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L’Ukraine est-elle le nœud gordien ?

Auteur : Dedefensa | Editeur : Stanislas | Samedi, 15 Févr. 2014 - 20h47

La sortie (voir le 7 février 2014) de Victoria Nuland, alias Victoria Nuland-Fuck (VNF) a eu un très grand succès de communication. Elle a mis à la mode l’expression passepartout, – oh, façon de parler, – que représente le verbe “fuck” qui semble être un spasme général du langage de l’américanisme postmoderne. Dans tous les cas nous disent les chroniqueurs du genre (voir 7 février 2014), “fuck” fait les délices des couloirs institutionnels européens.

D’une façon générale, la chose a été prise à la légère quoi qu’elle nous en dise beaucoup sur l’activisme US en Ukraine, – ou plutôt elle nous en confirme l’essentiel, puisqu’il n’y a rien, absolument dans les observations de VNF que les hypothèses antiSystème courantes n’aient envisagé à son propos. (Certes, à part l’emploi du “F… word”.) Cette confirmation est d’un certain intérêt mais ne constitue certes pas une “révélation d’État”, une surprise politique ni, encore moins, un acte politique pouvant bouleverser l’appréciation qu’on a de la situation ukrainienne. Nous dirions presque qu’au contraire, la communication Nuland-Pyatt (avec l’ambassadeur US à Kiev) a introduit un élément de futilité et de désordre considérable, qui contribuera à peser sur les jugements. Son contenu, par la légèreté et l’impudence du propos à la fois, notamment dans la façon dont les interlocuteurs ont parlé des dirigeants de l’opposition, cette façon de les traiter comme des pions qu’on déplace et le caractère sommaire des pensées (celles de Nuland-Pyatt) procédant de la sorte, conduisent à confirmer ce qu’on devine chaque jour de la “politique” US en la matière : des amateurs grossiers, agissant sans la moindre conscience des principes et de la légitimité, accrochés comme des robots à quelques “valeurs” (démocratie, liberté, “USA, nation indispensable”, etc.) dont le contenu est d’un vide sans malice ; ces amateurs de la politique, incultes, étrangers à l’expérience, comme des bandits de la politique ou des enfants ignorant du moindre sens de la responsabilité, manipulant une puissance dont ils ne mesurent ni les effets, ni la nécessité de la contrôler. Les photos de Nuland parues à cette occasion, à la fois rigolarde et sûre d’elle-même, représentant ainsi toute l’impudence et l’amateurisme dévastateurs et barbares de la politique US depuis 9/11, confirment par l’imagerie un sentiment double et paradoxalement antagoniste. D’un côté, c’est la crainte qu’un tel comportement peut susciter comme actes irresponsables des manipulateurs d’une telle puissance et qui sont en fait manipulés par elle (c’est-à-dire par le Système, qui se trouve là en pleine production de la surpuissance qui réduit les exécutants à des fétus de paille) ; d’un autre côté, la dérision pour une telle barbarie primaire sans la force psychologique qu’il faut (ni la maîtrise bureaucratique qui entraînerait la machinerie US), qui conduit à juger qu’au moindre obstacle cette sorte d’agent du Système se débanderait aussitôt derrière une conférence de presse tenue par leur supérieur, un Kerry avalant une couleuvre de plus, annonçant que les USA retirent leurs billes sans autre forme de procès, si un désordre grave (alimenté par les USA) se développait en Ukraine. (On peut être assuré, vu l’état du pouvoir à Washington, qu’une paire type Nuland-Pyatt agit pour l’essentiel en solo, sans réelle coordination, avec de temps un temps un Kerry faisant une déclaration mécanique ou une visite impromptue à Kiev de confirmation d’il ne sait exactement quoi, sans en mesurer lui non plus effets et conséquences.) Cette simple communication crue et rigolarde de deux “complotistes” enfantins pousserait à une analogie de la formule connue : “puissance sans conscience n’est que ruine de la politique”, – ou l’“idéal de puissance” réduit à l’ultimité de sa caricature bâclée.

