Vladimir Fédorovski: Dans cette crise, qui est la plus importante depuis la chute du communisme, Vladimir Poutine a voulu s'adresser directement à l'opinion publique française qu'il sait partagée. Il sait qu'en France certains le perçoivent comme une alternative au politiquement correct, à la gauche caviar et au monde unipolaire américain tel qu'il s'est dessiné depuis 20 ans. Il se perçoit aussi comme le vrai défenseur des valeurs chrétiennes et occidentales face à l'islamisme agressif. Je pense qu'il va essayer de donner sa version des faits sur la crise et livrer son interprétation des évènements. Il sait que nous sommes dans une guerre de propagande et il compte bien la gagner.
Quelle image souhaite-il donner de lui à l'opinion occidentale?
Il veut prouver qu'il n'est pas Hitler, que la Russie et l'Europe ont des intérêts communs. Il veut contourner les journalistes qui lui sont hostiles et les dirigeants occidentaux qu'il ne considère pas comme à la hauteur.
Le triomphe de l'idiotie diplomatique a fait long feu, et je salue l'infléchissement notable de la diplomatie française.
Sa visite en France à l'occasion des cérémonies du débarquement est-elle un tournant dans la crise ukrainienne?
Le triomphe de l'idiotie diplomatique a fait long feu, et je salue l'infléchissement notable de la diplomatie française. L'invitation à la cérémonie du débarquement est un symbole fort: enfin un acte diplomatique pertinent qui s'adresse directement au peuple russe! Il ne faut pas oublier que la grande guerre patriotique est l'élément fondateur de la nation russe, une absence de la Russie à cette cérémonie aurait été perçue comme un affront.
Malgré les pressions américaines pour faire annuler le diner de jeudi, Hollande a maintenu le cap. La diplomatie française en faisant ce pas a renoué avec sa tradition visionnaire et peut jouer un rôle clé, avec l'Allemagne, pour sortir du conflit.
Hollande lors de sa visite en Azerbaïdjan avait déjà fait cet effort de rapprochement en affirmant qu'il voulait une Ukraine européenne, mais pas sans la Russie. Poutine a retiré ses troupes de la frontière ukrainienne. Le patronat allemand a affirmé qu'il ne souhaitait pas de sanctions économiques contre Poutine. Ce fléchissement vers le compromis, vers un terrain d'entente est une excellente nouvelle.
Certes, mais au-delà du symbolique, cet infléchissement diplomatique peut-il concrètement sauver l'Ukraine de la guerre civile?
L'Ukraine a deux problèmes majeurs. Le premier, c'est un problème économique: c'est un pays en faillite qui a un besoin urgent de 35 milliards d'euros. Un banquier m'a confié que sauver l'Ukraine pourrait coûter presque 5 fois plus cher que sauver la Grèce! Mais cela ne pourra se faire sans les Russes qui détiennent 30% de l'économie du pays. Il faut d'urgence un plan Marshall pour l'Ukraine, décidé conjointement avec les Russes. Le deuxième problème de l'Ukraine, c'est l'organisation intérieure du pays. Faut-il pousser plus loin la décentralisation, redonner de la force aux pouvoirs locaux? Comment marginaliser les extrêmes? Ces questions sont essentielles et doivent avoir une réponse rapide.
Tout l'acquis du post-communisme est en train de s'effacer: on a une flambée des nationalismes et un remake de la guerre froide qui s'est joué ces derniers temps avec une guerre de propagande intense, une guerre de services secrets tout aussi acharnée. Moi je dis: calmez-vous!
L'erreur majeure, stratégique et idéologique des Américains, et d'Obama en particulier, est d'avoir pris pour cible la Russie.
Hollande dinera deux fois jeudi pour éviter tout incident diplomatique: une fois avec Obama, l'autre avec Poutine. Pourquoi cette hostilité persistante d'Obama envers le président russe?
L'erreur majeure, stratégique et idéologique des Américains, et de Barack Obama en particulier, est d'avoir pris pour cible la Russie. Quand ce dernier se targue d'avoir réussi à isoler la Russie dans son discours à West Point, il ne fait que renforcer la domination de Poutine, fondée sur l'unité nationale. Il aurait pu dire «isoler Poutine» à la rigueur, mais «isoler la Russie», isoler Tolstoï, Tchekhov et Soljenitsyne, non! Les sanctions et la posture antirusse sont contre-productives, elles blessent les Russes et renforcent Poutine, qui a recueilli 91% d'opinions favorables pour son action en Crimée! Je dis aux Américains: votre posture est contre-productive, en partie grâce à vous Poutine est devenu indéboulonnable et il sera réélu triomphalement! Dernièrement je disais à des amis russes «vous avez vu, les prix augmentent à cause de la Crimée», et ils m'ont répondu «si c'est pour la Crimée, on paiera». Quelque chose que les Occidentaux n'arrivent pas à saisir, c'est que les Russes sont prêts à
Je dis aux Américains : votre posture est contre-productive, en partie grâce à vous Poutine est devenu indéboulonnable et il sera réélu triomphalement !
tout pour leur patrie, et qu'ils font bloc derrière Poutine.
Peut-on dire alors que Poutine est sorti vainqueur de la crise ukrainienne?
Non il n'est pas sorti vainqueur de cette crise, la politique n'est pas un match de hockey sur glace! Tout le monde est sorti perdant de cette crise ukrainienne. Si on remonte aux origines de la crise, on se rend compte qu'il n'y avait pas de plan délibéré de Poutine, qui n'a fait que réagir aux positions occidentales. Tout commence quand les néophytes de la Commission européenne produisent un document qui promet 500 millions d'euros à l'Ukraine. Immédiatement, Poutine renchérit en mettant 15 milliards sur la table et utilise même le chantage personnel avec Ianoukovitch qui fait marche arrière. Idem pour la Crimée, qui n'était pas dans la stratégie russe, mais qui a été une conséquence de l'interdiction idiote de la langue russe sur le territoire ukrainien. Idem pour l'alliance militaire et géopolitique avec la Chine, qui a été une réponse aux sanctions américaines. Poutine est un sportif, il rend coup sur coup, et ce petit jeu peut aller très loin.
Moi je dis «arrêtez-vous!».