L’hommage de Norman Finkelstein aux étudiants mobilisés pour Gaza
« Ce que vous faites, ce que vous avez réalisé, et le fait que vous mettiez votre avenir en jeu est très émouvant. Beaucoup d’entre vous viennent de milieux défavorisés où il a fallu se battre pour arriver là, à l’université de Columbia. Je respecte le courage, l’incroyable conviction et la ténacité de votre génération, qui à bien des égards est plus impressionnante que la mienne ».
Le 21 avril, Norman Finkelstein, fils de survivants d’Auschwitz et du ghetto de Varsovie, et autorité mondiale sur le conflit israélo-palestinien, est allé soutenir les étudiants de l’Université de Columbia (New York) qui manifestent contre la guerre génocidaire à Gaza. Son intervention et celles des étudiants sont très intéressantes et révélatrices de la polarisation qui se joue dans l’opinion publique occidentale depuis le 7 octobre : bien que le Professeur Finkelstein ait lui-même été banni de toutes les universités américaines pour son soutien à la cause palestinienne, une partie de la jeunesse actuelle va au-delà de ses positions.
Si elle est dénigrée comme « politisée » (le mot de Macron au sujet des étudiants de… Sciences Po !) voire « radicalisée » (sans parler des accusations éculées d’antisémitisme et de l’intimidation policière et judiciaire qui va avec, la répression étant en fin de compte le seul « argument »), cette jeunesse est peut-être tout simplement engagée, car se dresser contre le discours politico-médiatique dominant à l’heure du génocide télévisé de Gaza est un acte indispensable d’humanité, et lucide, la solution illusoire à deux Etats étant largement décriée, jusqu’au cœur même de l’ONU. Le directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Craig Mokhiber, le soulignait dans sa Lettre de démission : « Le mantra de la ‘solution à deux États’ est devenu une plaisanterie ouverte dans les couloirs de l’ONU, à la fois pour son impossibilité absolue dans les faits [du fait de la colonisation israélienne qui a sciemment déchiqueté la continuité territoriale des territoires palestiniens] et pour son incapacité totale à tenir compte des droits de l’homme inaliénables du peuple palestinien [notamment le droit au retour de millions de Palestiniens, descendants des victimes du nettoyage ethnique de 1948 et de 1967 que le gouvernement fasciste de Netanyahou souhaite parachever] ».
Aux Etats-Unis mêmes, des sondages d’opinion révèlent qu’une partie de la population de plus en plus large soutient la Libération complète de la Palestine, qu’exprime le slogan décolonial critiqué par Norman Finkelstein (« Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre »). Bruno Drweski résumait la situation en ces termes : « L’opinion bascule, et la solution à deux Etats commence à prendre l’eau dans le monde entier. La critique et la dénonciation du Hamas sont fallacieuses, car il y a 12 organisations de Résistance palestinienne qui fonctionnent ensemble, parmi lesquelles deux organisations marxistes-léninistes et des organisations laïques, qui se battent main dans la main aux côtés du Hamas. Que ça plaise ou non, il faut le savoir. On n’est plus dans le discours ‘Hamas, Hamas, Hamas…’ Ca c’était en novembre. Essayons de voir plus loin ».
Le slogan ci-dessus brandi à Columbia, affirmant « Quiconque est solidaire de nos cadavres mais pas de nos roquettes est un hypocrite et n’est pas des nôtres. » Jusqu’à la Victoire !, est représentatif de l’état d’esprit d’un grand nombre d’étudiants de bien des Universités occidentales, qui rappellent que le droit à la résistance armée d’un peuple colonisé est reconnu par le droit international, et que la Cour Internationale de Justice nie à une puissance occupante un quelconque « droit » à la « légitime défense ». Malheureusement, ces vérités élémentaires restent largement mises de côté, y compris par des organisations historiquement internationalistes comme la CGT, dont certains responsables nient au peuple palestinien le droit de se libérer par les armes que lui accordent les Conventions internationales, ce que dénonce cette pétition.
