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Le ministère de la santé organise le black out sur la transparence ...

Auteur : Form Indep | Editeur : Stanislas | Mercredi, 19 Mars 2014 - 17h02

La loi Bertrand, votée le 29 décembre 2011 dans les suites du scandale du Mediator, avait prévu la publication des liens d’intérêts liant professionnels et industries de santé.

Dix-huit mois furent nécessaires pour voir paraitre un premier décret dont le Formindep s’inquiétait déjà des importantes insuffisances. Les premières publications sur les sites des ordres professionnels [1] et des entreprises sont consultables depuis octobre 2013.
Six mois après l’entrée en vigueur effective de cette loi, il est temps d’en faire un bilan, alors qu’un nouveau projet de décret du gouvernement menace déjà de fermer cette fragile parenthèse de transparence, en reportant à octobre 2015 la mise en ligne de nouvelles données sur un site public.

Des déclarations aux actes, le grand écart des entreprises

Le LEEM, le lobby de l’industrie pharmaceutique française, revendique l’antériorité de l’idée de « transparence des liens d’intérêts comme vecteur de confiance » [2] 

Il y a néanmoins loin de la coupe aux lèvres, car selon le Conseil National de l’Ordre des Médecins, à la date requise seules 10 % des entreprises concernées s’étaient pliées à leurs obligations. Une proportion déjà observée pour la publication des liens avec les associations de patients. L’aspect qualitatif n’était pas non plus au rendez-vous, puisque seule une entreprise sur deux fournissait aux ordres des données sous une forme lisible et exploitable.
Les sites des entreprises quant à eux rivalisent d’inventivité pour faire obstacle au patient lambda qui comme moi souhaiterait savoir si son médecin entretient des liens d’intérêts.
Difficiles à localiser, voire introuvables, les données sont éparpillées sur plus de 300 sites d’entreprises [3], fournies le plus souvent sous forme d’annuaires géants composés de fichiers non indexés pouvant atteindre plusieurs centaines de pages [4]. A la difficulté de compulser ces grimoires s’ajoute parfois une coquetterie : certains laboratoires ont été jusqu’à aléatoiriser leur registre [5]. Des centaines de pages, sans index, ni même d’ordre alphabétique…La transparence est bien lointaine.
Que les entreprises aient peu joué le jeu n’a rien de bien surprenant. Aucune n’a réellement envie de voir apparaître au grand jour les millions dépensés en déjeuners, les réunions de « formation » à visée marketing, les noms des experts « conseillers en communication » qui interviennent sur les plateaux de télévision sans jamais mentionner leurs liens.

Le gouvernement contre la transparence

Moins attendu est le blocage du gouvernement sur ce dossier. Les 18 mois de gestation du décret 2013-414 ont produit au terme de plusieurs versions un monstre, amputant de larges pans une loi pourtant adoptée d’un commun accord par les députés de tous bords.
Le 17 juillet 2013, un rapport d’information critique, déposé par Catherine Lemorton, présidente (PS) de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée Nationale, et le député Arnaud Robinet (UMP), rapporteur de la loi Bertrand, évoquait déjà « un rendez-vous manqué ».
En cause, la disparition de l’obligation de déclaration des liens les plus significatifs et problématiques : contrats de consultants aux montants occultés, voire contrats non déclarés, pour peu que l’entreprise ou le médecin bénéficie des diverses brèches introduites par le décret gouvernemental. Des brèches telles que le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) et le Formindep, formaient chacun un recours au Conseil d’Etat pour excès de pouvoir, le gouvernement ayant selon eux indûment affaibli la portée de la transparence. Une incroyable bataille à front renversé : les professionnels de santé exigent davantage de transparence, et c’est le gouvernement censément garant de celle-ci, qui s’y oppose... Le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS), qui pointait en 2008 "la forte opacité" des rémunérations des médecins hospitaliers par les firmes, ne serait hélas pas démenti en 2014. [6] En effet, selon la formule lapidaire du CNOM, le décret allégé, vidé de l’essentiel, permet de "savoir tout des croissants, rien des contrats".

Transparence en trompe-l’oeil

Pour mesurer l’ampleur de ce décalage entre réalité et publication officielle, permis aussi bien par le détricotage systématique de la loi par l’action gouvernementale, que par le manque de coopération des entreprises de santé, il suffit de chercher les liens de leaders d’opinion bien connus. Ces médecins stars, généralement professeurs des hôpitaux, habitués des media et des colloques scientifiques, recherchés par les firmes pour leur grande influence sur les prescriptions de leurs confrères. Lorsqu’ils écrivent un article dans un journal scientifique ou médical, ou interviennent en public sur un produit de santé, ces médecins sont tenus de déclarer leurs liens d’intérêts. La comparaison de ces déclarations de liens par les médecins eux-mêmes avec les déclarations faites par les firmes est édifiante.