Mais le nihilisme et la bassesse de la non-politique US, s’ils nous confirment beaucoup de l’état des choses à Washington, n’empêchent nullement qu’il s’agit à Kiev d’une toute autre circonstance. C’est vrai et c’est l’évidence, cette communication téléphonique “protégée” par un cryptage aussi hermétique qu’un morceau de gruyère, a constitué un de ces “coup de communication” qui relance épisodiquement et erratiquement les crises qui s’installent en général d’une façon chronique. Comme la politique se trouve aujourd’hui réduite à sa communication qui la précède et lui donne sa dynamique, son orientation et sa non-substance, l’importance de tout ce qui est communication est du domaine de l’évidence. Dans ce cas, le “coup de communication” contribue sans aucun doute à compliquer le dossier ukrainien, à aggraver ce qu’il y a de désordre considérable dans la crise ukrainienne. Elle confirme que les USA sont entrés dans le jeu de la subversion et de la manipulation et elle confirme qu’ils y sont entrés comme à l’habitude, dans l’improvisation des spasmes d’affirmation pavlovienne de leur puissance exprimés par quelques-uns sans aucun soutien structuré de l’appareil de sécurité nationale, c’est-à-dire sans stratégie sinon une stratégie réduite aux acquêts d’une tactique de l’impulsion qui a échoué autant de fois qu’elle a été activée (voir de l’Afghanistan à la Syrie pour la litanie des échecs). C’est un élément de plus dans le développement d’un désordre qui est la production naturelle du Système, désordre sans véritable but construit, sans aucune capacité d’un développement construit, – bref, pur produit de la surpuissance dans son processus constant de transmutation parallèle en autodestruction.

Par contre, certes, quelqu’un a pris la chose très au sérieux. Les Allemands sont aujourd’hui des Teutons disciplinés, mortellement sérieux (dans le genre où l’on dit “mortellement ennuyeux”, c’est-à-dire sans suggestion d’ambitions conquérantes, – oh, bien loin de là). Ils sont ainsi selon une position politique et diplomatique dont nous avons déjà détaillé ce que nous en pensions pour ce qui compte pour l’Allemagne aujourd’hui, – tout son Est européen et les relations avec la Russie, – dans ce texte du 3 février 2014 saluant la nouvelle paire de la politique extérieure (les SPD Frank-Walter Steinmeier, ministre, et Gernot Erler, son adjoint pour les relations avec la zone) :

«Nous n’entendons certainement pas porter ici un jugement de type géopolitique, puisque, nous le répétons une fois de plus pour tenter d'en instruire ceux qui nous lisent qu’il s’agit bien de notre ligne de pensée invariable, notre jugement rejette absolument cette référence dans une époque qui est installée décisivement et irréversiblement dans l’ère psychopolitique. C’est dire que nous n’apprécions nullement la nouvelle équipe Steinmeier-Erler du ministère des affaires étrangères comme un outil offensif de type géopolitique, par exemple pour établir des relations de puissance avec la Russie, ou pour toute autre entreprise du même genre. Pour nous, l’Allemagne reste un pays privé d’une véritable politique étrangère, sans la dimension de sécurité souveraine qui fait une telle politique ; par conséquent, l’Allemagne n’est pas dans une voie géopolitique d’affirmation, dans quelque orientation qu’on la considère.

»Mais ce qui semblait une immense faiblesse de l’Allemagne dans l’ère précédente est devenu d’une piètre importance aujourd’hui. Si l’Allemagne ne s’est pas haussée au niveau d’un grand acteur souverain, comme le craignent les géopoliticiens qui voient constamment ces derniers temps une résurgence de la puissance allemande, les autres (USA et France en premier) se sont tous abaissés à son niveau en dissolvant leurs principes d’action dans la course effrénée pour rencontrer les consignes-Système, et opérationnaliser ce que nous nommons la politique-Système, avec l'importance primordiale accordée à la communication au détriment complet de l'action...»

