www.zejournal.mobi
Samedi, 21 Déc. 2024

Semences, souveraineté et résistance : la longue bataille contre l’UPOV et la privatisation des semences

Auteur : GRAIN | Editeur : Walt | Jeudi, 05 Déc. 2024 - 14h06

Les paysans et les communautés rurales du monde entier connaissent l’importance cruciale des semences pour la production alimentaire. Avec la terre et l’eau, les semences font partie des ressources agricoles les plus fondamentales. L’idée que les semences doivent circuler librement est si profondément ancrée dans les sociétés humaines que, jusqu’en 1960, les systèmes semenciers nationaux reposaient universellement sur le principe selon lequel les semences stockées devaient être mises à la disposition de tous ceux qui en avaient besoin.

Toutefois, la situation a changé avec la création en 1961 de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV), ayant pour but de privatiser les semences et les variétés végétales. Cette idée a immédiatement rencontré une forte résistance. Pendant les sept premières années, seule une poignée de pays européens ont soutenu l’UPOV, aucune autre nation n’étant disposée à la ratifier.

Aujourd’hui, l’assaut contre les semences communautaires s’est intensifié. Les efforts de réglementation, de normalisation et de privatisation des semences visent à étendre les marchés des entreprises, facilités par les droits des obtenteurs, les lois sur les brevets, les systèmes de certification des semences, les registres des variétés et les lois sur la commercialisation. Ces mesures, quelle que soit leur forme, servent à légaliser l’exploitation, la spoliation et la destruction. Mais, dans le monde entier, des communautés ripostent.

Afrique : une attaque contre les semences qui nous nourrissent

Les systèmes semenciers locaux, gérés par les agriculteurs et les agricultrices, continuent de nourrir la plupart de la population, en particulier dans le Sud global. Pourtant, des sociétés semencières de plus en plus puissantes, soutenues par leurs gouvernements hôtes à travers l’aide au développement et des accords commerciaux, font pression sur les pays, en Afrique par exemple, pour accélérer l’adoption de systèmes semenciers « formels » qui privilégient les semences industrielles.

Au début de l’année 2023, le parlement béninois a présenté une proposition d’adhésion à l’UPOV. En tant que membre de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), le Bénin est déjà indirectement lié à l’UPOV. Une adhésion directe, cependant, exposerait le Bénin à une plus grande pression de la part de l’industrie semencière mondiale.

Face à cette menace, la société civile béninoise s’est mobilisée pour bloquer cette proposition. Elle a organisé des consultations, des formations et des débats publics. Au niveau régional, une coalition d’organisations paysannes, d’organisations de femmes, d’activistes du commerce équitable et de défenseurs des consommateurs et consommatrices a tiré la sonnette d’alarme. Elle a exhorté le gouvernement béninois à retirer sa proposition d’adhésion à l’UPOV et à collaborer avec les organisations paysannes et la société civile afin d’envisager des stratégies de systèmes semenciers privilégiant les besoins locaux. À la mi-2023, la pression continue exercée par les mouvements sociaux a permis de mettre un terme aux discussions parlementaires sur l’adhésion à l’UPOV.

La diversité des variétés de semences paysannes est essentielle à la souveraineté alimentaire, à la nutrition, à l’amélioration de la biodiversité et au maintien des moyens de subsistance, non seulement dans les zones rurales, mais aussi dans les zones urbaines et périurbaines, pour des millions de petits producteurs et productrices africains. Pourtant, la campagne en faveur des semences industrielles se poursuit en Afrique, sous l’impulsion d’institutions telles que l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), qui a introduit des semences hybrides et génétiquement modifiées sur le continent.

En Zambie, un nouveau projet de loi sur la protection des droits des obtenteurs a été présenté pour consultation en avril 2024, sous l’impulsion des multinationales semencières. Il n’y a pas de raison impérieuse d’abroger la loi existante sur les droits des obtenteurs, si ce n’est pour aligner plus étroitement la loi zambienne sur l’UPOV. Les organisations paysannes et d’autres groupes de la société civile zambienne se battent avec acharnement pour empêcher cette initiative, dénonçant un risque de mainmise accrue des entreprises sur les systèmes semenciers et alimentaires du pays.

Au niveau du continent, l’Union africaine tente d’harmoniser les lois sur les semences dans ses 54 États membres dans le cadre de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Le protocole sur la propriété intellectuelle qui a été proposé entraînerait la privatisation des semences. La moitié des États membres de l’UA ayant déjà aligné leur législation sur l’UPOV, cette initiative devrait accroître le nombre de membres de l’UPOV et mettrait en péril les droits des agriculteurs et agricultrices et les systèmes de semences locaux.

Les efforts d’harmonisation des lois sur les semences, tels que le projet de loi sur les semences et les variétés végétales de la Communauté d’Afrique de l’Est (East African Community Seed and Plant Varieties Bill 2024), inspiré de l’UPOV, menacent de créer un environnement réglementaire intransigeant. En favorisant la circulation transfrontalière des semences, ces lois exposent les variétés locales à la concurrence de puissantes sociétés semencières, continuant ainsi à affaiblir la souveraineté sur les semences et la biodiversité dans l’ensemble du continent.

