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Comment se prépare la spoliation de l’épargne et des épargnants

Auteur : Jean-Michel Quatrepoint | Editeur : Walt | Mardi, 10 Déc. 2019 - 08h16

Les taux d’intérêt négatifs favorisent les ultra-riches et le capitalisme financier, en menaçant les épargnants et les classes moyennes.

Aberration hier. Réalité aujourd’hui. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le capital ne rapporte plus. Pire, il coûte ! Les taux négatifs sont désormais la norme, en Europe, mais aussi au Japon, pour l’épargnant moyen. La rémunération du Livret A est inférieure à l’inflation. Idem pour les contrats en euros à capital garanti de l’assurance vie, ce placement préféré des Français (1700 milliards d’euros).

Les assureurs ont massivement investi dans les Bunds allemands, les bons du Trésor français et même ceux de l’Italie qui offrent toujours des taux négatifs, malgré une remontée des courbes depuis septembre 2019. Mécaniquement, les revenus de l’assurance vie chutent. Les assureurs sont donc tentés de fermer peu à peu les comptes en capital garanti, qui ne permettent plus une rémunération suffisante, tant des épargnants que des gestionnaires. Ils veulent orienter leurs clients vers des placements à risque, en actions et autres produits financiers.

Les grandes banques privées commencent à taxer, au-delà d’un certain seuil, les dépôts en liquide de leurs clients les plus fortunés. Elles répercutent ainsi le coût du taux négatif de 0,5% sur leurs liquidités excédentaires qu’elles sont obligées de déposer à la BCE.

« Helicopter money »

Comment expliquer que l’on en soit arrivé là ? D’où viennent ces taux négatifs, appelés apparemment à perdurer ? Tout commence, fin 2008, avec la faillite de Lehman Brothers et la crise financière qui s’est ensuivi. Une bulle s’était créée autour des subprimes (1) avec un excès de dettes immobilières privées. Les banques, notamment américaines, ayant accumulé des créances irrécouvrables, beaucoup se trouvaient en situation de quasi-faillite. Pour éviter un krach et un effondrement de l’économie mondiale, le président de la Banque centrale américaine, la FED, Ben Bernanke applique une nouvelle théorie monétaire, celle de l’Helicopter money. Les banques centrales, à commencer par la FED, jettent des tombereaux de monnaie que les pâles de l’hélicoptère saupoudreront sur l’ensemble de l’économie, et surtout sur les acteurs financiers.

Les États passent ainsi le relais aux banques centrales qui deviennent les acteurs majeurs de l’économie. La FED fait tourner la planche à billets, rachète aux banques leurs actifs toxiques. Son bilan passe en deux ans de 850 milliards à 4 500 milliards de dollars. Parallèlement, l’État émet plus de dettes, souscrites pour partie par la FED pour soutenir l’économie. Les Européens suivront l’exemple, quoique sur une moindre échelle.

L’Helicopter money de Ben Bernanke a sauvé le système financier américain, les grandes banques et Wall Street. Cette création monétaire abondante a eu un effet mécanique : les taux d’intérêt ont baissé. Mais ils restent outre-Atlantique positifs. Ne serait-ce que pour conserver au dollar son pouvoir attractif auprès des investisseurs internationaux. Faute de réinventer un nouveau modèle économique, on a donc, en 2008, sauvé les meubles. L’Helicopter money se contentant de déplacer la bulle, des dettes privées vers les dettes publiques. La création monétaire des Banques centrales aurait pu être canalisée, orientée vers l’économie réelle, vers des investissements collectifs, notamment les infrastructures. On a préféré laisser faire le marché.

Des bénéfices pour les ultra-riches

Les capitaux de plus en plus abondants se sont investis en Bourse, dans des opérations de LBO (2), dans des montages financiers rémunérateurs. Les entreprises ont multiplié les programmes de rachats d’actions pour faire monter les cours et assurer ainsi des plus-values à leurs actionnaires. En revanche, elles ont souvent négligé les investissements de long terme. On a continué à sabrer dans les effectifs et la masse salariale a été contenue.

Les délocalisations et la course aux moins-disant fiscal, social et environnemental ont maintenu des prix bas pour le consommateur. D’où une inflation plus que contenue. En revanche, une autre inflation est apparue : celle des actifs. Les ultra-riches, qui financent leur développement et leurs opérations en s’endettant à des taux très bas rachètent des entreprises, de l’immobilier, des œuvres d’art et en font grimper les prix. Ce qui accroît mécaniquement leur patrimoine.

Sauver la monnaie unique

La théorie de l’Helicopter money sera reprise en Europe, quelques années plus tard, sur une grande échelle, par Mario Draghi. Cet Italien, éduqué chez les Jésuites, est en réalité un pur produit de la finance mondiale. Son passage chez Goldman Sachs, dont il fut un vice-président, lui ont appris les arcanes de cet univers impitoyable et le langage qu’il faut tenir aux marchés. Succédant à Jean-Claude Trichet et confronté à la crise grecque, qui risque de faire imploser la zone euro, il applique la politique suivie par Ben Bernanke.