Intervention de Norman Finkelstein à l’université de Columbia
Traduit par Alain Marshal depuis Youtube
Norman Finkelstein : Merci de m’avoir invité. Je suis heureux d’être ici. Je ne suis pas vraiment un orateur de rallye (capable de galvaniser les foules), je ne suis pas comme mon ami Cornel West ; je suis plutôt un orateur de séminaire universitaire. Je n’ai donc pas l’intention de faire un discours d’encouragement. En fait, je voudrais simplement faire quelques commentaires basiques et ensuite, je l’espère, entendre ce que vous avez à dire. J’imagine que certains d’entre vous, voire la majorité, connaissent mes opinions, et si vous souhaitez me poser des questions sur l’une d’entre elles, je pense que c’est l’occasion pour nous d’avoir un dialogue substantiel et productif.
Je n’ai pas d’autre connaissance de la situation à Columbia que celle que l’on peut avoir en lisant les journaux, et j’ai regardé le témoignage de la présidente Nemat Shafik durant son audition au Congrès. Je sais donc ce qu’elle a dit. Évidemment, ce fut une déception. Je pense pour ma part qu’elle s’est retrouvée dans une situation totalement impossible. Je ne cherche pas à excuser ce qu’elle a dit, mais je ne sais pas comment elle aurait pu s’en tirer dans cette situation. C’était, à mon avis, une situation impossible, même si je reconnais que ce qu’elle avait à dire était tout à fait inacceptable. On pourrait également dire que c’était lâche et qu’elle avait certainement une obligation minimale, une obligation minimale de défendre le principe de la liberté académique et qu’elle ne l’a pas fait. Un commentateur a souligné que les deux mots que l’on n’entendait jamais au cours de cet interrogatoire étaient « liberté académique », et le fait qu’elle ait choisi de ne pas aller dans ce sens était, à mon avis, tout à fait inacceptable.
En ce qui concerne votre mouvement lui-même, je ne veux pas prétendre à une quelconque expertise, et je dois toujours faire attention à ne pas paraître condescendant, donneur de leçons, ou à jouer les « vieux sages » sur ces questions. Je dirais simplement, sur la base de mon expérience, que les éléments les plus importants d’un mouvement quelconque sont l’organisation, le leadership et le fait d’avoir à l’esprit des objectifs clairs. Et avoir des objectifs clairs signifie essentiellement deux choses. D’une part, des slogans qui vont unir et non diviser. Dans ma jeunesse, quand j’avais à peu près votre âge, ou plutôt exactement votre âge, j’étais ce qu’on appelait à l’époque un maoïste, un partisan du président chinois Mao. L’un de ses slogans les plus connus était « Unir le plus grand nombre pour vaincre le plus petit nombre ». Cela signifie qu’à tout moment d’une lutte politique, vous devez déterminer comment unir le plus grand nombre et isoler la minorité en ayant un objectif clair à l’esprit. Il est évident que vous ne voulez pas unir le plus grand nombre pour un but qui n’est pas le vôtre. Vous devez donc déterminer, en gardant votre objectif à l’esprit, quel est le slogan qui fonctionnera le mieux pour unir le plus grand nombre et vaincre le plus petit nombre.
J’ai été heureux de constater que le mouvement dans son ensemble, peu après le 7 octobre, a spontanément, intuitivement, saisi, à mon avis, le bon slogan, et ce slogan était « Cessez-le-feu immédiat ». Rétrospectivement, certains d’entre vous pourraient se demander ce qu’il y avait de si brillant dans ce slogan. N’était-il pas évident ? Mais en fait, les slogans politiques ne sont jamais évidents. Il y a toutes sortes d’itinéraires, de voies et de chemins que les gens peuvent emprunter et qui peuvent être, à mon avis, très destructeurs pour le mouvement. Il me semble qu’il ne s’agissait pas d’une décision émanant d’en haut, mais d’une intuition spontanée de la part des manifestants. Le bon slogan en ce moment est « Cessez-le-feu immédiat ».