Par conséquent et en toute logique, la chancelière Merkel fut la seule dirigeante européenne à réagir sur le fond aux propos de Nuland-Pyatt ; “seule dirigeante européenne ”, c’est-à-dire à la fois dirigeante d’un (grand) pays européen, soucieuse pour la forme de la défense et de la promotion de la politique insipide et sans saveur de l’UE, et soucieuse pour le fond de la crise ukrainienne et de ce qu’elle recèle de danger de déstabilisation dans les relations déjà délicates de l’UE (de l’Allemagne) avec la Russie. (Nous parlons bien ici d’une “dirigeante européenne” d’un “grand pays européen”, pas d’un nouveau Bismarck ou d’un nouvel Hitler, comme certains le craignent en le proclamant ; Merkel est ce qu’elle est et fait ce qu’elle fait, comme si elle dirigeait l’UE, parce que les autres, les Hollande-Cameron & compagnie, sont ce qu’ils sont et font ce qu’ils ne font pas, comme s’ils ne dirigeaient rien du tout, – notamment, le silence français dans toutes ces affaires est singulièrement strident.)

... Donc, Merkel fut particulièrement furieuse de la “conversation” Nuland-Pyatt, seconde fureur du même type de celle qu’elle manifesta en apprenant qu’elle était écoutée par la NSA. Si les Allemands ont le sens de l’humour, – grande question ontologique de la métapolitique actuelle, – ils on dû goûter les exclamations indignés de Washington-sur-NSA protestant contre cette inacceptable écoute d'une communication secrète, aussitôt attribuée aux Russes. Comme l’écrit Luke Harding avec la modération qu’on lui connaît, dans le Guardian du 7 février 2014 : «Blaming the Russians for leaking a conversation that was presumably obtained by covert means poses problems for the US, as documents leaked by Edward Snowden reveal that the US has in the past listened into the communications of its allies, as well as enemies.» Le ministère des affaires étrangères allemand, lui, en a profité pour en remettre sur l’aspect allemand de la crise Snowden/NSA : «A German foreign ministry spokesman used suspicion that Russia was behind the leak to take a pot shot at the United States for its own sweeping surveillance programs, which included Merkel’s mobile phone. “This shows you that eavesdropping is stupid,” he said.») Merkel ne s’est donc pas arrêtée à l’incident (l’écoute de la “conversation”) mais à la substance (le fond de la “conversation”). (Selon Russia Today, le 7 février 2014.)

«German Chancellor Angela Merkel expressed outrage over a leaked phone conversation in which a senior US diplomat used an expletive to dismiss the EU’s handling of the Ukrainian crisis. Western officials have attempted to blame Russia for the leak. “The chancellor considers this statement absolutely unacceptable...and wants to emphasize again that (EU foreign policy chief Catherine) Ashton is doing an outstanding job,” Merkel's spokeswoman said on Friday. “The European Union will continue with its intensive efforts to calm the situation in Ukraine.”»

• Si l’on entend surtout les Allemands, on peut être assuré qu’ils ne sont pas seuls à montrer quelque malaise devant cette crise ukrainienne, où l’Europe et l’UE sont inextricablement impliquées. On donne l’exemple de deux pays de l’UE parlant de l’Ukraine dans des termes qui dénotent une certaine angoisse. Une fois égrené le charabia habituel sur les “valeurs”, la révérence à la lutte du peuple ukrainien (s’entend l’opposition dont on sait la diversité éminemment démocratique), les propos évoquent irrésistiblement le cas syrien en insistant sur la nécessité de ne pas couper les ponts de la respectabilité-Système avec le pouvoir en place en Ukraine pour ne pas se retrouver dans la même position qu’a connu le bloc BAO vis-à-vis de la Syrie à partir de 2011. Pour la Tchéquie, il y a ce constat de Natalia Meden, dans Strategic-Culture.org du 1er février 2014 : «Czech media holds an opinion that Ukraine is nearing self-destruction as a state, so it wants the European Union to help the opposition take power; the task is to give the Ukrainian government a chance to leave with dignity. The Czech Republic does not want the repetition of Syrian scenario on European soil.» Autre occurrence, le 1er février au soir, sur France 24, le ministre des affaires étrangères du Luxembourg tenant des propos assez proches, – surtout, avec ce point : ne pas rompre avec le pouvoir, éviter le “scénario syrien”, – en ajoutant l’importance du point de vue russe, avec la suggestion que la Russie et l’UE devraient coopérer pour trouver une position commune sur l’Ukraine, empêchant justement ce “scénario syrien”. Tout cela confirme au moins que les pays de l’UE sont loin des tentations aventuristes et maximalistes des USA, et au pire que c’est, pour eux, une nouvelle Syrie qui est prête à éclater sur le sol européen.

