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Jeudi, 28 Mars 2024

Comment la France a sacrifié sa principale usine de masques basée en Bretagne

Auteur : Benoît Collombat | Editeur : Walt | Samedi, 04 Avr. 2020 - 08h33

Il faut lire cet article pour comprendre ce qu’est le capitalisme libéral ou néolibéral, ce qu’est la mondialisation, la concurrence féroce entre pays qui n’ont pas les mêmes niveaux de protection sociale, la désindustrialisation nationale au mépris de toute logique et surtout, surtout, la trahison des élites. De nos élites.

Puissent les Français comprendre ce qui leur arrive aujourd’hui et pourquoi, pour ne plus jamais faire confiance à cette bande de voleurs, de menteurs et de dangereux malfaiteurs qui finissent toujours par devenir des assassins. Mais on a un doute... (La Rédaction d’E&R)

Alors que la France manque cruellement de masques face à l’épidémie de coronavirus, une entreprise française, installée en Bretagne, qui pouvait en fabriquer jusqu’à 200 millions par an, a fermé en 2018 après avoir été rachetée par un groupe américain. Qui est responsable de ce fiasco ? La cellule investigation de Radio France a enquêté.

« Pour eux, on est un peu comme des pions sur un jeu de Monopoly ». Antoine est un « ancien » de l’usine de Plaintel, dans les Côtes-d’Armor. Depuis les années 90, il a vu passer plusieurs repreneurs de l’usine bretonne spécialisée dans la fabrication des masques respiratoires, notamment les fameux masques FFP2 indispensables au personnel médical. Il a connu le boom de l’entreprise au moment de la grippe H1N1, en 2009, lorsque l’usine fonctionnait « 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 » avec « huit machines, dont cinq supplémentaires », raconte-t-il. Une capacité de production multipliée par cinq et 300 employés pour fabriquer des masques pour la France entière.

En pleine pandémie de coronavirus, et alors que la France manque actuellement cruellement de masques pour protéger les personnels soignants notamment mais aussi tous ceux qui continuent de travailler au contact du public, cette entreprise française, installée en Bretagne et qui pouvait en fabriquer jusqu’à 200 millions par an, a fermé en 2018 après avoir été rachetée par un groupe américain.

« En 2005, j’avais signé un protocole d’accord avec le ministre de la Santé, Xavier Bertrand, explique Roland Fangeat, ancien président de la division respiratoire du groupe Bacou-Dalloz, propriétaire de l’usine de Plaintel à l’époque. Nous nous engagions à garantir une production d’au moins 180 millions de masques par an. Le groupe a investi plus de près de neuf millions d’euros sur le site de Plaintel pour financer notamment une extension. Nous avions une capacité de production de 220 millions de masques par an, quatre millions par semaine, en cas de crise ».

L’État s’engage, avant de se retirer

Dans ce protocole d’accord, dont la cellule investigation de Radio France révèle l’existence, « l’État s’engage à commander à l’entreprise » plusieurs millions de masques chaque année. « L’État assurera le renouvellement de son stock arrivé à péremption », prévoit l’article 11 de cet accord. Une ligne de conduite alors suivie par l’État, malgré certains retards dans les commandes, comme le montre ce courrier du 14 juin 2006 de Dominique de Villepin : « Je tiens à vous assurer que l’État continuera à respecter ses engagements, en termes de quantité comme de calendrier », écrit le Premier ministre de Jacques Chirac.

« De janvier 2009 à septembre 2010, nous avons livré 160 millions de masques FFP2 à l’État. Et puis il y a eu un désengagement de l’État. La chute des commandes a été catastrophique pour l’usine de Plaintel ». (Roland Fangeat, ancien propriétaire de l’usine de Plaintel)

En 2010, le géant américain Honeywell rachète le groupe Sperian (le nouveau nom de Bacou-Dalloz) alors propriétaire de l’usine de Plaintel qui compte encore 140 salariés.

Licenciements, délocalisation et fermeture

« Lorsque les Américains arrivent à Plaintel, ils nous expliquent qu’Honeywell est une chance pour nous et que nous allons “intégrer” un groupe mondial avec des “valeurs” et une force de frappe commerciale importante », témoigne Damien, ancien employé de l’usine de Plaintel. Pourtant, dès 2011, le groupe annonce 43 suppressions d’emplois. Les plans de licenciement s’enchaînent, le chômage partiel devient la règle. À l’été 2018, les 38 derniers salariés de l’entreprise sont finalement licenciés pour des motifs « économiques ».

La production de masques est délocalisée sur un site déjà existant (créé dans les années 90) à Nabeul, en Tunisie. En septembre 2018, l’usine de Plaintel ferme ses portes. Un mois plus tard, les chaînes de production sont détruites. Alexandre, lui aussi un ancien salarié, se souvient :

« Lorsque je suis sorti pour ma pause-déjeuner, j’ai vu un semi-remorque embarquer un morceau de nos lignes de production qui mesuraient entre 50 et 60 mètres de long. Tout est parti chez le ferrailleur pour être détruit. J’étais vraiment choqué. J’avais l’impression de voir un corbillard chercher le corps d’un mort. C’est un peu à l’image de ce qui nous est arrivé au sein de l’entreprise ».