Des organisations telles que l’alliance zambienne pour l’agroécologie et la biodiversité (ZAAB) et l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA) s’opposent vigoureusement à l’UPOV et au contrôle des semences par les multinationales. Ensemble, des organisations de terrain de toute l’Afrique se sont levées pour défendre les semences et les systèmes alimentaires africains !

Amérique latine : mobilisation pour la défense des semences paysannes

Dans toute l’Amérique latine, les accords de libre-échange ont renforcé les efforts visant à privatiser les semences par le biais de nouvelles lois et réglementations. En appliquant les droits des obtenteurs, les brevets et les lois sur la commercialisation des semences, les grandes entreprises portent atteinte à la liberté fondamentale des populations de conserver, d’échanger, de multiplier et de reproduire les semences. En 2012, le Congrès hondurien a adopté la loi sur la protection des variétés végétales, interdisant ainsi la conservation, le partage et l’échange de semences. En réaction, des organisations paysannes comme l’ANAFAE (association nationale de promotion de l’agriculture biologique) ont engagé une bataille juridique qui s’est poursuivie pendant dix ans pour faire déclarer la loi inconstitutionnelle. Bien que leur demande ait été rejetée, elles ont persisté en déposant une nouvelle requête.

Après une longue procédure, la Cour suprême du Honduras a déclaré la loi inconstitutionnelle en novembre 2021. Cette décision de la Cour se fondait sur l’argument selon lequel l’UPOV portait atteinte à la souveraineté du pays, au droit à l’autodétermination et aux principes constitutionnels relatifs à la vie, à la dignité humaine et au droit du peuple hondurien à un niveau de vie adéquat. Elle a également reconnu que cette loi constituait une attaque contre le droit du peuple à se nourrir de manière nutritive, saine et culturellement appropriée.

Dans toute l’Amérique latine, ces lois sont communément appelées « lois Monsanto ». Au Guatemala, les populations autochtones manifestent dans les rues depuis mi-2023 pour exiger l’abandon par le gouvernement d’une proposition de loi visant à adopter les normes de l’UPOV. Ces manifestations ont joué un rôle central dans une grève nationale contre le gouvernement.

Outre les pressions exercées par les accords commerciaux, l’offensive en faveur de l’adhésion à l’UPOV fait aussi l’objet d’intenses campagnes politiques. En Argentine, le nouveau gouvernement de Javier Milei tente d’inclure une clause dans son projet de « loi omnibus » (article 241) pour adhérer à l’UPOV 1991. Cette initiative, soutenue par de puissantes sociétés semencières telles que Bayer, Syngenta, Corteva et BASF, vise à empêcher les agriculteurs et agricultrices de réutiliser librement les semences et à étendre le contrôle des entreprises sur le matériel de reproduction collecté, menaçant ainsi la souveraineté alimentaire de l’Argentine. Qui contrôle les semences contrôle la chaîne agroalimentaire, et donc la disponibilité, la qualité et le prix des aliments destinés à la population. En réaction, un mouvement social de grande ampleur a été lancé pour faire échouer ce projet de loi et supprimer l’article 241.

Le 24 janvier 2024, une grève et une mobilisation nationales menées par les principaux syndicats argentins ont rassemblé environ 5 millions de personnes. L’UPOV était l’une des cibles de ces manifestations, qui ont conduit à l’échec du projet de loi. Cependant, la lutte continue car le gouvernement reste déterminé à introduire une nouvelle loi semencière afin d’empêcher les paysan·nes de conserver librement leurs semences.

En mai 2024, des paysan·nes et des organisations de la société civile du Mexique, du Guatemala, du Honduras, du Salvador, du Costa Rica, du Nicaragua, de la Colombie et de l’Équateur se sont réunis au Costa Rica pour la rencontre de « Défense des semences et du maïs ». Ils ont échangé et programmé des actions pour s’opposer à la mainmise croissante des multinationales sur les semences et le matériel de plantation par le biais de lois portant entre autres sur la propriété intellectuelle et la commercialisation. Les participants à la réunion ont notamment dénoncé les accords de libre-échange et les lois UPOV, qu’ils considèrent comme une menace grave envers leurs communautés.

Asie : des décennies de lutte contre l’UPOV

À l’autre bout du monde, les Thaïlandais·es se battent depuis le milieu des années 1990 pour empêcher leur pays d’adhérer à l’UPOV. Les communautés rurales, qui comptent un tiers de petit·es exploitant·es agricoles, restent une source importante de semences agricoles. Le pays dispose également d’une communauté de sélectionneurs de semences et d’entreprises semencières locales florissantes. Cependant, en 2017, sous la pression de l’Union européenne et de l’Accord de partenariat transpacifique, qui imposent l’UPOV, le gouvernement thaïlandais a discrètement proposé un amendement à la loi sur les semences de 1999 pour l’aligner sur l’UPOV 91. Cette tentative a rencontré une forte opposition de la part de divers secteurs, qui ont ouvertement contesté le projet du gouvernement, le forçant finalement à faire marche arrière. Des organisations telles que BioThai et le réseau de l’agriculture alternative (AAN) ont fait valoir que l’amendement aurait renforcé le monopole des sociétés semencières internationales, ainsi que celui de la multinationale thaïlandaise Charoen Pokphand.