Le Pr Bernard Charbonnel, ancien chef du service d’endocrinologie du CHU de Nantes, est un leader d’opinion dans le domaine du diabète.
Selon les données accessibles via le moteur de recherche tenu par le Conseil national de l’ordre des médecins [7], le Pr Charbonnel serait consultant pour 4 laboratoires (Sanofi-Aventis, Lilly, JNB-développement, et Novartis).
Ces données sont partielles : selon sa déclaration d’intérêts au Quotidien du Médecin [8], sur les mêmes 12 mois, le Pr Charbonnel a bien été rémunéré en tant que consultant par ces 4 firmes… mais également 7 autres : Astrazeneca, Boehringer Ingelheim, BMS, Merck, Novo Nordisk, Roche, Takeda. Une activité exercée dans le cadre de sa société par actions simplifiée (SAS), dont les derniers comptes déposés indiquent un résultat pour 2012 de 171 382 EUR [9], supérieur à la rémunération d’un praticien hospitalier.

Le Pr Jean-Yves Le Heuzey , cardiologue à l’Hôpital Européen Georges Pompidou, est également un ancien expert des agences de santé, et le co-rédacteur de recommandations professionnelles de la Société Européenne de Cardiologie (ESC). Seuls ses contrats avec 3 laboratoires Servier, Daiichi Sankyo, Meda Pharma apparaissent dans le moteur de recherche du CNOM. Mais le professeur en déclare lui-même trois fois plus sur la même période (Servier, Sanofi, Meda, MSD, Bayer, BMS, Boehringer, Daiichi, GSK) auprès de la Société Française de Cardiologie [10].

Le Pr Guy Vallancien est urologue à l’Institut Montsouris. C’est également un influenceur de premier plan, régulièrement sollicité par les media et par les ministres de la santé qui lui commandent missions et rapports. Le Pr Vallancien déclare spontanément lui-même des liens avec Takeda, Medtronic ou Janssen Cilag. [11] Surtout, il préside et détient selon ses déclarations 43.5% des parts de la société "Convention on Health Analysis and Management" qui organise chaque année à Chamonix la convention homonyme. On y débat, sur invitation uniquement, de l’avenir de la santé en France, dans une approche très libérale. On s’intéresse à la loi sunshine : on y expose ainsi que grâce à cette loi « les aboyeurs de l’indépendance deviennent eux-mêmes suspects de totalitarisme car leur fonds de commerce s’évanouit devant la transparence des liens entre industriels et médecins. »  [12] . La société présente une liste impressionnante de "partenaires", laboratoires pharmaceutiques (Sanofi, Roche, Novartis), assureurs, agences de relations publiques, acteurs de la dépendance ou des dispositifs médicaux qui trouvent là l’enceinte favorable à la diffusion de leurs messages. [13] De cette entreprise de relations publiques réalisant 454 200 EUR de chiffre d’affaires pour un résultat de 49 786 EUR en 2011 [14], Guy Vallancien déclare retirer un revenu de 15 000 EUR. Le nom de Guy Vallancien ou de la société CHAM n’amène néanmoins aucun résultat dans la base du CNOM. Ni contrat, ni même croissant.

Oncologue médiatique, ex directeur de l’Institut National du Cancer (INCa), David Khayat n’apparait dans le registre du CNOM que pour un unique contrat de consultant signé avec Astrazeneca. De ses déclarations auprès du journal d’oncologie clinique (JCO), il ressort qu’il est également consultant pour Celgene. [15]

La loi sunshine était censée également faire une certaine lumière sur les sociétés commerciales, sociétés savantes et autres associations de services hospitaliers, financées en quasi-totalité par les firmes car elles relaient notamment leurs actions de « formation ».

Gynécole SARL est une société qui propose notamment une tournée nationale, « les samedis de la contraception ». Organisés 6 fois par an, ces congrès sont entièrement gratuits pour les participants, déjeuner inclus. Conforme à l’adage « si c’est gratuit, c’est que c’est vous le produit », le modèle économique de ces congrès repose en effet sur la vente aux firmes d’espaces publicitaires (stands) et de prestations de communication. En clair, du temps de cerveau de médecins disponible. La société a ainsi participé à la communication de crise des laboratoires commercialisant des pilules de 3ème et 4ème génération, ou à la promotion de la pilule du surlendemain pour le laboratoire HRA Pharma. Les deux animateurs de la société, les médiatiques gynécologues Christian Jamin et David Elia déclarent de nombreux liens, pas moins de 26 firmes pour David Elia. Gynecole SARL réalise un chiffre d’affaires en 2013 de 256 000 EUR pour un résultat de 110 000EUR [16].
Le moteur de recherche du CNOM ne renvoie néanmoins aucun résultat pour la société. Les données du laboratoire HRA Pharma sont quant à elles introuvables sur son site et inexploitables sur le site du CNOM. 