[...]

Lors de sa fermeture, l’entreprise ne produisait plus que huit millions de masques par an.

Le silence de l’État

À l’été 2018, les élus du personnel, à la demande des salariés, tentent d’interpeller par mail le président de la République. Ils expliquent au chef de l’État que l’usine de Plaintel est « une entreprise d’utilité publique » dont l’actionnaire américain a tout fait pour la rendre « largement déficitaire » tout en « absorbant massivement les deniers publics ».

« Nous sollicitons votre aide pour intercéder en notre faveur auprès des dirigeants du groupe » concernant « des indemnités de licenciement dont le niveau se situe très largement au deçà de ce qui se pratique habituellement chez Honeywell, en Europe de l’Ouest », peut-on encore lire dans ce courrier adressé à l’Élysée.

Le 24 juillet 2018, le chef de cabinet de l’Élysée lui répond qu’il prend « bonne note » de ce courrier qu’il transmet au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire. Le 7 août 2018, le chef de cabinet de Bruno Le Maire répond à son tour que « le ministre a pris bonne note des éléments (…) communiqués et a demandé à la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprise et à la direction générale des entreprises de faire le point sur ce dossier. Vous serez directement informé de la suite qui pourra lui être réservé », explique le ministère de l’Économie. « Je n’ai eu aucune nouvelle… », témoigne auprès de la cellule investigation de Radio France l’un des salariés à l’origine de l’envoi de ce courrier.

Contactée, la présidence de la République ne fait aucun commentaire. « C’est le temps de l’unité, pas de la polémique », souffle un proche de l’Élysée. Du côté du ministère de l’Économie, on assure « ne pas avoir eu les moyens d’empêcher une fermeture d’usine dans un secteur qui n’était pas alors considéré comme stratégique ».

[...]

« C’est la logique du marché qui a prévalu. Fabriquer des masques à un moindre coût en Chine ou en Tunisie paraissait sensé pour nos responsables politiques et économiques. On voit bien aujourd’hui que c’est totalement absurde ! » (Serge Le Quéau, du syndicat Solidaires)

« Personne n’a rien fait lorsque notre usine a fermé », témoigne encore Coralie, l’une des 38 personnes licenciées.

« C’est révoltant. On a eu l’impression qu’on nous laissait tomber. Quand je vois ce qui se passe en ce moment avec l’épidémie de coronavirus, je me dis que je devrais être en train de fabriquer des masques… »

De l’artisanat à la mondialisation

« C’est une belle histoire industrielle qui se termine par un beau gâchis », commente, un brin désabusé, l’ancien maire de Plaintel, Joseph Le Vée. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter à 1964, lorsque le Français Louis Giffard reprend l’activité de fabrication de chapeaux pour dames de son père. Le secteur est alors en déclin. Un an plus tard, Louis Giffard se lance donc dans la production de masques anti-poussières. En 1971, il crée une société anonyme à Saint-Brieuc (baptisée FILGIF puis GIFFARD) et tente de s’inspirer de ce qui se passe aux États-Unis avec la société 3M qui écrase le marché. Dans les années 80, Louis Giffard quitte ses locaux à Saint-Brieuc pour s’installer à Plaintel.

« C’est l’époque où on commence à s’occuper plus sérieusement de la santé des salariés, explique l’ancien directeur général du site de Plaintel, Jean-Jacques Fuan. Il y a un essor important de ce qu’on a appelé les EPI, les équipements de protection individuelle. Mais la manière de produire des masques de Louis Giffard est assez artisanale. Elle entraîne jusqu’à 30 % de rebut ».

Après la mort de Louis Giffard, l’entreprise est vendue au groupe suédois Bilsom, en 1986. Elle est rachetée par le groupe français Dalloz en 1993 qui devient le groupe Bacou-Dalloz en 2001 (rebaptisé Sperian en 2003).

La production s’automatise et les normes se développent.

« Nous vendions des masques dans le monde entier, se souvient Jean-Jacques Fuan, en Allemagne, en Angleterre, en Suède, à Taïwan, au Japon, en Amérique du Sud, aux États-Unis… Lorsque je suis devenu directeur industriel du groupe en 2003, j’ai été chargé d’harmoniser les pratiques des 48 sites de production en Europe et en Afrique. Mon rôle a consisté à rationaliser les fabrications du groupe pour faire des économies d’échelle ».

[...]

« Pourtant, nous avions potentiellement une forte capacité de production pour le secteur hospitalier. Nous avons pressé la direction du siège français d’envoyer des commerciaux auprès du monde médical pour nous ramener un chiffre d’affaires. Mais on nous a répondu que ce n’était pas possible, que notre cible était l’industrie… pas le secteur hospitalier ». (Antoine, un ancien employé de l’usine de Paintel)

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- Source : France Info

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