Je dirais également qu’à mon avis… J’essaie de parler de choses concrètes, pas de faire de la haute théorie. À mon avis, les slogans doivent être aussi clairs que possible, ne laissant aucune place à l’ambiguïté et à la mauvaise interprétation, une mauvaise interprétation qui est exploitée pour discréditer un mouvement. Ainsi, si vous prenez l’histoire des luttes, il y a eu le célèbre slogan qui remonte déjà à la fin des années 1800, la « Journée de travail de 8 heures ». C’était un slogan clair : nous voulons une journée de travail de 8 heures. Et plus récemment, dans votre propre mémoire, malgré toutes les déceptions, à mon avis, de la candidature de Bernie Sanders, je crois que l’un des génies de sa candidature, malgré toutes les déceptions, était qu’il avait 40 à 50 ans d’expérience de la gauche et de la politique [et qu’il a su trouver les bons slogans]. Vous vous demandez peut-être ce qu’il y a de si intelligent dans ces slogans. C’étaient de très bons slogans. Il savait qu’il pouvait atteindre, pour reprendre le concept du président Mao, la perspicacité politique du président Mao, il savait qu’il pouvait atteindre 80 % des Américains avec ces slogans. Ces slogans allaient trouver un écho auprès de 80 % du peuple américain. Il savait que « Abolir la dette étudiante », « Gratuité des frais de scolarité à l’université », tout cela trouverait un écho auprès d’une grande partie de son électorat potentiel. Il n’est pas allé au-delà de ce qui était possible à ce moment précis. Il n’est pas allé au-delà. Mais je pense qu’il a atteint ce que l’on pourrait appeler la limite politique, la limite à ce moment-là de sa candidature, c’est-à-dire à peu près : « L’emploi pour tous », « Programme de travaux publics », « New Deal vert », « Système de santé pour tous », « Abolir la dette étudiante » et « Gratuité des frais de scolarité à l’université ». C’étaient les bons slogans. Et comme je l’ai dit, cela peut sembler banal, mais ça ne l’est pas. Il faut beaucoup de travail et une grande sensibilité à l’électorat que vous essayez d’atteindre pour trouver les bons slogans.
J’ai mon propre point de vue, et je vais m’arrêter sur ce point. Je pense que certains des slogans du mouvement actuel ne fonctionnent pas parce qu’ils laissent, à mon avis… Mais c’est à vous que l’avenir appartient, pas à moi. Et je suis un fervent partisan de la démocratie avec une petite [inaudible]. C’est à vous de décider, mais à mon avis, vous devez choisir des slogans A/ qui ne sont pas ambigus, qui ne laissent aucune marge de manœuvre pour une mauvaise interprétation et B/ qui ont la plus grande probabilité, à un moment politique donné, d’atteindre le plus grand nombre de personnes. C’est mon… Je ne veux pas parler de conseils, car je ne suis pas là pour en donner. C’est mon expérience politique et, à ce stade, je suis heureux de vous entendre et d’obtenir quelques éclaircissements (de première main) sur ce qui se passe actuellement à l’université de Columbia, puisque, comme je l’ai dit, tout a été formulé à travers les médias, à l’exception des auditions, que j’ai suivies du début à la fin. Je vous remercie. [Applaudissements]
[Question d’une étudiante] Je voulais juste vous demander, parmi tous nos slogans, quel est celui qui vous a le plus marqué et qui, selon vous, trouve un écho chez de nombreuses personnes ?