Il affirme que la BCE fera « tout ce qui est nécessaire pour sauver la monnaie unique ». Son action sera double. D’une part, il introduit, en 2014, un taux négatif (- 0,1 % et – 0,5 % aujourd’hui) sur les dépôts que les banques sont tenues de déposer à la BCE. D’autre part, à partir de 2015, la banque centrale entame un programme de rachat d’actifs, d’abord de la dette publique, étendu ensuite aux dettes d’entreprises. Au total, en quatre ans, la BCE a ainsi acquis 2 600 milliards d’euros d’actifs. Au passage, Mario Draghi, qui se souvient qu’il est Italien, sauve son pays. La dette italienne (130 % du PIB) est recyclée. La Banque d’Italie, la BCE, mais aussi la Bundesbank en sont désormais les principaux détenteurs. En France, la Banque de France et les fonds euros de l’assurance vie rachètent massivement la dette française.

Draghi, plus loin que Bernanke

En introduisant durablement les taux négatifs – ce que n’a jamais fait la Fed – Mario Draghi va plus loin que Ben Bernanke. Pour un investisseur en euro, 70% des revenus à taux fixe sont désormais à rendement négatif. Au niveau mondial, les emprunts des États et des entreprises offrant des rendements négatifs atteignent désormais 17 000 milliards de dollars, soit 20% du PIB mondial. La BCE a suivi le chemin emprunté par le Japon, il y a près de 30 ans. Des déficits publics financés par l’épargne locale à des taux de plus en plus bas. Résultat ? La dette publique japonaise atteint 240% du PIB, avec une inflation voisine de zéro, une consommation stagnante, tout comme la croissance.

Et si les taux négatifs étaient finalement le révélateur d’une nouvelle idéologie : celle de la décroissance ? Dans la théorie économique classique, le taux d’intérêt est la récompense de l’acte d’épargne. « Je mise sur le futur, plutôt que de satisfaire une consommation immédiate et j’en reçois une récompense par l’intérêt qui m’est versé ». La croyance dans un avenir meilleur et le niveau des taux sont intimement liés. Or, en basculant dans l’univers des taux négatifs, c’est un bien inquiétant message que les banques centrales et les marchés financiers émettent. Ils se projettent dans un monde de décroissance et de baisse des prix. Cent euros aujourd’hui vaudront moins demain. « Je prête 100 euros et j’accepte que l’on ne m’en rembourse que 95 demain parce que je ne crois pas dans le futur et que je ne veux pas prendre de risques ».

Addiction à la planche à billets

Le court-termisme a pris le pas sur la vision à long terme. L’argent injecté par les banques centrales ne va plus dans l’économie réelle, ne s’investit pas dans le long terme. Il alimente, en réalité, la spéculation sur les marchés financiers. C’est le triomphe du capitalisme de la plus-value, au détriment du capitalisme de rendement. La planche à billets des banques centrales est devenue une drogue, dont les marchés et l’ensemble du système financier ont besoin. Une remontée des taux se traduirait mécaniquement par des pertes considérables dans les portefeuilles obligataires des grands investisseurs. Et par une baisse des actions. Avec un risque de krach.

Cette addiction à la planche à billets et aux taux bas bloque toute inversion de cette politique. Si l’on débranche le malade, il meurt. Aux États-Unis, la FED a tenté en 2018 d’inverser, très prudemment, la courbe des taux. Elle a dû battre en retraite face à une coalition hétéroclite. Rassemblant la fine fleur de Wall Street, l’aile gauche des démocrates et… Donald Trump. Chacun plaidant, pour des raisons diverses, en faveur d’une baisse des taux et une poursuite de l’endettement.

Il est vrai que cette politique fait bien des gagnants. À commencer par les États. Le service de la dette leur coûte de moins en moins cher et redonne quelques marges budgétaires. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a pu financer les dix milliards des Gilets jaunes. Mais les États se révèlent impuissants à investir massivement dans les infrastructures, la transition énergétique, les domaines régaliens. Idéologie néolibérale oblige.

Autres gagnants : les particuliers qui peuvent obtenir des crédits quasiment gratuits pour acheter des biens immobiliers. Même chose pour les rachats d’entreprises, les LBO, qui se financent par la dette. Avec des effets pervers. L’immobilier s’envole. Pas partout. Uniquement là où il y a une forte demande : dans les métropoles et non sur l’ensemble du territoire. Les entreprises préfèrent faire des acquisitions, plutôt que d’investir dans leur propre outil de production ou dans les salaires. La croissance s’étiole et la confiance des acteurs économiques – consommateurs, épargnants – s’érode. Le capitalisme financier triomphe, au risque d’entraîner le monde à sa perte.