• L’UE elle-même, au niveau de ses institutions, est encalminée dans une paralysie bureaucratique face à la crise ukrainienne, dans sa dimension politique. Cette vision politique de la crise ukrainienne passe nécessairement par les relations avec la Russie, selon deux lignes grosso modo, radicalement opposées : soit la recherche d’un arrangement avec la Russie pour résoudre la crise, soit la dénonciation du rôle de la Russie selon la logique de l’“agression douce”. Il est acquis que certaines personnalités de la direction politique de l’UE recherchent les voies pour de meilleures relations avec la Russie, mais elles se heurtent à des processus bureaucratiques de type systémique et procédurier bien plus que politique, qui sont tous verrouillés sur une vision antagoniste de la Russie. Cet état de chose est d’un poids très lourd dans la crise ukrainienne et réduit la “politique européenne” à la narrative classique et à ses slogans, favorable à l’opposition malgré la situation extrêmement trouble de ce bloc manipulant les émeutes à Kiev. (Par ailleurs, on ne perd pas grand’chose : Ashton étant en fin de mandat, à quelques mois près, la “politique européenne” a au moins une excuse pour ne pas exister.)

• Revenons aux USA, pour constater que certains commentateurs jugent qu’il y a un réel élément nouveau, qui serait l’entrée dans le jeu diplomatique, dans un camp radicalement pro-opposition et antirusse, de ce qu’on a de la peine à nommer encore “diplomatie” de la part des USA. M.K. Bhadrakumar, selon sa vision géopolitique de diplomate accordant le bénéfice de la rationalité à ce qu’il juge être “la politique US”, en faisait un résumé dans un article du 31 janvier 2014, sur son site PunchLine :

«The Barack Obama administration appears to be bracing for an eyeball-to-eyeball showdown with Moscow. That is the message coming out of three developments over Ukraine in rapid succession within the week— the US Congress making its first move on the road to imposing sanctions against Ukraine; Obama singling out Ukraine in his State of the Union address as a theatre where democracy and rule of law is under siege; and, Secretary of State John Kerry announcing his intention to hold a high-profile meeting with the Ukrainian opposition leaders in the weekend on the sidelines of the Munich security conference which is attended by Russian foreign minister Sergey Lavrov. » (M.K. Bhadrakumar a enchaîné selon le même type d’analyse après la “conversation” Nuland-Pyatt, le 8 février 2014.)

Bien entendu, c’est une vision géopolitique classique qui n’est certainement pas la nôtre. Il n’y a, selon nous, aucune coordination sérieuse, c’est-à-dire stratégique, entre les trois faits cités par le commentateur, et surtout pas avec le Congrès ; simplement parce qu’il n’y aucune stratégie, donc aucune coordination dans la politique extérieure en lambeaux des USA, comme il n’y a pas de “projet” quelconque, géopolitique évidemment, dans le chef des USA. Plus encore, il n’y a aucun effort déterminé et unifié de “l’administration Obama” vis-à-vis de l’Ukraine, et d’ailleurs selon le constat d’un intérêt très réduit pour cette crise, aussi bien dans les bureaucraties intéressées que dans le public, et jusque dans l’opposition dissidente et antiguerre. (Pour ce dernier cas d’une opposition si prompte à dénoncer tout ce qui peut ressembler à une pulsion belliciste du Système, il n’est que de consulter l’intérêt absolument réduit, sinon microscopique, qu’un site comme Antiwar.com accorde à la crise ukrainienne, et cela depuis ses débuts.)