Norman Finkelstein : Évidemment, comme je l’ai dit, je pense que le slogan « Cessez-le-feu immédiat » est le plus important. Je dirais que sur un campus universitaire, ce slogan devrait être jumelé avec celui de la « Liberté d’expression » (Free speech), qui trouve un écho sur un campus universitaire. Donc, si j’étais dans votre situation, je dirais : « Free Gaza, Free speech ». Ce devrait être le slogan, car je pense que sur un campus universitaire, les gens ont vraiment du mal à défendre la répression de la parole. Maintenant, je reconnais que ces dernières années, en raison de l’émergence de l’atmosphère des politiques d’identités [de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc.] et de cancel culture (culture de l’annulation) sur les campus universitaires, toute la question de la liberté d’expression et de la liberté académique a été sérieusement, disons-le, obscurcie par ce mouvement. Je me suis opposé à toute restriction de la liberté d’expression et à la cancel culture découlant des politiques d’identité, ce au nom de la préservation de la liberté d’expression. Et je dirai simplement, non pas par orgueil ou égoïsme ou pour dire « Je vous l’avais bien dit », mais simplement comme un fait, que dans le dernier livre que j’ai écrit [Je brûlerai ce pont quand j’y arriverai ! Réflexions hérétiques sur les politiques d’identité, la cancel culture et la liberté académique] j’ai explicitement dit que si vous utilisez la norme des sentiments blessés pour étouffer ou réprimer la liberté d’expression, lorsque les Palestiniens protestent contre ceci, cela ou autre chose, les Israéliens n’auront qu’à utiliser l’argument de leurs sentiments blessés, de leurs émotions douloureuses (pour censurer les discours pro-palestiniens), et tout ce langage et ce vocabulaire qui se retournent si facilement contre ceux qui les ont initiés au nom de leur propre cause. C’était un désastre à venir. J’ai écrit à ce sujet parce que je savais ce qui allait se passer, même si je n’aurais évidemment pas pu prédire l’ampleur de la situation après le 7 octobre, mais ce qui allait se passer était parfaitement évident.
À mon avis, l’arme la plus puissante dont vous disposez est celle de la vérité et de la justice, et vous ne devriez jamais créer une situation où vous pourriez être réduits au silence (et discrédités) sur la base de sentiments et d’émotions. Si vous lisez, si vous écoutez les remarques de la présidente de Columbia Nemat Shafik au Congrès, il n’était question que de sentiments blessés, de sentiments de peur [qu’auraient certains étudiants juifs de Columbia face aux manifestants pro-palestiniens]. Ce langage a complètement corrompu la notion de liberté d’expression et de liberté académique. Vous avez maintenant cette expérience, et j’espère qu’à l’avenir, ce langage et ces concepts seront écartés d’un mouvement qui se disait appartenir, si je peux utiliser cette expression, à une tradition de gauche. C’est une catastrophe totale lorsque ce type de langage (« woke ») s’infiltre dans ce qui est, vous savez, vous pouvez l’appeler, je déteste l’expression, mais « discours de gauche ». Lorsque ce langage s’infiltre, c’est, à mon avis, une catastrophe, comme vous le voyez aujourd’hui.
Je vais être franc avec vous, je ne suis pas d’accord avec l’un de vos slogans, « From the River to the Sea, Palestine will be free » (Du fleuve [Jourdain] à la Mer [Méditerrannée], la Palestine sera libre). Je ne prétends pas à l’infaillibilité, mais j’affirme simplement, sur la base de ma longue expérience en politique, que je ne suis pas d’accord avec ce slogan. Il est très facile de l’amender et de dire simplement « Du fleuve à la mer, les Palestiniens seront libres », et ce simple amendement, ce petit amendement, réduit considérablement la possibilité d’être mal interprété de manière malhonnête et manipulatrice.
Mais lorsque j’entends (Nemat Shafik et d’autres) prétendre que ce slogan provoquerait la douleur, l’angoisse, la peur (chez certains étudiants juifs), je me pose une question simple : qu’en est-il du slogan (des pro-israéliens), « Nous soutenons les FDI (Tsahal) » ? Qu’est-ce que cela signifie ? Les Forces de Défense Israéliennes sont une armée génocidaire. Pourquoi peut-on soutenir publiquement ce qui est, du moins en ce moment, un État et une armée génocidaires ? D’accord, le langage ne semble pas aussi provocateur dans le slogan « Nous soutenons les FDI », mais le contenu, le contenu est 10 000 fois plus offensant et scandaleux pour tout esprit et cœur civilisé que le slogan « Du fleuve à la mer ». La seule raison pour laquelle ce slogan suscite un débat, même si je ne suis pas d’accord avec le slogan – mais c’est est une question distincte – c’est parce que nous avons légitimé l’idée que les sentiments blessés justifient de restreindre la liberté d’expression. Pour moi, cela est totalement inacceptable et étranger à la culture de la liberté académique. Certains pourraient rejeter cela comme une notion bourgeoise ou socialement construite, mais je ne suis pas d’accord. Les défenses les plus convaincantes de la liberté d’expression viennent de personnes comme Rosa Luxemburg, une révolutionnaire remarquable qui n’aurait jamais accepté de compromettre ce principe.