Le grand capital, grand gagnant

En inondant le marché de liquidités et en instaurant les taux négatifs, les banques centrales ont servi, en fait, le grand capital. Ceux qui ont déjà beaucoup, beaucoup de capitaux. Ils investissent avec de l’argent qui ne leur coûte rien. Ils compensent d’éventuelles pertes sur certains actifs par de considérables gains sur d’autres. Ils jouent sur les allers-retours boursiers.

La classe moyenne occidentale, et surtout les épargnants, sont les grands perdants de cette politique. La première, faute de croissance et de hausses des salaires, a de plus en plus de mal à se constituer un patrimoine. Quant aux retraités, on rogne régulièrement sur leur pouvoir d’achat. Et cela ne fait que commencer. L’épargnant a accumulé de l’épargne par son travail. Il ne veut pas tant gagner, mais ne pas perdre et préserver son capital pour sa retraite et ses enfants. Or, les taux négatifs vont peu à peu rogner ce capital. S’il conserve aujourd’hui de l’argent liquide sur ses comptes, c’est parce qu’il est inquiet de l’avenir. Il a le sentiment qu’il n’y a plus, depuis 2008, de pilote dans la cabine de l’économie mondiale.

Les modèles économiques anciens se sont effondrés, mais il n’y en a pas de nouveau. On ne cesse de l’affoler en lui parlant de catastrophe climatique, de vagues migratoires, de conflits en tout genre. Bref, un environnement qui ne pousse pas à prendre des risques. Mais le système financier, lui, veut qu’il en prenne.

On va donc, peu à peu, lui ponctionner ses liquidités. Éradiquer doucement l’usage des espèces. L’inciter à retirer son argent de l’assurance vie à capital garanti, pour qu’il l’investisse en actions et que son épargne prenne en quelque sorte la relève de la création monétaire des banques centrales. De quoi accroître encore la bulle financière et… préparer un gigantesque krach boursier où petits épargnants et caisses de retraite seront lessivés. Le grand capital, lui, sera sorti du marché au fur et à mesure que les petits seront entrés. En encaissant ses plus-values. Un grand classique de l’histoire financière.

« Nous devrions être plus heureux d’avoir un emploi que de protéger notre épargne » ! Christine Lagarde, la nouvelle patronne de la BCE, vient d’annoncer la couleur. Elle poursuivra la politique de Mario Draghi. Elle préfèrera spolier les épargnants en s’imaginant qu’elle créera ainsi de l’emploi. Non seulement elle sort de son rôle, mais en plus elle a tout faux. Emploi et épargne, activité économique et épargne sont intimement liés. Il appartient aux responsables politiques et économiques de faire en sorte que l’épargne s’investisse dans l’économie réelle, pour le bénéfice de tous. Et non de l’orienter vers des placements spéculatifs.

Avec son « quantitative easing » (3), Mario Draghi a favorisé les sorties de capitaux de la zone euro. Les investisseurs qui ont vendu leurs obligations d’État à la BCE ont, bien souvent, utilisé le produit de cette vente pour investir dans les marchés financiers hors zone euro. En cherchant notamment des actifs offrant une meilleure rentabilité, sur le marché obligataire et immobilier américain et dans les pays émergents. Alimentant ainsi la spéculation et prenant un risque majeur pour leurs clients.

De l’épargne pour les grands projets

Comment éviter cette spoliation de l’épargne qui se profile et relancer l’activité économique ? En revenant tout simplement à des principes sains de transformation de l’épargne. L’Europe, mais aussi les Etats-Unis et la plupart des pays occidentaux souffrent d’un manque d’investissement dans les grandes infrastructures, dans la transition énergétique, dans l’adaptation aux changements climatiques. Pourquoi ne pas proposer aux épargnants des obligations de très long terme offrant une rémunération correcte ? La rentabilité historique du capital est voisine de 2 % par an, hors inflation. Ces obligations seraient émises au niveau européen et dans chaque État, par des organismes comme la Banque européenne d’investissement (BEI) ou la Caisse des Dépôts en France. Les centaines de milliards d’euros ainsi récupérés seraient alloués à des grands projets, à des biens collectifs, décidés par les États.

Aux Etats-Unis, c’est ce qu’aurait dû faire Donald Trump pour son programme d’investissement dans les infrastructures de 1 000 milliards de dollars, promis lors de sa campagne… dont on attend toujours le début du commencement. Mais une telle solution risque de ne pas être du goût des grands acteurs financiers, car les grands projets collectifs de long terme ne donnent pas matière à spéculation.

Notes:

(1) Prêt risqué. Aux Etats-Unis, il s’agissait essentiellement de prêts immobiliers à des personnes déjà très endettées.

(2) Leveraged buy-out, rachat d’entreprise par endettement, avec effet de levier.

(3) Assouplissement quantitatif. Politique monétaire qui utilise des outils comme l’achat d’obligations par les Banques centrales afin d’accroître la liquidité en circulation. L’ »Helicopter money » est rendu possible par cet assouplissement quantitatif.


- Source : Ruptures

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