Chronique d’un paumé en caisse de supermarché : l’arrivée
J'ai vingt-cinq ans et je suis caissier depuis environ deux ans, d'abord dans un hypermarché d'un coin plutôt touristique, puis dans un supermarché de Grenoble. Entrecoupées de quelques tentatives universitaires, ces deux expériences constituent ma seule qualification professionnelle, la seule ligne digne d'intérêt à placer dans mon CV.
J'y suis arrivé un peu par hasard, comme la plupart de mes collègues je suppose, au détour d'une opportunité bienvenue (c'est-à-dire un piston) à un moment où il me fallait réellement trouver de quoi financer mon estomac affable. Je déteste ce métier, certes, mais en attendant de trouver ma voie (si tant est qu'elle existe) je me résouds à y rester. Je déteste passer mes journées dans ce haut-lieu de la consommation qu'est le centre commercial, mais il y a foule d'autres métiers qui me répugneraient bien plus, alors je reste positif. Au moins, j'ai un travail. De plus, ayant toujours été curieux du système de consommation dans lequel nous vivons, être installé entre 4 et 8 heures par jour derrière ma caisse me donne parfois l'impression d'être un petit ethnologue en visite dans un monde inconnu. J'ai toujours été fasciné par la publicité, l'image médiatique et plastique qui nous est sans cesse renvoyée sur les panneaux et les écrans depuis aussi longtemps que je me souvienne. J'avais sept ou huit ans et chaque fois que j'accompagnais ma mère pour faire les courses je restais interloqué devant les promotions. "Pourquoi offrir un deuxième paquet pour un acheté ? Quel est l'intérêt de la chose pour celui qui a fabriqué les paquets ?".
Cette volonté de comprendre ce système m'a accompagné depuis cet instant, ainsi que son rejet croissant, se développant au fur et à mesure que je saisissais, ou pensais saisir, certains éléments. Au point que j'ai cru devenir fou à trouver tout cela superficiel, vain et inintéressant. Jusqu'à ce que je tombe sur "La société de consommation", de Jean Baudrillard, dont la lecture fut un grand choc émotionnel alors que je découvrais ébahi qu'un type avait mis des mots sur énormément de choses qui me tourmentaient, et que ce type n'était a priori pas un barge. Quelques recherches sur l'ordinateur du lycée, je veux trouver le moyen de lui envoyer un mot, une lettre, quelque chose, pour le remercier et, naïvement, en savoir plus. Pas de chance, l'homme est décédé récemment et.. stupeur ! On lui rend hommage, et pas que depuis la France ! Alors comme ça, un type dresse un portrait impitoyable, lucide et cinglant de notre monde et quand il meurt, on lui rend hommage ? Donc, quelque part, on valide ce qu'il écrit ? Nouvelle interrogation : comment peut-on dire "ce mec a raison" sans changer le monde ? Toujours aussi naïf, je ne trouve pas de réponse à cette question mais je retiens que ce monsieur était sociologue, et je me dis que l'endroit où je dois aller après mon bac si je veux changer le monde sera la faculté de sociologie, puisque c'est là qu'on y révèle les mécaniques de la consommation.
Après avoir constaté, non sans quelques errances entre temps, que devenir sociologue ne donne pas de clés pour changer le monde, je finis mon parcours (ponctué d'un essai en Lettres, où j'ai fui après un cours pendant lequel mes camarades dissertaient sur un texte magnifique de Montesquieu comme s'ils venaient de lire un roman comme un autre, comme si les idées n'étaient guère plus que des champs lexicaux et des métaphores, qu'on se devait de trouver pertinentes tout autant que de parvenir à décortiquer la manière dont elles sont mises en place, sagement) j'ai atterri en caisse. Dans le vrai monde, là où si tu arrives une heure en retard parce que tu n'avais guère envie de te lever plus tôt on ne se contente pas de t'envoyer en colle. Là où tu n'es plus l'élève un peu rêveur qui fait parfois sourire ses professeurs, ou l'élève un peu fainéant qui les agace. Premier changement, je dois désormais me montrer souriant tout le temps que je passerai sur mon lieu de travail. Non pas que sourire soit une épreuve pour moi, mais le faire en allant prendre ma caisse, ça m'est difficile. Cacher, cacher aux autres la souffrance qui m'habite, la refouler quand, aspirant une dernière bouffée de tabac, je sens chaque fibre, chaque atome de mon être me hurler de partir en courant, de prendre le premier avion pour découvrir le monde plutôt que de passer le temps à travailler ici. Mais je suis un peu lâche, alors j'entre dans le magasin et je tâche de sourire et d'être agréable, de rester positif et de ne pas infliger aux autres ma volonté de fuite ou mon humeur maussade. Depuis toujours, je me suis révolté intérieurement contre la consommation au sens large, contre le monde dans lequel j'évoluais, d'une manière un peu futile et naïve, et je me retrouvais au centre de toute la chose. J'avais imaginé, parmi les côtés positifs, que je pourrais observer de plus près le système, la vie, la dynamique qui rend tout cela possible, qui nous rend tous possesseurs des mêmes choses et des mêmes envies, en même temps qu'elle nous rend tous impuissants et révoltés, schizophrénes.
