Une "grande entente" Russie-Occident est encore lointaine, mais possible
Les ministres des Affaires étrangères russe, allemand, français et ukrainien ont convenu à Berlin d'envoyer un convoi humanitaire russe dans le Donbass. D'ailleurs, il faut attendre une décision des autorités de Kiev.
Et très loin, quelque part à l'horizon, se profile même le fantôme flou du règlement non pas du conflit ukrainien intérieur, mais de toutes ses causes et conséquences, notamment les sanctions russes contre l'Occident ainsi que d'autres mesures et rancunes. Bref, les relations avec l'Occident en général. Or on voudrait avoir une idée générale de ce règlement.
Toute guerre se termine par la paix - mais cela vaut seulement dans le cas des guerres. A quel genre de paix pourrait donc aboutir cette querelle entre la Russie et l'Occident?
Un clin d'œil au passé
La revue américaine Foreign Affairs est l'une des premières tribunes où l'on évoque la politique mondiale. Et après la récente publication par le chercheur russe Alexandre Loukine d'un article intitulé "Que pense le Kremlin" dans le dernier numéro de la revue, apparaissent les réflexions des collègues de Loukine, Vladislav Inozemtsev et Anton Barbachine, dans leur article "Une grande entente avec la Russie".
Les auteurs cherchent à déterminer de quelle manière il serait possible de "faire à Moscou une proposition qu'il ne pourrait pas refuser" pour mettre un terme à cette tension globale qui n'est utile pour personne.
Quatre options sont proposées pour cette entente. La première: dissoudre l'Otan et créer un nouveau bloc chapeauté par les USA, l'UE et la Russie. Contre qui? Aucun secret: contre la Chine et les autres "nouvelles puissances" montantes. Autrement dit, il est simplement question d'arracher la Russie à celles-ci.
Deuxième option: annoncer un nouveau "plan Marshall" pour la Russie et tous les pays postsoviétiques, les inonder d'argent et chercher à faire en sorte que la Chine ne soit pas un pays central dans l'Orient russe.
Troisième option: entamer une coopération d'envergure avec la société civile et les entreprises russes en ignorant les gouvernements.
Quatrième option: déplacer le centre de gravité des liens avec la Russie en Extrême-Orient en visant, là aussi, la Chine (c'est pour dire à quel point la Chine est malaimée!).
On devine facilement qui sont les auteurs de ces initiatives – les représentants classiques du camp des russes prooccidentaux. Sachant qu'il s'agit des derniers de leur espèce car la crise ukrainienne a réduit leurs rangs, déjà en baisse, au niveau de l'erreur statistique. A une époque, au début des années 1990, ceux-là même pensaient sérieusement gouverner la Russie. Et ils proposaient à l'Occident approximativement la même chose…
Battre en retraite
Cette publication est une liste parfaite de ce qu'il est déjà inutile de proposer à Moscou. Il ne reste plus qu'à se réjouir du fait que dans les années 1990, on ne le proposait pas non plus: sinon la Russie serait aujourd'hui sur un strapontin entre les dirigeants d'un groupe de pays dont l'influence dans le monde fond sous nos yeux, y compris grâce aux tentatives infructueuses de mener une politique irrationnelle.
Parmi les signes divers de la perte d'influence de l'Occident, on note l'apparition de certaines estimations montrant que la Chine est probablement dès aujourd'hui la première économie mondiale. On juge également que l'Inde a déjà probablement dépassé le Japon en termes de PIB, devenant ainsi la troisième économie mondiale. C'est pourquoi les USA flirtent avec elle par tous les moyens. Dans un an, ces estimations pourraient être mondialement reconnues.
Le seul moyen par lequel l'Occident s'efforce de maintenir son influence est la succession de deux méthodes: soit tenter de "les annexer", c'est-à-dire les forcer à jouer selon ses règles, soit tenter de saper les nouveaux maîtres du monde le long de leur périphérie ou de l'intérieur. Ce qui se passe précisément depuis plus d'une décennie. L'Ukraine n'est qu'un exemple, et pas des plus significatifs.
