La guerre de la sémantique
La déclaration Balfour a ouvert au Proche-Orient une guerre sémantique qui n’en finit plus d’enfler à propos de la Palestine de façon générale, mais aussi des différentes sociétés du Levant. De cette guerre des mots, qui est aussi une guerre des symboles émotionnels, nous sommes encore peu conscients, en Orient comme en Occident.
Il en a été ainsi de l’introduction du concept de « foyer national », notion inconnue du droit international qui ne connaît que les États ou bien les nécessités de la protection des individus (l’ancien « droit des gens », tel que défini par les grands juristes des XVe et XVIe siècles), notamment en temps de guerre. Le concept de foyer national est apparu en 1917 comme tout à fait innocent, une « œuvre de bienfaisance » envers la communauté juive anglaise. Pourtant, cette dernière ne connaissait pas de persécutions et était fort bien intégrée dans le tissu social britannique, ayant même eu au XIXe siècle un Premier ministre de confession juive (Disraeli). Adresser une lettre à une notabilité financière anglaise de confession juive (lord Rothschild) était donc quelque peu loufoque.
Mais les détails historiques nous apprennent que l’idée d’un transfert des Britanniques de confession juive en Palestine était vieille dans la diplomatie impériale britannique. Elle avait été proposée par un consul britannique siégeant à Beyrouth qui s’inquiétait, en 1840, de l’influence grandissante de la France sur la communauté maronite au Liban et avait estimé que la Grande Bretagne, en transférant les Britanniques de confession juive en Palestine, pourrait faire contrepoids.
Confusion entre religion et nation
Plus grave, le concept fait de la religion juive une « nation » en formation, confondant ainsi nationalité et religion. Ce que réalisera plus tard la Grande-Bretagne à propos des Indiens musulmans qu’elle poussera à la sécession en 1947-1948, laquelle s’effectuera dans un bain de sang. Mais la politique impériale britannique n’est pas la seule à jouer de la sémantique. La politique française avait elle aussi désigné les communautés religieuses du Levant par le terme de « nations », confondant ainsi religion et nationalité. Cela l’amènera un peu plus tard à créer un État alaouite et un État druze en Syrie, sans que les intéressés l’aient demandé, expérience balayée par une révolte générale des Syriens (qui sera alors bizarrement qualifiée de « révolte des druzes »). Nous sommes ici au cœur des visions européennes sur l’existence d’une « question d’Orient » que j’ai longuement analysée par ailleurs.
Mais la guerre de la sémantique ne s’arrête pas à cette confusion entre religion et nationalité dans la déclaration Balfour. En effet, d’une façon particulièrement insidieuse, le texte affirme que la création de ce « foyer national » ne devra pas « porter atteinte aux droits civils et religieux » de la population locale palestinienne, ce qui peut apparaître comme juste et normal, si l’on ne prend pas garde. En effet, le texte omet totalement la mention des droits politiques de la « population locale » qui n’est même pas désignée comme un peuple enraciné dans une terre, mais comme des « collectivités non juives existant en Palestine » (!).
On peut difficilement imaginer une nouvelle sémantique aussi cruelle que celle contenue dans cette déclaration qui, en 69 mots seulement – qui sont le cœur du texte –, pose les bases du déracinement de la population palestinienne qui dure jusqu’aujourd’hui et des souffrances endurées par elle sans discontinuer depuis le début du mandat anglais sur cette terre. Sans parler des souffrances du peuple libanais qui a payé aussi un prix très fort du fait de la déclaration et continue aujourd’hui d’avoir ce voisin brutal, qui a occupé durant 22 ans de larges parties du sud du Liban et est arrivé en 1982 jusqu’à Beyrouth, dont la partie ouest a été martyrisée durant plus de deux mois. Beaucoup de Libanais et de Syriens chrétiens avaient été d’ailleurs les premiers à tirer la sonnette d’alarme dès les débuts du XXe siècle sur l’immigration d’Européens de confession juive en Palestine.
Sémantiques extrêmes
Il est intéressant de noter que la guerre des sémantiques continuera après la déclaration Balfour et dure jusqu’aujourd’hui. Que l’on se souvienne de l’interprétation scélérate de la diplomatie britannique concernant la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies intimant l’ordre à l’État d’Israël de retirer son armée des territoires occupés par elle, suite à la guerre de juin 1967. Cette diplomatie avait alors estimé que la résolution ne parlait pas de « tous » les territoires, mais simplement « de » territoires occupés. L’on peut aussi se souvenir que le président François Mitterrand avait effectué un redoutable glissement sémantique en parlant de « territoires disputés » et non plus occupés à propos de la Palestine.
Par la suite, la diplomatie américaine avait consacré une nouvelle et perverse sémantique concernant les États arabes, les uns étant qualifiés de « modérés », les autres de « radicaux ». Les premiers étant ceux docilement soumis aux États-Unis et à sa politique régionale, les autres refusant de s’aligner sur elle, plus proches de l’URSS et beaucoup plus vocaux en matière de droits des Palestiniens. On aime évidemment plus facilement des personnes ou des États modérés et l’on s’effraye du radicalisme. Mais la question qui se pose est celle de savoir si, en matière d’application des principes généraux du droit, l’on peut être « modéré ». Être modérément pour l’application du droit ne fait pas de sens. Ou alors il faut revoir toute notre conception du droit. Cela sans parler des sémantiques extrêmes relatives à des « axes du mal » ou un « empire du mal », chères aux deux présidents Ronald Reagan et Georges W. Bush ou, plus récemment, à un « triangle chiite » subversif.
Notons aussi que la confusion entre nationalité et religion a envahi le monde arabe et musulman, depuis que l’Arabie saoudite et le Pakistan ont créé l’Organisation des États islamiques et œuvré à faire émerger une altérité islamique dans le monde, loin de l’humanisme ouvert auquel aspirent tous les hommes de bonne volonté.
Le Liban quant à lui ne doit pas oublier que son voisin israélien – qui pratique un apartheid encore plus sanglant que celui exercé autrefois en Afrique du Sud – voit dans la formule libanaise du « vivre en commun » un danger mortel pour son avenir. Il nous revient donc d’apprendre les règles de la guerre des sémantiques pour mieux résister à celle que pratiquent l’État israélien et ses protecteurs américains et européens.
L'auteur, Georges Corm, est ancien ministre des Finances (1998-2000) de la République libanaise et professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph. Dernier ouvrage : « La nouvelle question d’Orient » (La Découverte).
Lord Arthur James Balfour, à l’époque ministre britannique des Affaires étrangères, et la lettre qu’il a adressée au banquier sioniste lord Lionel Walter Rothschild « de la part du gouvernement de Sa Majesté », le 2 novembre 1917. Photo d’archives/AFP
- Source : L'Orient-Le Jour