Les associations de services hospitaliers "fonctionnent dans des conditions très opaques au bénéfice de certains médecins praticiens hospitaliers, et cette opacité pourrait masquer des dérives, par exemple à travers la prise en charge de dépenses personnelles. De plus la gestion de ces structures consomme du temps de travail des praticiens dont on peut penser qu’il serait mieux employé dans des activités plus en rapport avec leurs compétences. " écrivait l’IGAS en 2008 [17]

MAPAR (Mise Au Point en Anesthésie et Réanimation) est depuis plus de 30 ans l’association du service d’anesthésie-réanimation de l’hôpital du Kremlin Bicêtre (APHP). Elle organise chaque année un congrès national, et édite la bible des anesthésistes réanimateurs, les « protocoles ». Elle propose également aux anesthésistes réanimateurs une formation « MAPAR Neige » à Valmorel pour les sports d’hiver, et « MAPAR mer » à Cuba pour mieux passer l’hiver, auxquelles s’est ajoutée cette année une formation golf en Turquie pour le printemps, hélas annulée par le Club Méditerranée qui devait l’héberger.  [18]  Alors que le code de déontologie des entreprises du médicament [19] prohibe les formations tenues dans « des lieux réputés pour leurs infrastructures de loisirs ou qui sont somptuaires ou excentriques  », l’association s’affranchit pour sa part de ce genre de considération et va jusqu’à permettre à la famille des congressistes de se joindre à la formation, des activités étant prévues pour les enfants. Les excursions et activités de loisirs sont par ailleurs indissociables du séminaire, ceci afin de maintenir la convivialité.

Selon le registre du CNOM, 2 laboratoires (Takeda et Prostrakan) déclarent chacun la location d’un stand lors du congrès annuel MAPAR (5561 EUR pour Takeda). En réalité, plus de 30 laboratoires exposants ont loué à l’association de tels stands, pour un prix unitaire vraisemblablement au moins équivalent.

Black out total jusqu’en octobre 2015 ?

Malgré les graves lacunes que nous venons d’illustrer, cette transparence était une avancée, encore excessive au goût de certains. Le coup de grâce viendra finalement du gouvernement.  Un projet de décret modificatif est en passe d’être publié, censé préciser les modalités pratiques de fonctionnement du site public des liens d’intérêts. Un site pour lequel la Direction Générale de la Santé (DGS) sollicitait l’avis du Formindep [20]. Alors que la mise en ligne des liens sur ce site était prévue au fil de l’eau, dans les 15 jours de leur contractualisation, et ce dès ce premier trimestre 2014, le Premier Ministre et la Ministre de la Santé laissent désormais aux firmes un délai pour transmettre les données nécessaires, qui court jusqu’en...octobre 2015. Alors même que le site, développé par le Ministère de la Santé, est prêt à être mis en ligne.

Pire, le décret modificatif suspend immédiatement la publication par les conseils ordinaux, qui ne publient donc que les archives antérieures à juin 2013. Les données pourraient donc être gelées jusqu’à 27 mois avant d’être réellement accessibles au citoyen. Les nouveaux liens n’y apparaîtront ensuite que dans les 6 mois de leur établissement. Autant dire un enterrement.
Entretemps, seuls subsisteraient les sites des entreprises, lorsqu’ils existent, et leurs annuaires de centaines de pages illisibles, le décret ne précisant aucune exigence de qualité pour ceux-ci. Ni moteur de recherche, ni même ordre alphabétique. Bien au contraire, il va jusqu’à prévoir que les données pourront être publiées sur un site qui n’est pas même celui de l’entreprise, mais un site « identifiable à partir d’informations mises à disposition du public par tout autre moyen par cette même entreprise ».

La prochaine fois que vous entendrez ou lirez un médecin renvoyer à sa déclaration d’intérêts "disponible sur le site sunshine", vous saurez qu’il s’agit d’une demi-vérité car ces données sont déjà périmées et très incomplètes. Au terme de mes pérégrinations de citoyenne et patiente soucieuse des liens de nos soignants, je n’aurai qu’un conseil à ceux qui voudraient tenter l’aventure : à vos cartes au trésor, le jeu de piste ne fait que commencer…

[1] Consulter le site d’hébergement provisoire des liens d’intérêts mis en place par l’Ordre des Médecin ici

[2] Communiqué de presse du LEEM

[3] Voir la liste tenue par le blog Loi Bertrand, de la société de gestion de la relation client Market iT

[4] Voir par exemple le tableur illisible des laboratoires Lundbeck

[5] Parcourir par exemple le registre inutilisable du laboratoire Baxter

[6] Rapport IGAS RM2008-147P chapitre 4, pages 71 et suivantes

[7] http://www.sunshine-act.ordre.medecin.fr/liste_donnees_exploitables

[8] disponible sur le site du QDM

[9] Comptes disponibles auprès du registre du commerce

[10] déclaration sur le site de la SFC

[11] Déclaration sur son site personnel

[12] extrait de la video introductive à la table-ronde numéro 3

[13] http://www.canalcham.fr/fr/cham2013...

[14] Comptes disponibles auprès du registre du commerce

[15] Déclaration disponible sur le site du JCO

[16] Comptes disponibles auprès du registre du commerce

[17] Rapport IGAS RM2008-147P page 77

[18] Voir par exemple le programme de l’édition MER 2014


- Source : Form Indep

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