Il ne s'agit pas que des relations complexes entre l'Occident et la Russie. La Russie n'est qu'un élément du tableau. Un tableau extrêmement compliqué car après la Seconde Guerre mondiale, les lignes de démarcation étaient plus claires - les pays capitalistes, le bloc de l'Est et les pays non-alignés - et l'appartenance de chaque pays à tel ou tel groupe était bien identifiable dans l'ensemble. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il y avait des règles de conduite très claires, qu'on transgressait d'année en année mais qui existaient: une agression directe d'un Etat contre un autre était interdite.
Pas de subversion
Il semble donc que le seul principe fondamental qui puisse aujourd'hui intéresser non seulement la Russie mais aussi les autres "nouvelles" puissances soit qu'hormis une agression militaire, il soit interdit de mener des actions subversives chez un autre. Autrement dit, soutenir certaines forces politiques d'un pays contre d'autres forces politiques de ce pays. Dans ce cas une "grande entente" est possible. Mais l'ampleur de la tâche est au moins équivalente à la création de l'Onu, avec sa charte et ses principes.
Pourquoi le début d'une discussion à ce sujet est théoriquement possible aujourd'hui? Parce que s'il y a quelques années l'Occident pensait être tout-puissant en la matière (avec internet, infiniment attractif par ses valeurs), aujourd'hui bien des événements indiquent que ce n'est pas le cas.
L'Ukraine. On a voulu par des moyens classiques (financement des ONG, propagande, etc.) y créer une société antirusse et prooccidentale. Au final, la nation s'est divisée, sans compter une crise en Europe, c'est-à-dire une grande partie de la civilisation occidentale. Et qui aurait pu croire que les idéalistes prooccidentaux qui rêvaient il y a un an du "choix européen" pour l'Ukraine portent sur l'avant-scène politique, avec une rapidité déconcertante et à la surprise générale, des personnages de l'ouest de l'Ukraine qui ne sont aucunement européens, qu'on a aujourd'hui bien du mal à faire repartir dans le trou duquel ils sont sortis?
On assiste au même scénario dans une région bien plus stratégique et plus grande avec des conséquences tout aussi sinistres: l'Irak, la Syrie et le Moyen-Orient en général. Certains Américains et Européens cherchaient probablement à renforcer les positions des partisans inoffensifs de valeurs occidentales à travers la région. Par la guerre en Irak, par une révolution "maïdan" relativement pacifique en Egypte et en Libye… Et qui aurait pu penser que pendant tout ce temps les amis de l'Occident, comme l'Arabie saoudite ou le Koweït, finançaient des individus complètement différents en se moquant de l'Amérique affaiblie? Et voici qu'aujourd'hui les grandes armées de wahhabites s'emparent des territoires de plus en plus grands en Afrique, en Irak, en Syrie… L'Amérique est contrainte de les bombarder sans espoir de réussite. Le résultat ne correspond pas à ses attentes.
Il est à noter que si pendant la Guerre froide l'URSS et d'autres, comme la Chine, menaient quelques actions de subversion du capitalisme de l'intérieur, aujourd'hui les "nouvelles puissances" ne le font plus du tout et n'imposent à personne leurs valeurs. Nul n'avait dit que ce serait toujours ainsi. Certains sont persuadés que la démocratie est si parfaite qu'elle rend l'Occident invulnérable? Et tous les résidents de grandes villes qui vivent en quelque sorte hors des Etats et des nations, à l'instar de Julian Assange et d'autres? Ou encore Edward Snowden – certes, il est tombé du ciel sur Moscou, mais il n'est pas le seul?
"Ne subvertit pas ton voisin" est un bon sujet de conversation, celui du passage pacifique vers une nouvelle ère inconnue. Et toutes les broutilles comme la participation de la Russie au G8 – gardez le pour vous, sous forme réduite. Des sanctions? Autant que vous voudrez, si vous n'avez toujours pas compris que ces mesures ont l'air ridicules dans le monde d'aujourd'hui. Ce sont des détails. Il faut parler des sujets plus sérieux.
- Source : Dmitri Kossyrev