C’est justement ce désordre et cette absence d’intérêt qui sont remarquables aux USA, et laissent de l’aire à une Nuland, neocon notoire (l’ambassadeur Pyatt est un “compagnon de route” des mêmes neocons), pour conduire sa politique de provocation, – en solo pour l’essentiel, répétons-le. Le résultat est une sorte de dynamique d’automatisme qu’on a déjà vue ... Il y a donc d’une part quelques tactiques de provocation diverses (type Nuland), à peine surveillées et même pas contrôlées, qui entraînent sporadiquement l’intervention bienveillante d’une personnalité ou l’autre (Kerry à Kiev) selon les exigences du système de la communication; il y a d’autre part une radicalisation systémique et systématique du discours convenu par la voie de la communication, conforme à la surpuissance du Système dans toutes les zones de désordre, avec des références d’hyper-diabolisation dont la Russie est l’une des plus importantes, – encore plus à l’heure de Sotchi. Quoi qu’il en soit et d’ailleurs sans surprise par rapport à notre conception, le résultat est une duplication quasiment à l’identique de la dynamique-Système suivie par les USA à l’encontre de la Syrie. Il y a simplement deux différences, – mais qui ne sont pas rien : d’une part, la rythme est différent, beaucoup plus rapide ; d’autre part, le théâtre est différent et se caractérise ici par l’implication directe et éventuellement avec des risques de confrontation d’acteurs importants qui étaient impliqués plus ou moins dans la crise syrienne mais nullement liés à elle par le diktat implacable de la géographie (la Russie certes, mais aussi l’Allemagne, et l’UE bien entendu).

D’une façon plus large, on observera que ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, dans la phase commencée à la mi-janvier qu’on nommerait “Ukraine.02” pour faire selon la référence informatique, c’est un passage brutal de la formule “révolution de couleur”/“agression douce”, avec une certaine non-violence affichée, une pression de communication, une protestation plutôt par passivité (“Ukraine.01”, décembre 2013), à la formule “révolution brutale”, avec violence, anarchie destructrice, déploiement sans fard des groupes extrémistes, etc. Là aussi, c’est un peu le modèle syrien, mais en beaucoup plus ramassé, beaucoup plus compressé et rapide, beaucoup plus brutal, avec des violences de rue évitant le glissement vers la guerre civile beaucoup mieux organisées, toujours de la part de ces groupes extrémistes. Il a fallu quelques semaines pour que l’extrémisme affirme de façon ouverte sa prépondérance dans la violence, alors qu’il a fallu plus d’un an pour que le Syrie suive la même voie.

Un autre facteur différent du modèle syrien, c’est la faiblesse, tant structurelle qu’opérationnelle du gouvernement en place par rapport au gouvernement Assad. Il y a la sensation que le gouvernement, le régime Ianoukovitch ne sait pas très bien quelle voie adopter, que son état de corruption est assez intense pour l’affaiblir structurellement d’une façon très marquée, que sa légitimité est par conséquent extraordinairement contestable et vulnérable. Assad, malgré les innombrables attaques verbales, insultes, invectives, de la part des officiels les plus élégamment cravatés (Fabius en tête), n’a jamais perdu pied comme Ianoukovitch semble en danger de le faire à chaque instant. Un homme politique normal, sans parler d’un homme d’État, se serait sorti, avec quelques manœuvres habiles, de “Ukraine.01”, qui n’intéressait plus personne entre le 20 décembre et le 15 janvier, et n’aurait pas laissé se développer “Ukraine.02”.

De Sotchi à l'Ukraine

Et les Russes ? Nous n’en avons dit mot, sinon indirectement, lorsqu’il s’est agi de parler des Allemands et de leurs préoccupations vers l’Est, notamment des relations avec la Russie qu’ils ne veulent surtout pas voir empirer, qu’ils voudraient au contraire voir s’améliorer. Voici les quelques remarques rapides qu’en dit Paul Craig Roberts, dans un article écrit avec sa même plume furieuse anti-washingtonienne (antiSystème), concernant ce qu’il juge un peu vite, un peu selon la formule antiSystème standard, comme un vaste projet de déstabilisation de l’Ukraine par les USA... (L’article daté du 6 février 2014 à cause du décalage horaire, est essentiellement suscité par la communication Nuland-Pyatt qui venait d’être révélée ; par ailleurs, Roberts a publié sur son site onze articles depuis le 1er janvier, dont dix consacrés à la situation intérieure US, et le onzième à l’Ukraine, ce qui donne une bonne mesure de l’intérêt qu’on éprouve pour la crise ukrainienne aux USA) :

«Perhaps Putin, an athlete, is distracted by the Olympic Games in Russia. Otherwise, it is something of a puzzle why Russia hasn’t put its nuclear missiles on high alert and occupied the western Ukraine with troops in order to prevent Ukraine’s overthrow by Washington’s money. Every country has citizens that will sell the country out for money, and western Ukraine is overflowing with such traitors...»