Je découvre assez rapidement que mes collègues sont loin du stéréotype de la caissière un peu ahurie mais bien gentille. Au fil des semaines, je me surprendrai parfois, en dépit du dégoût que m'inspire le travail en lui-même, à me dire que certains me manqueront quand je quitterai le magasin, que j'aurais pu nouer de nouvelles et vraies amitiés avec quelques-uns, malgré la différence d'âge. Je vois des gens un peu résignés, peut-être un peu abîmés par la vie, ou ayant été dévié d'un parcours ou d'un autre à un moment précis et se retrouvant à scanner des machins à longueur de journée. J'en vois quelques-uns qui semblent plutôt contents de faire ce qu'ils font, sans aimer la chose mais d'une manière un peu enfantine et scolaire, s'y plient. Ceux-là ne sont pas parmi les plus futés, leur intelligence est ailleurs.
D'une manière générale, mais cela se ressent plus parmi les employés de rayon (que j'ai pu mieux connaître lorsque j'y ai été affecté quelque temps), le personnel vit sa vie professionnelle dans le magasin à la manière, toutes proportions gardées, d'un détenu dans sa prison. Le vocabulaire m'a souvent frappé, cette manière de parler du magasin, des cadres, comme d'une grosse machine, entité, sur laquelle on n'a que peu de pouvoir et à laquelle il faut obéir. Pour être plus précis, c'est un mélange entre un discours de captivité, dans sa vie, ses possibilités d'évolution, la routine quotidienne, scolaire -au sens plus ludique de la chose, ici personne ne paie pour aucun crime et aucune cellule ne vient nous enfermer- et prolétaire. Tous ensemble à la pause, clope au bec, café en main, on râle contre les chefs, les salaires, on retrouve ses amis, on se paye une cigarette. Mon ressenti, c'est une certaine fatalité. Je me souviendrai toujours de cette caissière, hiérarchiquement au-dessus d'une caissière, mais de manière informelle, avec qui je m'étais retrouvé en pause. Assis sur le banc et fumant nos cigarettes, sous la chaleur écrasante de l'été, notre discussion avait soudainement et étrangement dévié des sujets habituels quand elle avait commencé à me parler de sa jeunesse. Elle me disait se souvenir de ses vingt ans comme si c'était hier, et ne pas avoir vu passer le temps jusqu'à ce jour. Elle approchait les cinquante ans. Elle m'a dit se souvenir de ses rêves, de voyages, d'insouciance, sa vision joyeuse et encore adolescente du monde et de l'avenir. Et puis le mariage, les enfants. Les enfants devenus adolescents à leur tour, puis adultes et partis voler de leurs propres ailes. Et puis le divorce, la dépression. Le combat pour reprendre le dessus, le retour à une vie normale, à son travail. Le regard perdu dans ses pensées, elle me disait tout ça et je sentais ma gorge se nouer et des larmes monter. Elle était belle malgré son visage qu'on sentait marqué par une vie parfois difficile, banale. Magnifiquement banale. Je pense que c'est sa lucidité et sa dignité qui m'ont ému à ce point, elle n'était pas du tout en train de se plaindre ni de pleurer sur son sort, elle pensait à moitié à voix haute et me dessinait une esquisse de sa vie en quelques minutes, à la volée, sous le soleil. Ce même soleil qui faisait mon bonheur quand arrivait les beaux jours et que je pensais à tout ce que j'allais pouvoir faire pendant l'été, ce même soleil qui avait dû faire le sien de la même manière, avant que la réalité du monde ne nous rattrape.
Nous ne sommes pas destinés à devenir les esclaves que nous sommes tous devenus. Le monde est injuste. C'est ce qui m'a frappé ce jour-là, car j'ai touché du doigt cette idée quand nous nous tenions chacun d'un point à l'autre de quelque ligne temporelle. Quelque part, j'étais son passé et elle était mon futur, pour la simple raison que nous partageons tous le même chemin.
- Source : Agoravox