont là des choses qu’il vaut mieux faire dans le calme et non sous les bombardements. La présence du gaz et de la lumière en RPL sera un atout fort pour les futures étapes du conflit. Je parie à 9 contre 1 que le conflit militaire (avec des négociations périodiques) est appelé à durer, longtemps, et prions Dieu pour que la finale intermédiaire soit visible cette année.
2- Le blocage par Gazprom du détournement du gaz sur l’Ukraine. Aux Européens on a envoyé le signal que « l’hiver est tout proche » et que Gazprom et le Kremlin sont tout à fait sérieux dans leurs intentions de mener le conflit du gaz jusqu’au bout.
3- Strelkov à Moscou.Il est vivant : c’est bien. Il croit à certaines personnes et travaille avec certaines personnes : c’est mal. Très mal. En premier lieu pour lui-même.
4- L’Association EU-Ukraine a été reportée à l’année 2016. Trop tard, messieurs. Poutine (à travers Ianoukovitch) proposait cette variante de compromis pendant la première étape, l’étape passée, du conflit. Maintenant, on peut considérer cela comme la reconnaissance par Bruxelles que Moscou avait initialement raison, mais pas plus. Les enchères sont montées fortement, depuis le temps où une telle variante était d’actualité.
5- Les sanctions: plus il y en a, mieux c’est. L’essentiel c’est qu’elles s’étirent dans le temps, car chez nous tout n’est pas encore tout à fait prêt pour les alternatives au SWIFT et aux autres composants du système financier, mais on y travaille obstinément. La vitesse avec laquelle tout cela progresse aujourd’hui est presque idéale.
6- Le contrat avec l’Iran sur le pétrole commence à se concrétiser. Il faut en remercier nos compagnons très farfelus de Washington, qui ont décidé d’introduire à la fin août ces nouvelles sanctions contre l’Iran : c’était là un pas inattendu, pour ainsi dire de « la diplomatie à la Klitchko », que tout le monde n’apprécie pas forcément. À Téhéran, on n’a pas apprécié. On peut dire que la direction iranienne a passé avec succès son test de QI.
7- Poutine a invité l’Inde, l’Iran et le Pakistan dans l’Organisation de coopération de Shanghai. Si ne serait-ce qu’une seule de ces invitations aboutit, ce sera une immense victoire pour la coalition antiaméricaine.
8-Les allusions sur la possibilité d’une sortie de la Russie de divers accords internationaux. Pas au sujet de la CEDH [Convention Européenne des Droits de l’Homme], non. La CEDH est une bagatelle de la vie. Beaucoup plus intéressants sont les divers accords sur les armements nucléaires, y compris ceux interdisant le positionnement d’armes nucléaires dans l’espace et sur les hauts-fonds sous-marins (près des côtes des États-Unis) : ces directions-là sont beaucoup plus intéressantes. Elles ne requièrent pas d’investissements spéciaux, plusieurs de ces technologies on les a déjà, et pour les États-Unis c’est cauchemardesque à souhait.
La fin de l’automne sera très chaude. Même trop.