La remarque anodine de Roberts citant la coïncidence de la crise ukrainienne et des Jeux Olympiques de Sotchi, institué comme un enjeu de communication entre le bloc BAO et la Russie et qui a été une priorité pour Poutine ces derniers mois, renvoie à une thèse qui devrait être considérée avec intérêt comme plus qu’une thèse mais une hypothèse opérationnelle. Ces troubles ukrainiens se sont développés, justement, alors que Poutine était accaparé par Sotchi, avec une certaine “obligation de réserve” dans ses propres réactions par rapport aux réactions internationales (polémique sur les gays, boycott, etc.). Là-dessus certains pourraient alors surenchérir avec l’idée d’un “complot” du bloc BAO, USA en tête, préparé de longue date en fonction de Sotchi justement ; mais on a vu combien ces interprétations sont contestables en raison de la faiblesse des “diplomaties” du bloc, et pour la raison circonstancielle que la cause initiale de la crise est l’aboutissement des négociations entre l’UE et l’Ukraine, et le refus complètement inattendue (pour l’UE/le bloc BAO) de l’Ukraine des propositions de l’UE. Là-dessus, que l’opposition soutenue par quelques centres de subversion et de désordre à finalité antirusse aient saisi l’occasion et l’argument, avec la réaction initiale très vive de l’UE (la bureaucratie de l’UE ne peut pas imaginer qu’on puisse refuser une proposition faite à un “extérieur” de se rapprocher de l’UE), quoi de plus logique et de plus évident ; là-dessus, que la crise se soit envenimée comme on l’a vu, avec des activistes divers, dont la Nuland, tout cela attiré par le désordre comme les mouches font leur miel, aucun doute là-dessus... Mais il s’agit bien de manigances d’occasion, et nullement d’un “plan” venu de loin. La crise s’est ainsi développée, d’opportunités en inattentions, d’exploitations de désordre en ambitions politiques diverses, d’extrémisme en extrémisme, etc. Il s’agit d’un mouvement naturel dans les conditions de pression et de production de désordre du Système, de la toute-puissance de la communication, enfin de la puissance déferlante et pavlovienne du sentiment antirusse dans tous ces divers relais et officines gouvernementales prisonnières de la dynamique ainsi lancée. C’est une sorte de combustion spontanée qui attire les incendiaires, une crise qui se fait d’elle-même, sur le terrain fécond d’un gouvernement sans grande autorité et sans réel principe, et habitué des grandes manœuvres constantes de la corruption.

Pourtant, la circonstance bien réelle reste à être considérée comme un fait objectif fondamental. La crise s'est développée jusqu’à devenir une bombe à retardement que personne n’a vraiment vu venir et que personne ne contrôle, alors que Poutine et la Russie avaient effectivement l’essentiel de leur attention concentré sur Sotchi. Le 24 février, les Jeux seront terminés et alors, effectivement, la Russie et Poutine pourront et devront se tourner sérieusement vers l’Ukraine. Ce sera pour s’apercevoir que si l’Ukraine semble suivre un scénario très syrien, l’Ukraine n’est pas la Syrie parce qu’elle est si proche de la Russie, avec sa frontière commune, son poids formidable et ainsi de suite. Ainsi la Russie sera-t-elle placée devant une Syrie posée sur sa frontière, pour laquelle il lui sera impossible de renouveler son rôle d’acteur indirect, pouvant alternativement passer de la position de soutien de la légitimité du gouvernement en place à la position d’arbitre travaillant à une tentative générale d’accord de réconciliation. D’une certaine façon, la Russie pourrait se trouver, avec l’Ukraine, placée devant l’épreuve suprême pour elle, avec notamment la possibilité que, dans certaines circonstances, elle se juge dans l’obligation d’envisager d’y répondre d’une façon brutale, comme elle le fit le 7 août 2008 avec la Géorgie. C’est la même sorte d’enjeu qui, dans certaines circonstances toujours, interférerait gravement dans la situation de la souveraineté et de la sécurité nationales de la Russie ; et l’Ukraine, pour la gravité du cas, est autrement plus importante que la Géorgie, et la situation de 2014 bien plus tendue et incontrôlable que celle de 2008.