Une situation similaire peut être observée en Indonésie, où le monde agricole lutte contre des lois restrictives sur les semences, similaires à celles de l’UPOV. Ces lois ont été utilisées par une filiale locale de Charoen Pokphand, PT BISI. L’entreprise a accusé plusieurs exploitants de violation de leur propriété intellectuelle sur des semences. Après avoir été jugés coupables, les personnes concernées ont été condamnées à six mois de prison avec sursis. Un agriculteur a été emprisonné pendant un mois et tous se sont vus interdire de planter leurs propres semences pendant un an. Ces cas mettent en évidence un message inquiétant : « Achetez vos semences auprès des sociétés semencières, sinon… »

La ratification par l’Indonésie de l’accord de libre-échange avec l’AELE (Islande, Norvège, Suisse et Liechtenstein) a déclenché un processus d’évaluation de la part de l’organisme national de protection des obtentions végétales en vue de son adhésion à l’UPOV 1991. Cette situation a suscité l’inquiétude des organisations agricoles et, plus largement, des mouvements sociaux, qui se sont mobilisés pour faire pression sur le gouvernement, notamment en sollicitant l’intervention du rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri. En réponse, en février 2024, la mission permanente de l’Indonésie auprès de l’OMC et des organisations des Nations Unies à Genève a publié une déclaration confirmant que le pays n’adhérerait pas à l’UPOV 1991. Il s’agit d’une victoire importante pour le monde paysan et les mouvements de la société civile du pays, qui résistent à la privatisation des semences depuis plus de vingt ans.

Cependant, le combat n’est pas gagné d’avance. Le Vietnam a rejoint l’UPOV en 2006, alors que l’État contrôlait la quasi-totalité de la sélection végétale du pays. À cette époque, des centaines de « clubs de semences » gérés par des paysan·nes étaient actifs dans le delta du Mékong, et seulement 3,5 % des semences de riz utilisées par les paysans provenaient du système officiel. En l’espace de dix ans, le secteur semencier au Vietnam a connu une forte concentration, avec huit entreprises – pour la plupart des géants mondiaux comme Syngenta, Monsanto et le japonais Sakata – contrôlant 80 % du marché. Bien qu’il soit difficile de remettre en cause la nouvelle loi sur les semences, qui respecte les directives de l’UPOV, les agriculteurs et agricultrices autochtones, en particulier dans les zones de montagnes, continuent de pratiquer des méthodes agricoles traditionnelles. Ces pratiques leur offrent une plus grande liberté d’utilisation, de conservation et d’échange de semences, par rapport aux exploitations des basses terres qui dépendent davantage des variétés industrielles.

Une lutte mondiale contre la privatisation des semences et l’UPOV

S’appuyant sur des décennies de résistance à la privatisation des semences et à l’UPOV, et marquant le 60e anniversaire de l’UPOV le 2 décembre 2021, des centaines de groupes agricoles et d’organisations de la société civile du monde entier se sont réunis pour s’opposer à l’accaparement des systèmes semenciers par les grandes entreprises. Ils appellent au démantèlement de l’UPOV et dénoncent 60 ans de restrictions à la liberté de conserver, de sélectionner, de partager et de distribuer des semences – des restrictions qui fragilisent la diversité des systèmes semenciers gérés par les paysan·nes et nécessaires pour faire face aux crises climatiques et alimentaires. Ensemble, ces groupes s’opposent aux lois nationales et internationales sur la propriété intellectuelle telles que l’UPOV, ainsi qu’aux réglementations sur la commercialisation des semences qui privent les populations de leurs ressources et de leurs connaissances.

Cet appel se poursuit sous la forme d’une campagne visant à mettre fin à l’UPOV et aux lois semencières similaires qui menacent les semences paysannes. Il vise à intensifier l’action, à renforcer les échanges d’informations et à se mobiliser pour empêcher la propagation des lois qui privatisent les semences. Alors que nous sommes confronté·es à une croisade politique et technocratique coordonnée qui vise à imposer des lois et des réglementations uniformes et rigides en faveur de l’agro-industrie, il est crucial que les agriculteurs et agricultrices des zones rurales et urbaines, les communautés autochtones et la société civile s’unissent et renforcent le mouvement contre les régimes de propriété intellectuelle tels que l’UPOV.

Photo en vedette : Des hommes et des femmes récoltent le teff, céréale éthiopienne de première nécessité, dans un champ au bord de la route entre Axum et Adwa, dans le nord de l’Éthiopie. A. Davey/Flickr

*

GRAIN est une petite organisation internationale à but non lucratif qui soutient la lutte des paysannes, des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité.


- Source : GRAIN

Cela peut vous intéresser

Commentaires

Envoyer votre commentaire avec :



Fermé

Recherche
Vous aimez notre site ?
(230 K)
Derniers Articles
Articles les plus lus
Loading...
Loading...
Loading...