La liberté d’expression est cruciale pour deux raisons : premièrement, aucun mouvement radical ne peut progresser s’il n’est pas clair sur ses objectifs et sur ce qu’il pourrait faire de mal. Tout le monde commet des erreurs, il faut constamment rectifier le tir et, à moins d’avoir la liberté d’expression, on ne sait pas ce que l’on fait de mal. Deuxièmement, la vérité n’est pas un ennemi. La vérité n’est pas une ennemie à mes yeux, elle n’est pas une ennemie pour les peuples opprimés, et elle n’est certainement pas une ennemie pour la population de Gaza. Nous devrions donc maximiser notre engagement en faveur de la liberté d’expression afin de maximiser la diffusion de ce qui est vrai sur ce qui se passe à Gaza, et ne permettre aucune excuse pour réprimer cette vérité. C’est ainsi que je vois les choses. [Applaudissements]
[Question d’une étudiante] Pour reprendre ce que vous venez de dire, les termes ne sortent pas de nulle part et les phrases et les significations évoluent avec le temps, n’est-ce pas ? Quand j’étais en première année ici, lors du référendum sur le mouvement BDS, on scandait déjà le slogan « Du fleuve à la mer », et ce n’était pas pénalisé ou criminalisé, et c’était compris pour ce que c’était : cette phrase était comprise comme une déclaration expressive qui suscite l’émotion et qui a une signification profonde pour une communauté, et elle est également utile pour protester maintenant, c’est en quelque sorte l’aspect humain de la chose. J’ai l’impression que si nous nous concentrons tout le temps sur la communication d’un message politiquement correct au gouvernement des États-Unis, ce qui, franchement, est peine perdue, nous réprimons intrinsèquement l’aspect humain et émotionnel de la protestation. Alors, je ne sais pas, pourquoi pensez-vous que « Libérer (toute) la Palestine » n’est pas un slogan adapté ? « Libérer la Palestine » est assez simple, et les gens qui sont éduqués sur le sujet et qui croient en cette cause comprennent ce que cela signifie. Cela signifie décoloniser, libérer, ne pas rejeter la faute sur les gens qui n’ont rien fait… Ma question est la suivante : ne pensez-vous pas que conditionner le discours de cette manière en bannissant ces slogans, même s’ils ont une signification et un pouvoir pour la communauté qui se bat pour ses propres droits, ne déshumanise pas toute la lutte ? Cela ne devrait-il pas aussi faire partie du discours des étudiants ? [Applaudissements]
Norman Finkelstein : Je suis heureux qu’on me remette en cause ; je pense que c’est une chose utile. Et je n’aime pas être complaisant (ce qui m’amènerait à dire ce que vous voulez entendre). Vous faites 10 000 choses bien, et ce que vous avez réalisé, ce que vous avez accompli, et le fait que beaucoup d’entre vous mettent leur avenir en jeu, c’est profondément émouvant et très impressionnant. Je me souviens du mouvement anti-guerre du Vietnam, c’était évidemment une autre époque, et je me souviens qu’il y avait des jeunes qui voulaient aller à l’école de médecine, et si vous vous faisiez arrêter (dans ces manifestations), vous n’alliez pas à l’école de médecine une fois que vous aviez cela sur votre casier. Et je me souviens que de nombreuses personnes ont dû choisir entre se faire arrêter pour la cause, et la cause n’était pas abstraite : à la fin de la guerre du Viêt Nam, on estime —uniquement pour les Vietnamiens, nous laisserons de côté les Laotiens et les Cambodgiens— qu’entre 2 et 3 millions de Vietnamiens avaient été tués. C’était un spectacle d’horreur qui se déroulait tous les jours, et les gens se demandaient s’ils allaient risquer leur avenir. Beaucoup d’entre vous viennent de milieux (défavorisés) où il a fallu se battre pour arriver là où vous êtes aujourd’hui, à l’université de Columbia. Je respecte donc profondément votre courage, votre conviction, et chaque fois que j’ai l’occasion de