La situation actuelle est également très différente de cella de la “révolution orange” de 2004, ouverte le 21 novembre 2004 et close le 28 décembre 2004. L’actuelle crise a commencé quasiment à la même époque de l’année, neuf ans plus tard, le 28 novembre 2013 (refus de l’accord avec l’UE) et n’a fait qu’empirer depuis, sans aucun événement décisif pour amorcer son terme. La “révolution orange” était restée cantonnée au domaine intérieur, l’intervention massive de l’extérieur se faisant d’une façon très efficace mais avec des couvertures également très efficaces ; la Russie elle-même, voulant éviter une confrontation, pouvait aisément accepter de les ignorer sans perdre la face ni subir l’apparence d’une défaite politique. L’épisode 2013-2014 est exactement à l’inverse : commencé dans des circonstances directement impliquées par la politique extérieure (négociations avec l’UE), marqué par une intervention extérieure massive (et sans doute beaucoup moins efficace qu’en 2004), il ne permet pas à la Russie, en cas d’aggravation générale, d’ignorer cette structuration extérieure de la crise et sa dynamique d’expansion vers l’extérieur, donc potentiellement vers elle-même. Cette intervention extérieure et ce théâtre extérieur constituent l’“aspect syrien” de la crise ukrainienne, tandis que la potentialité explosive vers l’extérieur constitue un aspect qui lui est exclusif  : à la différence de la crise syrienne, qui attirait et attire vers elle des éléments extérieurs, la crise ukrainienne contient dès son origine et dans sa cause même une potentialité d’exportation vers l’extérieur de ses facteurs de désordre, – vers la Russie, certes, mais aussi vers l’UE, – par exemple, par l’intermédiaire d’un pays comme la Hongrie, comme on l’a vu récemment (le 1er février 2014).

Il y a une analyse monolithique qui fait du bloc BAO une matière solide et bien coordonnée, sous impulsion américaniste avec assistance allemande (voir Xavier Moreau, sur realPolitik.tv, du 27 janvier 2014 : «[E]n matière de politique étrangère, l’Union européenne est une chambre d’enregistrement des décisions prises par Washington et Berlin...»). Ce n’est pas notre appréciation. Dans le cas ukrainien, le bloc BAO est dans une situation extrêmement nette de division potentielle grave, avec des degrés divers de gravité selon les acteurs européens, et une division potentielle très grave entre les USA et l’Allemagne. Passée une première phase d’affirmation quasiment “impériale” de l’UE contre le gouvernement ukrainien, l’UE et les pays-membres sont aujourd’hui dans une situation délicate dont ils distinguent avec une sensibilité différente les dangers. Les USA, eux, sont en situation de non-politique, avec ouvertes leurs vannes habituelles de désordre sans aucune préoccupation particulière.

Ce que Paul Craig Roberts exprime sans doute involontairement lorsqu’il s’interroge sur l’attitude de la Russie («...why Russia hasn’t put its nuclear missiles on high alert and occupied the western Ukraine with troops»), c’est la possibilité du retour de la vieille hantise de la guerre froide du “découplage” entre les USA et l’UE à l’intérieur du bloc BAO. Cela s’exprimerait sous la forme d’une question qui fit symbole durant la guerre froide, avec le seul changement du nom d’une ville : pourquoi les USA risqueraient-ils pour Kiev quelque chose qui a en soi la possibilité d’une conflagration nécessairement catastrophique avec la Russie ? L’UE, elle, serait nécessairement impliquée dans un tel risque si les conditions y conduisaient, et on imagine avec quel état d’esprit à l’intérieur du bloc BAO si les USA avaient contribué à la mise en place de ce risque pour aussitôt affirmer qu’ils ne le courraient pas... Dans sa mécanique, la crise ukrainienne ressemble à s’y méprendre à la crise syrienne mais les différences entre l’Ukraine et la Syrie dans ses composants majeurs (géographie et le reste) en font une crise complètement différente. Dans la crise syrienne, c’est la position française, maximaliste et neocon qui influença le reste dans l’UE ; dans la crise ukrainienne, ce sera la position allemande qui exercera cette influence, et elle sera inverse du maximalisme français et fort peu prisée à Washington où l’on n’est jamais plus va-t’en guerre que lorsque les autres sont impliqués. (Pour cette raison, il faut considérer que la réaction de Merkel à la communication Nuland-Pyatt a une grande importance.) Cette remarque générale nous ramène du terrain géopolitique dont fait partie la description ci-dessus au terrain plus actuel de la communication.

En effet, tout cela est une description qui dépend de la géopolitique, qui est une matière passée au second plan selon nous, quand elle existe encore. Par contre, elle reste ferme dans l’esprit de nos dirigeants et des commentateurs ; elle compte donc pour la prévision, et nullement pour la réalisation. Cela est pour rappeler pour notre compte que la question de la communication domine plus que jamais le champ politique jusqu’à en être la seule véritable expression, mais qu’elle est aujourd’hui, avec l’Ukraine passée en phase 2.0 avec l’explosion de la violence, sous une forte pression d’une potentialité géopolitique d’un conflit qui pourrait prendre des dimensions catastrophiques. Selon notre hypothèse de l’après-Sotchi, cela implique encore que l’évolution de la communication, et notamment les relations à l’intérieur du bloc BAO, tout comme la situation déjà d’un grand désordre en Ukraine, va être maximalisée en fonction de ce spectre de la possibilité d’un grand conflit, avec des effets potentiels extrêmement déstructurants et dissolvants.

Selon cette orientation, l’UE risque autant, sinon plus, que la Russie elle-même, et la réalisation de cette possibilité va accroître encore les tensions au sein du bloc BAO. Ces supputations invitent à considérer que la crise ukrainienne, qui porte en germe la possibilité de graves conflits extérieurs, a déjà vu l’éclosion d’éléments pour de très graves possibilités de mésentente et de conflits internes dans le chef des acteurs extérieurs à la crise. C’est à ce point que nous retrouvons la grande perspective du désordre, sans spéculer plus avant sur la possibilité d’un conflit. Cette fois (à la différence de la crise syrienne), personne n’est plus à l’abri, parmi les principaux acteurs majeurs, de la Russie touchée sur ses frontières et éventuellement obligée à une mobilisation nationale que Poutine a toujours préféré écarter, de l’UE menacée dans sa cohésion comme dans son argument pseudo-fondateur de producteur de “paix éternelle”, des USA qui risquent tout le crédit qui leur reste pour substantiver leur prétention à la fiction de leur leadership et qui ne disposent d’aucune dynamique organisée pour s’impliquer vraiment dans la crise.

On a donc compris qu’on ne plaide pas ici la prévision d’un conflit au plus haut niveau, – nous nous interdisons la prévision à cet égard, – mais la très forte possibilité de la perception de la menace d’un conflit au plus haut niveau. Ce qui nous importe à ce point, ce sont les effets de la perception d’une telle menace, car la communication est si puissante aujourd’hui que nombre de ces effets joueront avant même que le conflit ait lieu, s’il a lieu, s’il n’est pas justement empêché pour d’autres orientations par le bouleversement de tels effets intervenant avant la cause de ces effets, – les effets d’un conflit, avant que le conflit lui-même ait lieu, allant jusqu’à empêcher qu’il ait lieu pour induire d’autres conséquences inattendues ... C’est un phénomène typique du phénomène “big Now” pouvant esquisser «l’éternel présent» (voir le 29 janvier 2014), où le présent bloquée où nous met la puissance de la communication attire et retient à lui toutes les situations et les actes, y compris ceux qui devraient se développer dans le futur par rapport à ceux qui existent d’ores et déjà. Cela pourrait conduire à des situations extraordinairement inédites, passant par des phases de désordre inévitables et très rapides. La crise ukrainienne est un bon candidat pour tenir le rôle du détonateur, du nœud gordien de la crise d’effondrement du Système ; en plus, cela en 2014, cent ans après 1914, au cœur de l’Europe, là où est née cette civilisation dont nous subissons la malédiction dans son avatar dit de “contre-civilisation”, le plus déstructurant et le plus dissolvant.


- Source : Dedefensa

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