prendre la parole, je reconnais l’incroyable, vraiment incroyable conviction et ténacité de votre génération, qui à bien des égards est plus impressionnante que la mienne, pour la simple raison que dans ma génération, nous ne pouvons pas nier le fait, je ne crois pas que ce soit le cas dans son ensemble, mais c’est un aspect significatif, un aspect, je ne vais pas dire significatif, c’était un aspect du mouvement anti-guerre, à savoir le fait que l’enrôlement pesait sur un grand nombre de personnes. Il était possible d’obtenir un sursis pour les quatre années d’université, mais une fois ce sursis écoulé, il y avait de fortes chances que l’on soit envoyé au Viêt-Nam et que l’on revienne dans un sac mortuaire. Il y avait donc un élément d’égoïsme, pas dans le mauvais sens du terme, mais un élément, disons, de préoccupation personnelle, alors que vous, les jeunes, vous le faites pour un petit peuple apatride à l’autre bout du monde, et c’est profondément émouvant, profondément impressionnant et profondément inspirant. Et chaque fois que je viens, que je me joins à l’une des manifestations, je suis vraiment, comme je l’ai dit, très ému par l’énergie, la ténacité de votre génération.
Après cette longue introduction, venons-en à la question, qui me ramène à mes remarques initiales. J’ai dit que tout mouvement doit se demander quel est son but, quel est son objectif, ce qu’il essaie de réaliser. Maintenant, comme la jeune femme l’a dit, il y a quelques années, « Du fleuve à la mer » était un slogan du mouvement. Je me souviens que dans les années 1970, l’un des slogans était « Tout le monde devrait savoir que nous soutenons l’OLP », ce qui n’était pas un slogan facile à crier sur la Cinquième Avenue (de New York) dans les années 1970. Je me souviens très bien d’avoir regardé les toits et d’avoir attendu que le sniper m’expédie dans l’éternité, alors que j’étais encore très jeune. Cependant, il y a une très grande différence lorsque vous êtes essentiellement une secte politique et que vous pouvez crier n’importe quel slogan parce qu’il n’a aucune répercussion publique. Vous parlez essentiellement à vous-même, vous installez une table sur le campus, vous distribuez de la documentation pour la Palestine, vous obtenez peut-être cinq personnes intéressées. Il y a une très grande différence entre cette situation et la situation dans laquelle vous vous trouvez aujourd’hui, où vous disposez d’un très grand nombre de personnes que vous pouvez potentiellement et de manière réaliste atteindre. Vous devez donc vous adapter à la nouvelle réalité politique, à savoir qu’un grand nombre de personnes, probablement une majorité, sont potentiellement réceptives à votre message.
Deuxièmement, je comprends tout à fait ce que vous dites, à savoir que parfois un slogan galvanise ceux qui sont impliqués dans le mouvement, et qu’il faut alors trouver le bon équilibre entre l’esprit que vous voulez inspirer à votre mouvement et le public ou l’audience qui ne fait pas partie du mouvement et que vous voulez atteindre. Si vous me dites que je suis un rabat-joie en disant ceci, que si nous modifions un peu le slogan, ce n’est pas aussi amusant, je comprends. Cependant, je crois qu’il faut exercer, non pas dans un sens conservateur, mais dans un sens radical, il faut exercer dans un moment comme celui-ci, ne serait-ce que pour la population de Gaza, une responsabilité maximale, une responsabilité maximale pour sortir de son nombril, pour sortir de son ego, et pour toujours garder à l’esprit la question : qu’essayons-nous d’accomplir à ce moment précis ? C’est mon point de vue.
[Une étudiante prend le micro et crie, reprise en chœur par la foule : « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre »]
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Documentaire sous-titré en français sur Norman Finkelstein
- Source : Le blog d'Alain Marshall